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Sonatrach, entre l'effet Khellil et l'effet Belmokhtar

par Kamel Daoud

L'effet Khellil. L'effet Meziane. L'effet Belmokhtar. L'effet In Aménas. L'effet départs massifs. Sonatrach va mal : on le sait par sa réputation internationale mise à mal par ses rumeurs de couloirs, la grogne de ses travailleurs et la colère des chômeurs qui l'entourent et l'assiègent. Pour ce prochain 24 février, certains demandent sa « renationalisation », d'autres annoncent une grève.

Rencontre dans un café discret d'Oran, dans les nouvelles cités-pétrole de la décennie. Deux cadres de l'un des GNL d'Arzew. Il fallait être discret car Sonatrach est une mère qui n'aime pas l'inquisition des journalistes: le budget de la Com' y est énorme, mais reste cantonné à la culture du publi-reportage et de la revue de groupe. Pour faire part de leurs doléances et de leur monde fermé, les travailleurs de la société mère de l'Algérie et de son pain, usent soit de leurs contacts avec les journaux, soit d'Internet. Le site Khaddamine.com y a désormais le poids d'une véritable plate-forme sociale où on peut lire ce que pensent les travailleurs du sud, ce qui se passe dans ces zones off-shore en plein désert, ce qui se décide et ce qui s'y fait. Le net va là où la presse ne peut pas aller sans escortes, autorisations, contacts et permis. D'ailleurs, c'est sur le net qu'on peut lire le communiqué des délégués des travailleurs du sud annonçant une grève pour le 24 du mois prochain. Les causes ? On y reviendra.

L'effet Belmokhtar. Dans le café, l'un des cadres qui prépare sa retraite, la cinquantaine entamée, nous explique: «cela dure depuis fin janvier: c'est le calvaire pour aller travailler». La raison ? Benmokhtar : son groupe a été décimé à In Aménas, mais l'effet papillon est lourd sur le nord : les mesures de sécurité y ont été poussées aux formules strictes d'un état de siège militaire. Fouilles aux corps des dizaines de milliers des travailleurs des pôles d'Arzew, interdiction d'user des véhicules particuliers, mise à l'écart des sociétés de gardiennage et de sécurité. «Et lorsqu'on compte plus de 30.000 employés, cela donne des heures de retards et un embouteillage monstre». Les travailleurs seront d'ailleurs surpris par les nouvelles mesures «car nous n'avons même pas été informés: le jour J, je suis arrivé avec ma voiture et je me suis vu signifier l'interdiction d'entrer. Je suis revenu chez moi» nous dit Larbi (prénom imaginaire). Lui comme les milliers d'autres. A Arzew, ils sont autant employés de Sonatrach qu'employés des sociétés de sous-traitance qui y assurent chantiers et services. «On doit désormais prendre le bus à partir de chez nous, debout et écrasés les uns contre les autres, descendre au poste de contrôle, y être fouillé puis remonter de l'autre côté du poste. Le problème est que le parc de transport de Sonatrach est insuffisant pour assurer une telle opération et la navette est devenue un calvaire journalier. Quant aux travailleurs sous-traitants dans la zone de GNL3, ils doivent faire les kilomètres à pied».

Les premières semaines se concluront d'ailleurs par un taux d'absentéisme record et des sit-in de travailleurs en colère. Ceux titulaires et ceux assimilés. «Par la suite, les privés ont été autorisés à entrer selon leurs moyens et convenances et nous non» nous dit Ahmed, le cadre sur le point de partir en retraite. «On doit faire presque un kilomètres à pied entre le poste de contrôle et le poste de travail parce que nos voitures sont désormais interdites». Le sujet est d'ailleurs traité sous l'écran de l'émotion «ce ne sont pas nous qui allons faire exploser notre gagne-pain. On nous impose ce que nous n'avons même pas subi durant la décennie 90» après la prise d'otage d'in Aménas. Depuis le 26 janvier dernier, les grèves se suivent à l'entrée des GNL d'Arzew et Sonatrach ne semble pas avoir trouvé la bonne formule entre impératif sécuritaire et obligation de gestion de son personnel et de ses accès. «La direction nous avoue que cela la dépasse et que ce n'est pas elle qui commande» nous affirme Ahmed. Sur place, l'autorité est actuellement dévolue à la police et aux militaires : les anciens agents de sécurité et leurs sociétés sont mis à l'écart. «En attenant». «L'effet In Aménas est donc là: sous l'impératif sécuritaire, «on cherche à oublier nos revendications. Nous, nous allons profiter de cette conjoncture pour faire entendre notre voix. C'est l'occasion ou jamais» nous affirment nos deux interlocuteurs.

L'effet Khellil. «Que va devenir Sonatrach? Khellil nous a laissé un goût amer après son mandat» nous dira un jour un autre cadre de GLN à Arzew. A tort ou à raison, l'ex-ministre semble avoir laissé le souvenir d'une oligarchie régionaliste et d'une véritable maffia familiale dans les esprits. Le scepticisme sera réactivé avec les récentes révélations de journaux italiens et que la presse algérienne reprend, sur les pots-de-vin sur les gros contrats stratégiques et qui voient revenir le nom de l'ex-ministre de l'énergie et de ses intermédiaires favoris. Le monde discret de la méga-entreprise grouille d'anecdotes sur le mandat de l'ex-golden-old-boy devenu Vip international puis Khalifagate en puissance. «Pour le moment, ce qui nous importe ce sont nos salaires et nos carrières» corrige un peu Larbi. «A chaque fois que nos délégués concluent un accord sur nos vieilles revendications, un PDG s'en va et le suivant met l'accord en veilleuse. De Meziane à l'actuel, on n'a eu que des miettes. Dommage que vous ne pouvez pas venir voir dans quelles conditions on travaille. Voir nos salles d'opérations avec des sièges rafistolés au fil de fer et voir le personnel que l'on habille comme des clowns quand il y a des délégations étrangères». Les rumeurs sur un faux-vrai départ de Abd El Hamid Zerguine, ces deux dernières semaines, auront un lourd impact sur les esprits. « On ne croit même plus au démenti de l'intéressé car on sait comment cela se passe. Maintenant, il faut penser à l'avenir» nous murmure Ahmed penché sur son thé. La formule : «celle de la retraite». Les départs en retraite sont désormais massifs dans cette entreprise. Fausse retraite cependant: le retraité quitte Sonatrach «et se fait recruter juste à côté, par une société étrangère installée en Algérie, qui travaille dans la même zone et pour un salaire double ou triple». Les «étrangers» pompent en effet à la louche dans la ressource humaine de Sonatrach depuis une décennie: les Qataris en tête de liste mais aussi les Français et les autres British. «Je fais le même travail qu'un Philippin et il gagne le triple de mon salaire» lance Ahmed presque en colère. «Je dois penser à moi-même puisque personne ne le fait».

Et cette saignée ne semble pas inquiéter les états-majors du groupe: la coupure de communication et de relation est nette entre les travailleurs, un syndicat «unique», l'UGTA, absolument décrédibilisé et les états-majors paralysés par les successions de dossiers, enquêtes et rumeurs. «Personne n'ose acheter un stylo à Sonatrach: tout doit remonter vers Alger et les gens d'Alger tremblent dans leurs pantalons depuis des mois. Personne ne veut prendre la responsabilité ni la décision» nous confirment nos sources. L'effet des enquêtes paralyse la société depuis la chute de Khellil et de l'ex-PDG Mezaine et des siens.     Un chiffre qui fait le buzz sur le net: la production du secteur des hydrocarbures qui enregistre, «une croissance négative depuis 7 ans» et qui «aurait même reculé de 20% depuis 2005». Et c'est l'ex-ministre des Finances, Abd El Latif Benachenhou qui l'aurait affirmé récemment à Alger.

Khaddamine de Sonatrach. Il n'y pas que les chômeurs du Sud qui demandent la «renationalisation» de Sonatrach, perçue comme une société privée sous emprise d'une gestion contrôlée par certains. Il y a aussi les travailleurs. Le mot khaddamine, dans la culture algérienne, a charge de «peine à vivre», un soupçon d'exploités néocoloniaux, une aura de prolétaires face à des exploitants mauvais. C'est peut-être ainsi que les travailleurs de cette société se voient. Le site Khaddamine est donc une véritable mine d'or pour ceux qui veulent un peu s'intéresser à l'univers Sonatrach, ses forums, ses primes, ses attentes et ses rémunérations et ses débats. C'est ici qu'on peut lire la nouvelle plateforme de revendications annonçant la grève du prochain 24 février. «Oui on le sait» nous confirme Larbi. «Mes mais m'ont dit qu'ils demandent maintenant 50% d'augmentation de salaire. Une fois pour toutes» justifie Ahmed, en souriant. On précise d'ailleurs, à l'intitulé du communiqué, que la revendication se fait «sans le partenaire sociale l'UGTA», un syndicat qui ne semble plus contrôler le monde Sonatrach, ni ses grèves et mouvements sociaux depuis des années. Le communiqué est d'ailleurs clos sur une pointe d'humour : «tout le monde est en grève pourquoi pas Sonatrach». L'effet printemps «arabe»? Oui, car s'il n'y a pas eu de révolution en Algérie, il y a eu des augmentations et les travailleurs de «l'Etat dans l'Etat» veulent aussi leur part. Le ton est celui de l'époque des révoltes. Sur la liste, on lira l'essentiel de ce que revendiquent les travailleurs. D'abord, un calcul des primes sur la base du nouveau salaire de base et pas sur l'ancien car là on se fait arnaquer : le salaire de base change mais l'indice des primes est maintenu selon l'ancien salaire» nous affirme Ahmed. La plate-forme exige aussi la dissolution de l'UGTA au sein de Sonatrach. «Syndicat national «dégage» y lit-on. Les travailleurs demandent aussi L'application «du système de rémunération ou retour sur l'ancien système catégoriel. Le calcul de l'ITP, Nuisance et toutes les indemnités sur le salaire de base actuel. Le calcul des IZCV sur le SNMG sur 18 000 DA et non pas sur 15 000 DA.

L'amélioration des conditions de vie sur les bases et chantiers SH (restauration, sport, loisirs ? wifi...). L'augmentation du salaire de base 50 % rappel 2008. La généralisation du système de travail 4x4 pour l'ensemble des travailleurs, en application de la circulaire Réf : snes/sg./n°19/11 du 21-12-2011? L'augmentation des primes (annuelle, PRC / PRC?.). La liste insiste, et à dessein sur la formation et stage pour les travailleurs et le turn-over des responsables (directions/régions) pas «plus de 3 ans dans le poste même structure». On peut aussi y retenir les demandes d'application des circulaires pour les prêts divers, l'augmentation des frais de mission et des primes de risque liés à la sécurité ou au terrorisme. On notera aussi cette demande de «lutte contre le gaspillage - (abus des dépenses aux réceptions - Abus des missions à l'étranger?.).

La liste des revendications semble être toutefois encore ouverte à l'enrichissement comme on peut le lire sur le site des concernés. Effet Internet et Facebook oblige, là où autrefois l'UGTA avait l'absolu monopole. Exagéré ? «A peine, si on calcule que sur un simple contrat certains peuvent s'offrir 200 millions de dollars de pots-de-vin» nous dit un cadre. Indice majeur sur le mal-être Sonatrach depuis une décennie. L'entreprise la plus sérieuse d'Algérie aura beaucoup de mal à restaurer son image : à l'internationale ou auprès de ses Khaddamine.