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L'Algérie, la France et la Méditerranée

par A. Benelhadj

Entre la France et l'Algérie, si chacun a fait son deuil d'un «traité amicalement stratégique», personne ne peut nier le caractère cardinal de leurs relations. Regardons les cartes de géographie et constatons l'évidence : il n'y a pas d'Europe sans la France, pas de Maghreb sans l'Algérie et pas de Méditerranée occidentale sans l'axe Paris/Alger. Le couple algéro-français, précisément en raison de ses controverses historiques peut être demain le garant de la stabilité et de la prospérité de la région, le pivot de relations pacifiques Est-Ouest et Nord-Sud. Pour peu que le couple et leurs partenaires en Europe et au Maghreb veuillent bien en convenir. Pour peu que l'environnement international y contribue.

Il n'est pas un observateur attentif aux relations euro-maghrébines qui n'en souligne la complexité et les difficultés. L'Algérie et la France forment indiscutablement, en vertu de leur position géographique et de leur passé, une pierre de touche, un pilier de cet ensemble régional. Aussi, questionner leurs relations c'est toucher à ce qui demain peut constituer un exemple de coopération et d'interférences réussies entre des pays à la fois si proches et si différents. Toutefois, poser ou souhaiter que la Méditerranée soit un lien et non une frontière tombe sous le sens mais naturellement ne suffit pas.

Cette conviction vient de ce qu'au-delà de la proximité géographique et du passé (et de ce qu'ils impliquent), la nouvelle donne géopolitique internationale de cette fin de siècle imposera de façon incontournable aux deux pays une administration solidaire de leurs intérêts, articulée à ceux des pays du sud de l'Europe et de l'Afrique du nord-ouest.

Pour le voir commençons par le plus ardu, les amitiés contrariées et les illusions.

Les relations algéro-françaises ne sont pas simples, chacun le voit bien. Mieux, elles ont atteint un niveau de dégradation chronique, rarement atteint dans l'histoire récente entre les deux pays, avec une prise d'otages : l'histoire, les intérêts économiques de part et d'autre et une communauté algérienne expatriée en perte de repères. Les moins oublieux se souviendront de la tension aux lendemains de la nationalisation des hydrocarbures en février 1971. Ceux qui, dans les deux pays, réfléchissent aux relations entre les deux pays se partagent en deux obédiences :

- Certains voudraient les banaliser pour neutraliser les contentieux et les passions afin d'établir des échanges ordinaires et seulement limités à l'administration formelle des intérêts. L'Algérie et la France sont deux pays souverains. On n'a pas besoin de s'aimer pour échanger. Qu'on laisse aux technocrates, aux juristes et aux comptables le soin de codifier et de gérer des rapports vidés de leur contentieux mémoriels. L'économie, comme d'habitude, se charge de l'administration du sacrificiel et de la transmutation de la passion en valeurs ajoutées négociables.

- D'autres, au contraire, tiennent vaille que vaille à solder au niveau des mémoires les guerres terminées sur le terrain de l'histoire. Pourquoi ne pas crever l'abcès et fonder sur une base nouvelle des relations qui ne sauraient être banales. La passion loin d'être un obstacle devrait contribuer à forger les conditions de la sécurité et de la prospérité. Doit-on rester au pied des stèles et des commémorations, ressassant des querelles interminables bien après la fin de l'occupation coloniale de l'Algérie, ou bien doit-on se réunir autour d'une mémoire commune pour envisager et ébaucher un avenir commun ?

Au lieu de la contourner, de la biaiser, de la circonscrire comme une douleur subjective à enkyster en l'attente de la «disparition des générations concernées», faudra-t-il peut-être se saisir de cette passion mémorielle pour s'astreindre à une écriture à deux plumes assumée de part et d'autre. Cette confrontation franche et directe créerait alors les circonstances d'un bon voisinage authentique, fondé sur une confiance mutuelle et non sur des convenances «diplomatiques» formelles et, tout compte fait, superficielles et stériles.

Car au fond, les controverses actuelles ? des décennies après l'indépendance algérienne - n'ont que peu à voir avec l'histoire : On peut les triturer dans tous les sens, les faits demeurent. L'histoire a rendu son verdict il y a 50 ans et les historiens tentent d'en rendre raison de manière ordinaire, dans des termes à peu près acceptables par tous. Et si controverses il y a, celles-ci demeurent cantonnées (le temps des hypothèses) dans l'espace académique.[1]

 D'autres vieux ennemis ont fait la démonstration que la belligérance n'est pas une fatalité et que les lois de l'hérédité ne résistent pas à la résolution des hommes de bonne volonté.

Cette approche, comme la première, restent malheureusement figées à la hauteur de la rhétorique devant une actualité franco-algérienne bloquée, parsemée de coups bas et de mauvaise foi que les discours lénifiant de la communication institutionnelle policée peine à estomper.

Ce blocage est d'autant plus préoccupant qu'il est conforté par un contexte international particulièrement agité et dangereux, préfigurant des périls qui dépassent les disputes bilatérales autour de l'interprétation des événements historiques.

1.- Désunions européennes

Aussi laborieuse soit-elle, la construction européenne (fortement impulsée par le Plan Marshall), a fait une démonstration unique à cette échelle dans l'histoire de l'humanité, un exemple pour le reste de la communauté internationale : parvenir, par contrat librement consenti, à édifier un ensemble plurinational d'un demi milliard d'habitants sans faire couler une goutte de sang et sans faire graviter par la contrainte le Tout autour d'une partie. Assurément, l'histoire mortifère du continent a définitivement détourné les Européens des aventures impériales et totalitaires qui ont tant coûté à leurs peuples. En attendant une Union politique toujours à venir, l'Europe kantienne des nations semble l'avoir emporté sur l'Europe des nationalismes. Les différentiels démographiques et économiques étaient modérés par les égards que les «grands» témoignaient aux «petits». Tout au moins jusqu'à ces dernières années?

En face, à partir de 1989, les anciennes démocraties populaires s'effondrent les unes après les autres dans des convulsions nationalistes centrifuges, éclatées en des entités antagonistes, toutes gagnées par une fièvre européenne et atlantiste.

Hélas ! L'exemple devient peu à peu un contre-exemple. L'Union découvre à son tour les impitoyables réflexes du «chacun pour soi» dont l'histoire de Europe à tant souffert.

Jusque-là épargnée par le démembrement, c'est l'Union Européenne qui est menacée de scissions.

Les politiques qui avaient précisément pour objet de faire converger les Etats et les régions (cf. FEDER)[2], étaient brusquement incapables de contenir une irrésistible tendance à la divergence des économies avec des déficits économiques, financiers et des taux de chômage qui s'envolent. À la fois entre les pays de l'ex-zone mark et les autres pays européens, notamment ceux qui ont accepté les règles de «Maastricht» à «Lisbonne» et de l'Euroland, mais aussi en chacun des pays de l'Union, les tendances séparatistes se font jour et s'acèrent.

Les crises financières succèdent aux crises économiques, dès la fin des années 1990, à la faveur de l'éclatement de la «bulle Internet», les régions prospères songent se défaire des régions moins dotées, des solidarités nationales et réactivent de vieilles inimitiés. Ainsi, la Ligurie, le Piémont et surtout la Lombardie, sont travaillés par des Ligues schismatiques qui ne se reconnaissent plus de communauté d'intérêts avec le reste de l'Italie, en particulier avec des régions comme la Sardaigne ou la Sicile. Même situation en Espagne où la riche Catalogne répudie toute solidarité nationale avec les autres «Communautés» du pays et exige un référendum d'autodétermination pour s'affranchir de tout lien avec le royaume et ses légions d'«assistés».

Inutile de s'attarder sur le cas Belge où Wallons et Flamands se vouent une animosité chronique qui évoque la crise chypriote. Les Ecossais ont demandé et obtenu qu'une consultation soit organisée pour leur indépendance.

A l'échelle communautaire, de la solidarité au mépris le raccourci est saisissant. On découvre une Europe des «PIIIGS»[3] ou des pays du «Club Med»[4]. Un peu partout en Europe, les déficits budgétaires engendrent des suspicions qui érodent le projet des «pères fondateurs» et les pays débiteurs sont renvoyés à eux-mêmes, sommés de trouver dans une gestion plus rigoureuse les moyens nécessaires à la résolution de leurs propres difficultés. Malheureusement, les «réformes structurelles» exigées par les autorités européennes aggravent les maux qu'elles ont pour objet de traiter : le chômage s'accroît, les investissements et la consommation s'effondrent, les fuites de capitaux se multiplient, les économies se désétatisent, l'informel s'étend, les recettes fiscales se rétrécissent, les taux d'intérêt s'envolent et, très logiquement, les déficits se creusent, sans réduire l'endettement.

Qu'à coups de FESF et de MES, les créanciers, la BCE et le FMI en prennent conscience est salutaire mais relève encore du traitement symptomatique et de la réaction au coup par coup. Sans doute, un changement radical des règles du jeu économique et financier, assorti d'un abandon de dettes dont le principal a été largement remboursé, finira par s'imposer. L'Algérie d'avant la hausse des prix des hydrocarbures se souvient des Plans d'Ajustement Structurel qui ont tant coûté au pays, achevant de ruiner les finances et l'industrie algériennes.

C'est dans les cimetières que se compte et se juge le bilan d'une politique dont le contre-choc pétrolier dès 1986 a pointé les inconséquences et les périlleuses divagations.

«C'est lorsque la mer se retire qu'on voit ceux qui se baignent nus» ironisait Warren Buffet.

2.- Les brasiers du «Printemps»

L'incendie ne prend pas seulement en Europe intra-muros. Très près, un peu partout le feu prend ou reprend. Il s'étend à la fois «dedans» et «dehors». Il se joue des frontières dérisoires et des «murs» édifiés pour contenir les désordres en une pensée magique désuète.

Il y a les anciens conflits séculaires qui couvent sous le bouclier de la Pax Americana : la «Question d'Orient» est toujours là. Malgré la chute de Grenade, l'Occident n'a pas définitivement digéré la Chute de Byzance. Et les Turcs piétinent toujours sur leurs 3% d'Europe au nom desquels ils quémandent leur entrée dans l'Union. Le «Sarrasin» a la vie dure. In vivo, on peut l'observer sur la «Ligne Attila» et un peu partout en Europe où la xénophobie et sa variante islamophobe fait l'ordinaire de l'actualité. De vraies caricatures !

Les inimitiés ancestrales resurgissent : de la Galice aux Pouilles, des Balkans au Caucase.

Evidemment, c'est autour du drame palestinien depuis 1948, que s'organisent la plupart des foyers de tension au Proche Orient. Un marqueur «clivant» des relations internationales depuis des décennies.

Alors qu'on les croyait définitivement paisibles ou apaisés, plus ou moins éloignés des lignes de faille tectoniques majeures, la Tunisie, l'Egypte, la Libye, la Syrie, la Jordanie? voilà qu'il a suffit qu'un vendeur tunisien de quat'saisons, universitaire sans emploi de son état, s'immole par le feu pour que toute la Méditerranée méridionale s'enflamme. Des régimes inamovibles sont balayés, des potentats inoxydables sont renversés et, de proche en proche, l'instabilité gagne tout le pourtour méditerranéen.

Une bénédiction pour le tourisme des rives septentrionales. Piètre consolation !

L'Algérie et la France sont directement happées par ces conflits.

L'Algérie, en toutes saisons, a déjà connu des «printemps» sacrificiels. Inutile de rappeler les hésitations, les cafouillages et la cécité du gouvernement français et de Mme Alliot-Marie devant le soulèvement tunisien entre Noël et Nouvel An.

Chacun en a pris pour son compte. Chacun en a tiré ses conclusions pragmatiques : C'est pour avoir payé «pour» que certains croient, à tort, en avoir été définitivement immunisés?

On ne peut convoquer les relations franco-algériennes sans les replacer dans l'espace-temps du malheur. D'autant moins que c'est sous ce signe que tout a commencé, qu'en juin 1830 les goélettes de Charles X et du Duc de Bourmont ont inauguré une occupation qui, à ce jour demeure vivace dans la tête de très nombreux rapatriés. «Vive l'Algérie française !» s'exclamait droit dans ses certitudes un élu méridional il y a peu. Se pourrait-il que l'Algérie fût toujours française ? On pourrait s'offusquer de cette déclamation qui sied mal à un honorable ancien ministre de la République. Certes, il y a les états d'âme, la fidélité, les partis pris et... l'es campagnes électorales. Il y a aussi l'égard pour la raison, même sans État.

Toutefois, il n'est pas interdit d'interroger les déraisons? Comment autrement pourrait-on imaginer qu'un jour Français et Algériens puissent se convaincre de la concordance de leurs intérêts et échafauder des projets en commun ?

Qui ne comprendrait alors, en attendant, que les uns et les autres soient tentés de subsumer dans une Union de la Méditerranée, les contraintes qui émaillent leurs relations bilatérales ? L'argument ne manque pas panache : puisqu'on a du mal à s'entendre à deux, pourquoi ne pas le faire à plusieurs ? A défaut, on pourrait même envisager les relations algéro-françaises dans le cadre plus restreint de l'espace méditerranéen occidental, tel qu'il fut proposé par la Déclaration de Rome en 1990. L'Algérie et la France puiseraient dans ce contexte régional un supplément de motivation propre à revisiter sereinement leur histoire conflictuelle, projetant dans une géopolitique audacieuse et maîtrisable les efforts nécessaires à la prospérité et à la paix.

Pour saisir le fil de cette conjecture, il serait opportun de récapituler l'histoire récente des unions méditerranéennes.

D'Oslo à Barcelone

Au cours du dernier demi-siècle l'on a vu se multiplier sur tous les continents la constitution d'organisations régionales, à compétences plus ou moins élargies. Si l'on excepte le cas de l'ALENA qui associe, outre le Canada, l'économie la plus puissante du monde (les USA) et un pays du tiers monde, le Mexique (qui en dépit de ses richesses naturelles demeure un des pays les plus pauvres de la planète), la Méditerranée offre un cas singulier d'une contiguïté géographique qui rapproche des pays à niveaux économiques et à références culturelles relativement dissemblables. Beaucoup moins cependant qu'on ne le clame sur tous les toits?

Sans remonter à l'Espagne de Philippe II ou aux Saint-simoniens, avant même le Processus de Barcelone (1995), c'est d'abord à des soucis de sécurité et de défense que l'on doit les premiers pas de l'intégration méditerranéenne contemporaine, dans un environnement dominé par la confrontation Est-Ouest. Dès 1975, en effet, l'OSCE réunit 56 Etat européens auxquels se sont joints 6 pays méditerranéens (les pays du Maghreb, la Jordanie et Israël).

Les Accords d'Oslo (ou Accords de Jéricho-Gaza) du 13 septembre 1993 ont été signés à Washington DC en présence de Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, de Yasser Arafat, Président du comité exécutif de l'OLP sous la bienveillance de Bill Clinton, Président des Etats-Unis.

Dans la foulée de cette aspiration générale à la paix, le Processus de Barcelone en 1995 (baptisé également Euromed) lançait un partenariat élargi à l'échelle de la Méditerranée en une intégration régionale et multilatérale sur les plans économique, commercial, financier et politique associant les Etats des «deux rives».

En 1994, le dialogue méditerranéen de l'OTAN réunit les pays européens, l'Egypte, Israël, la Mauritanie, le Maroc, la Tunisie et l'Algérie (en 2000).

La même année, à l'initiative de la France et de l'Egypte, inspiré du «Gymnich» européen, fut lancé le FORum MEDiterranéen (FORMED, 1994), institution ministérielle, pour un dialogue informel. Aux pays fondateurs, se sont joints alors l'Algérie, la Grèce, l'Italie, Malte, le Maroc, le Portugal, le Tunisie et la Turquie.

Beaucoup d'espoir a été placé dans ce mouvement d'intégration régionale sur le modèle de l'Union Européenne, fut-il avant tout dominé par un soucis de sécurité. Mais très vite il a fallu se résoudre à constater les limites de cette initiative. L'idée d'une mer commune trébucha au moins sur deux écueils :

1.- Le premier découle de l'assassinat de Y. Rabin le 04 novembre 1995 et a sonné le glas d'un processus qui semblait indiquer que décidément dans cette région la paix avait beaucoup d'ennemis. Cela mettait aussi un terme à un projet régional qui reposait pour une large part sur la pacification de la Palestine.

2.- Le second est lié à la dynamique européenne qui a porté, depuis 1990, une attention plus soutenue à son flanc Est. C'était la conséquence logique de la fin de la «Guerre froide» qui remettait à l'ordre du jour la réunification du continent aspirée depuis plus d'un millénaire et mise à mal par la Réforme (et ses prolongements politiques, dont la Révolution Française), la «Conquête du Nouveau Monde» et les compétitions hégémoniques impériales et nationalistes.

De plus, les avantages comparatifs qu'offraient une main d'œuvre qualifiée, des traditions industrielles avérées, des coûts très modérés, des références historiques et culturelles communes, des Etats pressés de se placer sous la protection de l'OTAN, à peine soustraits à l'influence soviétique, ont ouvert naturellement les portes de l'Union à ces pays si proches, si intéressés et si intéressants?

Cette ouverture a eu des conséquences prévisibles, sans doute insuffisamment anticipées : l'effondrement du Mur de Berlin a déplacé mécaniquement le centre de gravité de l'Europe vers l'Est au point que beaucoup se demandaient ce qu'il pouvait bien advenir de la solidité des liens franco-allemands, pierre de touche de l'Union[5]. Entre la G. B. ouverte sur le «grand large»[6] et les repères germaniques retrouvés, presque intacts, au cœur de la Mitteleuropa, la France cogitait les options et pesait ses choix. La question est toujours d'actualité, dans un contexte brûlant : la divergence dorénavant structurelle (économique et financière) franco-allemande qui déstabilise la clé de voûte de l'Union. Dans la gestion de la crise grecque ou le choix du prochain commissaire devant remplacer J.-C. Juncker, c'est cela qui était en jeu dans les coulisses. N'y aurait-il plus qu'un patron en Europe ?

De Barcelone à Toulon

De nouveaux membres trépignaient aux marches de l'Europe alors que celle-ci s'interrogeait sur son identité, sur son mode d'organisation, sur ses prérogatives et sur ses limes. En perte d'ennemis, l'OTAN était menacée en sa raison d'être. La paix en Palestine a cessé d'être une priorité. La Méditerranée n'était plus à l'ordre du jour. La «Fin de l'Histoire» annonçait un monde unifié sous l'étendard de la «liberté» et de la déréglementation généralisée, alors qu'en réalité, la politique ultralibérale engagée par l'administration Ronald Reagan depuis les années 1980 allait enfanter un désordre économique et financier international de première grandeur dont on commence à mesurer les dimensions aujourd'hui.

À la fin des années 1990, des déséquilibres préoccupants surgissaient un peu partout dans le monde, en Asie, en Russie post-soviétique, en Argentine? accompagnés par l'implosion de «la bulle Internet» et des défaillances bancaires et boursiers, mises alors sur le compte d'une crise de croissance consécutive aux changements rapides affectant le paysage géostratégique mondial, mais aussi aux évolutions très rapides dans les domaines scientifiques et technologiques.

Les «innovations» boursières (transactions à hautes fréquences) et la porosité des frontières financières, amplifiaient les transactions et la création monétaire dans un marché mondialisé déspatialisé, abandonné à son «autorégulation», sans contrôle raisonnable et efficace des opérateurs et des opérations. En face, que de vœux pieux !

A contre-jour, la rive méridionale observait le sort inique fait à la Palestine et, partant, à l'espace méditerranéen. Les relations régionales étaient à nouveau renvoyées à la bilatéralité et, pour l'essentiel, au contrat et au marché, c'est-à-dire au fond à la (dé)raison du plus fort. Depuis, Mare Nostrum oscillait entre circonspection ombrageuse et rhétorique sirupeuse, autres formes locales de la stérilité diplomatique.[7]

«L'avenir de l'Europe est au Sud !»

À Toulon en février 2007, constatant peu ou prou la faillite du Processus de Barcelone, le candidat Nicolas Sarkozy en campagne lança l'idée d'une «Union Méditerranéenne» : «Notre grand tort, convient-il, est d'avoir longtemps, trop longtemps, tourné le dos à la Méditerranée» ajoutant : «l'avenir de l'Europe est au sud»[8]. Le sud ne l'a pas démenti.

Lors d'une visite au Maroc, quelques mois plus tard, proposant de «faire de la Méditerranée le plus grand laboratoire au monde du co-développement», il eut des paroles très fortes : «Au nom de la France qui a décidé de s'engager de toutes ses forces dans ce projet, au nom de tous les peuples de la Méditerranée, dont les destins sont liés les uns aux autres, au nom de nos enfants», «j'invite tous les chefs d'Etat et de gouvernement des pays riverains de la Méditerranée à se réunir en France en juin 2008, pour jeter les bases d'une Union politique, économique, culturelle fondée sur le principe d'égalité stricte entre les nations d'une même mer, l'Union de la Méditerranée»[9]

Le président français ne mesurait peut-être pas complètement les obstacles qu'allait rencontrer son projet, même s'il en pressentait le format a posteriori, ajoutant : «J'invite tous les Etats qui ne sont pas riverains de la Méditerranée mais qui sont concernés par ce qui lui arrive, à participer en observateurs à ce premier sommet et à contribuer à sa réussite».

La résolution élyséenne de déplacer le débat vers le sud de l'Europe, fut rapidement confrontée à des réticences septentrionales et orientales d'une Union en mutation précipitamment élargie et insuffisamment approfondie. Chacun pour ce qui le concerne, les PECO[10], Berlin, Londres, Bruxelles? se dépêchèrent de recadrer les initiatives hexagonales.

Un compromis a été trouvé en mars 2008 par A. Merkel et N. Sarkozy, et le projet français d'«Union de la Méditerranéenne» (qui comprenait 22 pays strictement riverains de la Méditerranée, plus le Portugal, la Jordanie et la Mauritanie) est rebaptisé «projet européen» d'«Union Pour la Méditerranée», impliquant tous les pays de l'Union, qu'ils appartiennent ou non à la Méditerranée, soit au total 39 pays. Tout le monde avait compris que le bébé de Sarkozy est un mort-né. Ne restait plus qu'à rédiger l'épitaphe. Il y a des commissionnaires pour ça.

«La Méditerranée, ça n'existe pas !»

Chaque mot importe : à défaut d'avoir une défense et une politique extérieure réellement unie, les Européens contrôlent l'usage performatif du langage symbolique. L'Europe contractuelle, c'est d'abord une affaire d'écriture et? de rapports de forces. Qu'Allemands et Français se soient entendus sur la politique méditerranéenne de l'Elysée dans la ville hanséatique de Hanovre n'a, cela tombe sous le sens, rien de fortuit.

Sous un angle identique, le président de la Commission s'était déclaré «par principe» favorable à l'idée d'«un investissement économique et politique supplémentaire avec les pays de la Méditerranée» tout en s'interrogeant sur sa traduction dans les faits, interpellant les autorités allemandes et françaises en ces termes : «Qu'allez-vous faire concrètement? Qui a-t-il de nouveau par rapport au processus de Barcelone ? Est-ce qu'il y aura un budget spécial ? Est-ce qu'on va trouver des moyens additionnels.»[11] Le labile Barroso, rompu aux acrobaties institutionnelles européennes, n'attendait pas de réponses à ses questions.

On trouve une partie des réponses dans le texte que Allemands et Français ont envoyé à leurs partenaires. Le projet revient sagement en une relance des projets antérieurs : «L'Union pour la Méditerranée a pour objectif d'ouvrir une nouvelle étape de la coopération en Méditerranée, en conférant un nouvel élan au processus inauguré à Barcelone en 1995». Le financement des projets sera assuré par «les fonds prévus pour la coopération régionale dans l'actuel processus de Barcelone.»

Le Conseil européen de Bruxelles le 13 mars ratifia ce compromis et, ainsi dépouillé de l'essentiel de son esprit initial, il fut présenté aux chefs d'Etats le 13 juillet à Paris sous le nom officiel de «processus de Barcelone : union pour la Méditerranée» en un conclave particulièrement laborieux : 42 chefs d'Etat et de gouvernement européens et méditerranéens se sont rassemblés à Paris. Une coprésidence transitoire de l'UPM a été prévue. Elle devait être assurée par Nicolas Sarkozy et l'Egyptien Hosni Moubarak. On sait ce qu'il en fut?

Six projets furent esquissés : la dépollution de la Méditerranée, un plan pour l'énergie solaire, des autoroutes maritimes, un regroupement des moyens de protection civile, une université et un "Erasmus" méditerranéens, le développement des PME et la sécurité alimentaire. La pertinence des projets ne se discute pas. Mais «esquissés» serait le mot juste.

Dans un entretien accordé au quotidien algérien El Watan en 2008, Huber Védrine, ancien ministre français des Affaires Etrangères, pourtant très ouvert aux initiatives de N. Sarkozy, résuma de manière dubitative le bilan des efforts mobilisés pour ce projet : «Il ne faut pas trop attendre de l'Union pour la Méditerranée» et continua, lapidaire : La Méditerranée n'existe pas, sinon sur le plan océanographique, ou peut-être agricole.»[12]

Retour à Rome

On peut le comprendre et se rendre à l'évidence : une Union institutionnelle de toute la Méditerranée est une entreprise de longue haleine qui ne paraît pas en l'état actuel concevable. Peut-être parce que (l'histoire du processus le laisserait penser et certains partenaires n'hésitent pas à le souligner explicitement) l'union de la Méditerranée n'avait jamais été l'objet réel de ces différents projets. Peut-être aussi en est-il ainsi à cause de l'hétérogénéité des problèmes rencontrés au nord et au sud, à l'est et à l'ouest de cette mer si complexe.

P eut-être enfin parce que les relations internationales demeurent darwiniennes, dominées par les différentiels de puissance. Multiples enjeux, multiples espaces, multiples acteurs (et pas seulement des Etats) dans une topologie multidimensionnelle. Qu'on en juge :

? 3 continents

? 7 mers

? 3 à 4 détroits d'importance un canal géostratégique.

? Une trentaine de pays.

? Une grande diversité de langues, d'ethnies et de cultures.

? les plus importantes réserves d'hydrocarbures de la planète, un écheveau de pipeline, de gazoducs? de projets?

? Et? Une multitude de différends : La Méditerranée est un espace de conflits inextricables et multiformes qui ne sont pas solvables ni même intelligibles en une même équation.

? Le conflit opposant Israël à ses voisins Palestiniens, Libanais, Syriens, Irakiens, Iraniens? Non loin de là l'Afghanistan et le Pakistan? la mer de Chine?

? La querelle chypriote.

? L'intégration turque à l'Union Européenne.

? L'irrédentisme transnational kurde.

? Le collapsus yougoslave.

? La complexité des situations post-guerre froide autour de la Mer Noire, de la Mer d'Azov ou de la Caspienne. La guerre qui s'y est déclarée l'été 2008 entre la Géorgie et la Russie, à propos de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie, renvoie à la stabilisation des marches de l'ex-URSS dans ses relations avec l'Ukraine, le Turkménistan, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan...

Les autres écueils, plus récents ont été évoqués ci-dessus.

Comment dès lors ne pas donner crédit à une union limitée à la Méditerranée Occidentale ? Difficiles dans leur nudité bilatérale, noyés dans la globalité problématique méditerranéenne, pourquoi ne pas accommoder les relations algéro-françaises à une échelle intermédiaire ? En effet, les problèmes qui affectent la Méditerranée Occidentale, d'une part et ceux qu'affrontent la Méditerranée Orientale, d'autre part, ne sont pas de même nature. A l'inverse du Proche-Orient, où les enjeux, les partenaires (et adversaires) sont infiniment plus nombreux, plus embrouillés et dépassent le cadre régional, la Méditerranée Occidentale offre une opportunité de relations Nord-Sud davantage à la portée de l'Europe Occidentale et du Maghreb.

La Déclaration de Rome en 1990 proposait sous le vocable «Dialogue 5+5», un forum géopolitique informel proposé par la France dont Romano Prodi a été un des artisans lorsqu'il présidait aux destinées de l'Italie.[13] Examinons l'hypothèse.

Ce projet, le plus ancien cadre de rencontre en Méditerranée, a l'avantage de favoriser un «dialogue efficace» entre pays du sud de l'Europe et du nord de l'Afrique, sans rivaliser avec les autres institutions, dont le «processus de Barcelone» ou l'«Union Pour la Méditerranée».

D'ailleurs, lors du premier «sommet ?5+5'» tenu à Tunis en décembre 2003, le président de la Commission Européenne s'était placé aux côtés de ses pairs de la Méditerranée occidentale. Le processus d'élargissement progressif de l'Union Européenne, malgré ses difficultés, n'a-t-il pas adopté un cheminement semblable ? D'abord à 6, puis à 9, à 12, 15, 25, 27? demain à 30 ou à 40 peut-être ? Cette démarche devrait être appréhendée comme une nécessité tant les enjeux économiques, sociaux, politiques et sécuritaires apparaissent avec acuité.

Dans ce cadre, l'Algérie et la France formeraient indiscutablement, en vertu de leur position géographique centrale au nord et au sud et aussi de leur passé, sinon la pierre de touche ou la colonne vertébrale, du moins un des axes majeurs de cet ensemble régional. Constater cela ne devrait offrir le flanc à aucun faux procès car ce lien particulier entre l'Algérie et la France ne devrait conférer aucune préséance ni privilège à quiconque, au détriment des liens avec les autres partenaires au nord ou au sud. Bien au contraire, de bonnes relations de voisinage entre Français et Algériens, en raison précisément de leur passé commun, devraient stimuler et favoriser la construction d'un espace régional sécurisé et prospère, compte tenu des engagements des uns et des autres par ailleurs.

Géopolitique des fausses alternatives

1.- La Méditerranée est, par sa «nature», une et diverse (F. Braudel)[14].

Il n'y a donc pas de contradictions ni d'opposition fondamentale entre l'Europe de l'Est et Méditerranée, d'une part, et Méditerranée Orientale et Méditerranée Occidentale, d'autre part.

 Les pays d'Europe de l'Est font désormais partie de l'Union et s'il serait inconcevable et pour tout dire contre-productive que ces pays poursuivent leur intégration dans l'UE au détriment des liens que l'Europe a avec la Méditerranée - d'où elle tire une part essentielle de son identité-, il serait tout aussi invraisemblable d'imaginer une dynamique méditerranéenne en concurrence avec la construction européenne, quels que puissent être les obstacles que rencontre ce processus.

Il est vrai que le renoncement de l'Europe de Maastricht à des critères de convergence dans le domaine social et fiscal, posés comme des avantages comparatifs ordinaires soumis à la compétition, a ouvert la boîte de Pandore. Si l'on peut concevoir des limites géographiques à l'Europe (quels que soient les critères utilisés pour les tracer), il fut bien imprudent de ne voir en l'Europe qu'un vaste marché dont on sait par ailleurs qu'il ne souffre ni intrusions, ni contraintes de nature politiques ou sociales. La crise en cours, cela est unanimement établi désormais, renseigne sur ce que ces «libertés» coûtent à la richesse des nations.

Aujourd'hui, après en avoir largement tiré profit, l'Irlande (dont le PIB est inférieur à son PNB) voit partir vers l'Est, les industries qui avaient fait naguère sa prospérité au détriment de l'Europe continentale. Les problèmes que rencontre l'Espagne ou la Grèce reflètent la situation de ces pays dont le développement n'équilibre pas suffisamment les contraintes locales et globales. Cette illustration du «Culte du Cargo» fait figure ici de paradigme à méditer par les rives sud.

 Et, sur cette question, ce qui est vrai de la compétition sociale et fiscale intra-européenne, l'est de même pour le paysage économique, commercial et financier mondial. On a abusivement mis sur le compte des banquiers les causes des dérèglements financiers actuels. La délinquance financière ? aussi spectaculaire soit-elle - n'en représente qu'un épiphénomène qui éloigne des bonnes questions et aussi des bonnes réponses. Car l'origine de la crise réside bien dans les défaillances de l'économie réelle. Sans réponses sérieuses aux problèmes là où ils se posent, les moyens apportés par les Etats et les institutions financières internationales se borneraient aux effets et resteraient dangereusement inefficaces.

Une opposition est-ouest rigide, entre Méditerranée Occidentale et Orientale, n'est pas plus pertinente, aussi inextricables semblent les problèmes qui déchirent le Proche Orient. Poser ce type de dilemmes est contre-productif car artificiel : La Méditerranée se dispute mais ne se divise pas !

Nous savons par ailleurs qu'un «5+5» n'est pas envisageable sans le rétablissement d'une concertation intermaghrébine, comme condition des liens nord-sud. Car on peut considérer de manière critique la construction européenne, on peut défendre l'idée d'un Maghreb comme interface incontournable avec le Monde Arabe et africain, mais comment créditer ces vues et espérer unifier la Méditerranée alors qu'on a tant de mal à unifier un ensemble géostratégique dont le commerce intérieur ne représente qu'une fraction infime des commerces extérieurs et des PIB des pays qui le composent ?

2.- Déterminismes géographiques et confusions géostratégiques.

Les géographes ont définitivement réglés cette vaine controverse qui remonte au XIXème siècle. Ce n'est pas le cas de certains politiques ou technocrates qui ne s'embarrassent pas des leçons d'histoire des sciences.[15]

La Mauritanie ou le Portugal sont baignés par l'Atlantique, mais il ne viendrait à personne l'idée de leur contester leur appartenance à la Méditerranée. C'est la raison pour laquelle ils ont été invités à participer au «5+5». Et pourtant si l'on s'en tenait strictement à la géographie physique, ils en seraient exclus.

La Méditerranée est impensable comme contenant physique, cadre géographique vide que l'histoire aurait rempli. Elle n'est ni terre, ni mer, ni (seulement) nature : elle est cultures par naissance et interférences par vocation et par dynamique. N'est-ce pas Valéry qui la définissait comme «une machine à fabriquer des civilisations» ?

Ces observations invitent à la plus extrême prudence lorsqu'il s'agit d'argumenter en faveur de découpages géopolitiques fondés sur les seuls critères géographiques, empressés d'enclore une Union déstabilisée par l'effondrement du Mur de Berlin et aussi par son succès.

3.- Batailles du développement et revenus éphémères.

Les Algériens sont, tout autant que leurs voisins, passionnés par l'écriture de leur histoire et font pétition de la même exigence de fidélité aux faits et à la justice, mais ils ont aussi d'autres préoccupations. Ils font face à une autre guerre, celle du développement, et ils ont plus que jamais besoin de compter sur des relations de voisinage apaisé mutuellement profitables.

Ils se réjouissent chaque début d'année, depuis 2004, d'enregistrer un accroissement substantiel de leurs réserves de change. Les derniers estimations les situent à environ 200 Mds$. C'est assurément une belle somme. D'autant plus belle qu'à la fin des années 1990 l'économie algérienne disposait d'une solvabilité extérieure et d'une stabilité sociale problématiques.

Cette somme est une bénédiction dans un monde en déficit de liquidités, où la plupart des entreprises sont en quête de marchés solvables. Des dizaines d'hommes d'affaires atterrissent quotidiennement à Alger pour y exposer ce que les Algériens ont renoncé à produire.

Mais 200 Mds$ deviennent très vite relatifs quand on les place à la hauteur de l'élémentaire arithmétique : ils représentent environ 5500$ (soit un peu plus de 4200?) par habitant. Ces réserves sont à la fois dérisoires et fragiles dans la mesure où elles reposent sur l'exploitation et la vente de produits naturels non renouvelables dont la mise en valeur technique et marchande échappe aux pays producteurs. L'Algérie partage ce sort avec de nombreux pays excédentaires, exportateurs d'énergie fossile et de matières premières.

Encore faut-il préciser qu'une part importante de cette somme est réinjectée dans les circuits financiers internationaux et mise à la disposition des pays du nord, en particulier des Etats-Unis dont les déficits internes et externes abusent de la position du dollar (consécutive à Bretton Woods, malgré la rupture de 1971 et des accords de la Jamaïque) et menacent la stabilité financière du monde. La faillite des Etats n'est plus une vue de l'esprit quand on songe à la Russie et à l'Argentine de la fin des années 1990 ou au naufrage islandais il y a peu.

En sorte que l'avenir de l'économie algérienne ? et le Conseil National Economique et Social le répète haut et fort depuis longtemps - ne peut à terme compter sur les recettes d'hydrocarbures éphémères et fluctuants (plus de 97% de ses revenus extérieurs actuels) pour assurer la prospérité de sa population et l'avenir du pays. De plus, l'économie algérienne, atteinte de schizophrénie géoéconomique chronique, continue à vendre en dollars et à acheter en euros alors que 4/5èmes du territoire peu peuplé fournit les ressources à l'écrasante majorité de la population confinée entre rives méditerranéennes et Atlas saharien. Cela ne saurait durer.

4.- L'homme au cœur de l'Union Méditerranéenne.

C'est dans ce cadre que devront être comprises et approfondies les relations entre les pays méditerranéens du nord et du sud et en particulier entre la France et l'Algérie. Il n'est pas imaginable que l'homme ne soit pas placé au centre des problématiques économiques, sociales, politiques et environnementales.

Ainsi en est-il par exemple de l'administration des flux migratoires.

On ne peut continuer d'appréhender la présence d'étrangers et de Français d'origine étrangères en Europe, avant tout comme une menace pour la sécurité des pays d'accueil.

Certes, il est fréquemment rappelé que la politique migratoire européenne a pour contrepartie insécable et conditionnelle le développement des pays du sud.[16] Toutefois, ces propositions raisonnables et ces pétitions de principes seraient positives si elles étaient soutenues par des décisions et des changements effectifs sur le terrain. Hélas ! C'est loin d'être le cas.

Au contraire, les migrations venues du sud sont tenues pour des «nuisances» et les pays du sud sont - à mots couverts - sommés de suppléer à l'endiguement des flux venus du sud, lesquels malgré les murs érigés pour les arrêter ne cessent de grossir en volumes et en tragédies.

Tant que l'action n'observe que les symptômes et le court terme, ses résultats sont inévitablement voués à l'échec.[17]

Un échec d'autant moins acceptable que ces populations peuvent être mobilisées en une médiation pacifique et créatrice de richesses avec leurs pays d'origine. Et cela concerne aussi les «citoyens des deux mondes» vivant en Espagne, en Italie et en France, renvoyant l'Europe à sa géographie et à son histoire.

On ne doit pas davantage oublier les très nombreux Français d'Algérie, de Tunisie et du Maroc dont les racines (récentes ou lointaines) espagnoles, italiennes, maltaises ou grecques parlent une langue forgée au cours des siècles et comprise par tous les Méditerranéens à quelques rives qu'ils appartiennent.

Pourquoi ne pas voir dans ces croisements d'expériences in vivo davantage des solutions que des problèmes ? Le facteur humain fait souvent obstacle lorsque, dans les relations internationales, les nations et les peuples sont écartés de ce qui les concernent au premier chef.

La situation est d'une simplicité abrupte et limpide : si dans moins d'une génération les pays du sud n'ont pas mis en place un équilibre sectoriel et spatial satisfaisant, dans une économie générant une valeur ajoutée commercialement négociable, indépendante des exportations de matières premières, aucune barrière ne serait assez solide, aucun mur ne serait assez haut, aucune police ne sera suffisamment armée pour se prémunir contre une instabilité de première grandeur à laquelle personne n'échappera.

La question du développement et de la sécurité économique est ainsi posée à tous. A moins de prendre le risque du pire et des interventions dans l'urgence (toujours ressenties comme inéquitables, violentes et in fine inopérantes), la concertation anticipée multilatérale est non un choix, mais répétons-le, une nécessité.

En guise de conclusion

«L'avenir, on peut encore imaginer ce qu'il peut être, mais le passé est totalement imprévisible», Jean-Paul Sartre

Il aura fallu attendre 50 ans d'indépendance algérienne pour que l'histoire émerge dans l'actualité politique, parlementaire et médiatique dans la controverse et la polémique, à coup de lois mémorielles, d'érections de stèles, de monuments, de parades et de dates commémoratives? Ce n'est sans doute pas la meilleure façon d'aborder l'histoire des relations deux pays (et plus généralement celle de la présence européenne au Maghreb). Toutefois, sans faire injure au travail des historiens, la fondation des nations doit faire place aux mythes et aux épopées autant qu'à la raison historique. Si l'on peut se demander ce que serait la France sans la défaite de Vercingétorix, il serait injuste de confiner la Gaule aux seuls travestissements pétainistes. Les Français d'Algérie ont eux aussi droit à leurs récits tant il est vrai qu'on ne peut priver les hommes de leurs racines quelles qu'aient pu être leurs contextes historiques. «La vérité historique est souvent une fable convenue» disait Napoléon. Par-delà les faits, l'histoire algéro-française sera ce que l'avenir sera.

Au reste, on aurait grand tort à supputer que les controverses historiques entre les deux pays sont seulement de nature? historique?

Dans un environnement international fortement perturbé, les dossiers urgents ne manquent pas. Nous en avons brièvement évoqués quelques uns ci-dessus. Il en est d'autres, aussi prégnant, que l'on se contentera de signaler :

* Revoir le développement du tourisme dans le plus grand foyer de réception de la planète (le tiers des flux mondiaux)[18]. La France (1ère destination mondiale), l'Espagne (1ère destination méditerranéenne), l'Italie ? avec les Etats-Unis et la Chine - occupent les premiers rangs. Au sud, en Tunisie et au Maroc, cette activité génère une part importante du PIB et des emplois. Et là aussi, c'est encore l'homme qui est au centre d'une géographie des loisirs actuellement excessivement asymétrique, peu propice à la rencontre des peuples.

* La maîtrise des processus d'urbanisation aujourd'hui accélérés implique la gestion de l'eau, de l'énergie, la préservation des équilibres économiques, sociaux, naturels.

* La protection de la mer commune (écosystèmes endémiques marins et littoraux) en une exploitation durable avec une préservation des supports de la vie? par exemple en étendant aux rives sud le Réseau MedWet/Régions.

* L'éducation, la formation professionnelle, la recherche scientifique, la santé, la mise en place, l'organisation, la maintenance et le développement des réseaux (notamment les réseaux de communication dans leur intermodalité)?

* La préservation de l'authenticité de traditions culinaires, artisanales, picturales, musicologiques, architecturales, rurales? en particulier pour les protéger contre une «folklorisation» ou une marchandisation qui génère certes une richesse mais qui réduit à des «produits» à faible valeur ajoutée la créativité et la diversité des individus et des communautés, peu ou prou dessaisis des leviers de décision.

* Une politique de sécurité concertée.

Pour traiter de ces différentes questions qui dépassent les cadres nationaux, diverses structures, institutions, forums? ont vu le jour. On peut citer :

* Réseaux des Régions méditerranéennes.

* Forum Global des Associations de Régions (FOGAR, mars 2007)

* Coopération décentralisée Cités Unies France (CUF, 1957, nouveaux statuts en oct. 2007)

* Cités et Gouvernements Locaux Unis (GLU, 2004)

* Le Forum Civil Euromed (nov. 1995)

* Ouverture du Centre Régional de la Méditerranée en 2012

Dans cette optique, les Conseils Economiques et Sociaux ont un rôle important à jouer. Issus du Processus de Barcelone invitant les CES à tisser des liens entre eux et à faire coopérer les sociétés civiles à la réussite de l'UPM, les Conseils Economiques et Sociaux et Instituts Similaires (CESIS) se sont récemment réunis à Rabat (octobre 2008)[19].

Il ne s'agit pas d'entamer des coopérations déjà engagées depuis longtemps ou de multiplier de nouvelles enceintes, mais de favoriser l'implication de nouveaux acteurs (en particulier les sociétés civiles dans la diversité de leurs composantes), pour mieux coordonner, pour mieux signifier et recadrer, pour davantage impulser et hiérarchiser les objectifs et les moyens sur des termes plus longs, pour offrir aux initiatives publiques et privées une meilleure anticipation et une plus grande visibilité.

Il s'agit ainsi de contribuer à redéfinir l'espace public et le rôle des institutions locales et nationales et réfléchir aux fonctions et aux interférences des intérêts et des sphères individuelles et collectives dans un monde trop et trop longtemps dérégulé.

Demain, c'est tout de suite.

[1] A titre d'exemple : La guerre d'Algérie. 1954-2004. La fin de l'amnésie. Contributions de 25 historiens, réunis sous la direction de Mohammed Harbi et Benjamin Stora. Paris, Robert Laffont, 2004, 728 p.

[2] Très tôt, les ex-pays de l'Est ont appris et déploré que leur intégration à l'Union se fera à budget (c'est-à-dire à solidarité) constant (e).

[3] Acronyme discourtois désignant le Portugal, l'Irlande, l'Islande, l'Italie, la Grèce et l'Espagne.

[4] Une parole malheureuse laissée tombée par Theo Waigel, ministre allemand des finances de H. Kohl. Cette expression porte un non-dit redoutable et tenace : il y aurait en Europe (et dans le monde) des pays et des peuples industrieux et imaginatifs et des pays touristiques peuplés de GO dont l'essentiel des activités consisterait à s'occuper des loisirs des premiers. L'expression est plus inconvenante en ce qu'elle suggère que les populations des pays d'accueil abusent à se confondre avec leurs clients en consommant des richesses qu'elles ne produisent pas.

[5] La décision en 1990 du transfert de la capitale fédérale de Bonn à Berlin, berceau des Hohenzollern de 1486 à 1918 et jusqu'à la fin du IIIème Reich, n'exprime pas seulement la volonté de l'Allemagne de faire coïncider la géographie avec l'histoire. Elle délimite aussi le cadre géostratégique que les autorités allemandes entendaient désormais donner à leurs relations politiques et économiques internationales. L'Allemagne n'est plus un «nain» politique : la communauté internationale (et en particulier la France et les Etats-Unis) devra s'en accommoder.

[6] Inclination britannique stratégiquement explicite, au moins depuis la rencontre Roosevelt-Churchill à Terre Neuve en 1941.