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La robe de chambre, uniforme national

par Kamel Daoud

L'album de famille nationale : au-devant, au milieu, un homme assis. Comme son peuple, mais lui sur une chaise roulante. Le peuple sur sa chaise immobile. Ou sur la tête du plus bête. Puis, à coté, son frère. Assis à côté de l'assis. Sur une chaise flottante. A côté des à-côtés, vers la gauche et la droite, des hommes couchés : Amar Ghoul, Saâdani, Bensalah, quelques ministres de main, des conseillers. Certains couchés par fatigue et amitié, comme l'ancien ambassadeur algérien en France qui vient d'être décoré de la Légion d'honneur française. Des restes d'autrefois, un Medelci pétrifié dans le sourire de la Joconde. Un Belaiz très sourcilleux des trompettes et des fanfares, un Louh toujours juché sur un poteau de légende. D'autres sont adossés au loin, vers l'arrière-plan, discrets mais encore à moitié debout, sur un coude ou une terrasse d'immeuble à Oran : des ministres comme Zerhouni. Entre les deux, Sellal, souriant, ni debout, ni couché mais en tangente attentive et prudente. Puis les hommes qui sont assis entre la chaise qui flotte et la chaise qui roule et qui sont assis sur les couchés : Gaïd Salah, les autres Salah (s) du même métier, les gens puissants, quelques militaires qui ont survécu à la purge, El Hamel, premier de la classe. Déjà discrets, repentis eux aussi, profil bas, priant avec ferveur Dieu et parlant avec componction de l'au-delà. La mode est aux militaires fervents pratiquants, gage de leur capacité d'obéissance et aux policiers qui ne font pas de politique. Puis il y a les gens écrasés, qui s'écrasent eux-mêmes, visant un aplatissement parfait : quelques conseillers à la Présidence qui ont pour métier de conseiller un homme qui n'écoute que ses cheveux et son frère et Salah Gaïd pour le moment.

L'album, avec agrandissement adéquat, permettrait de voir sur le reflet du miroir du fond quelques fantômes : des hommes d'affaires connus par l'inventaire de la rumeur algérienne. Des anciens amis. Un chanteur de Tlemcen. Un cheikh de zaouïa entre Oran et l'ouest. Ni debout, ni couchés, ni aplatis. En incrustés, en ciment de jointure pour la dalle de sol et les mandatures. Puis, en ombre flou artistique, les autres, moi, vous, eux, les suivants, les à venir, les promis et ceux en instance. Epars, éparpillés, bouche ouverte sur le mot ou le pain, opposants usés ou buveurs de café sur la lune de nos ancêtres. L'os est une peine et le muscle une corvée. Déjà qu'un index suffit pour vivre et gouverner pourquoi user le reste du corps ? Tous assis donc au pays, immobilisés, en robe de chambre, en Lacoste, en survêtement. C'est le temps sans temps, la convalescence. On n'a plus rien à faire, on est allongé, le monde « arabe » se soulève, nous on se dépose. On est entassé, on macère et on se dilue comme des feuilles de thé, boisson connue pour sa capacité à immobiliser le temps en le sirotant.

La photo de famille exige l'immobilité absolue pour être une réussite. Et c'est pourquoi personne ne bouge. Pourquoi le faire ? Le mouvement n'apporte rien. Bouger n'est pas la rime du rouget. L'histoire est une corvée. La robe de chambre est désormais un uniforme national. Le survêtement vert ? Une tenue de travail. Assis.