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La stratégie du chaos et la guerre de cinquième génération: Naissance d'un nouvel ordre dans les ruines du Moyen-Orient

par Khelfaoui Benaoumeur*

«Il fut un temps où le Moyen-Orient était le berceau des civilisations...»

Introduction : Quand le sablier du Proche-Orient s'écoule en bombes et en silences

Il fut un temps où le Moyen-Orient était le berceau des civilisations ; il n'est plus aujourd'hui que leur tombeau ouvert, creusé par les bulldozers de l'Histoire et comblé par les débris de conflits sans fin. Ce qui s'y joue désormais n'est plus une tragédie antique, mais une farce géopolitique où les puissances écrivent le scénario à coups de drones et de dollars, pendant que les peuples, eux, paient le prix du billet... en sang.

Depuis des décennies, la région a été dégradée en un théâtre d'ombres : les décors s'écroulent, les acteurs meurent, et les coulisses sentent le pétrole. On y joue, encore et toujours, la même pièce usée - celle des antagonismes ethniques et religieux - pendant que les marionnettistes, eux, sont bien vivants, tapis entre deux chancelleries et trois multinationales. Car ici, l'idéologie sert de rideau, mais c'est l'économie qui tire les ficelles.

Dans ce récit aux allures de cauchemar récurrent, les figures de la résistance - le Hezbollah au Liban, le Hamas en Palestine - sont devenues les monstres en vitrine que l'Occident agite à chaque sommet de l'indignation feinte. On les caricature, on les diabolise, on les résume à des slogans, effaçant soigneusement les couches d'histoire, les blessures sociales, les luttes territoriales. Et pendant qu'on les désigne du doigt, on fait mine d'oublier que ces démons-là sont aussi nés d'injustices bien réelles et de pactes brisés.

Mais puisque les bombes ne suffisaient plus à faire taire les voix, et que les chars n'écrasaient plus les idées, un nouveau théâtre de guerre a émergé, plus sophistiqué, plus pernicieux : la guerre de cinquième génération. Une guerre qui ne dit pas son nom, mais qui dit tout du monde qui vient. Une guerre sans soldats mais avec des claviers, sans tranchées mais avec des algorithmes. Le front ? Internet. Le soldat ? Un influenceur. La cible ? L'imaginaire collectif.

Ce n'est plus seulement une guerre de destruction physique, mais une entreprise de colonisation mentale. Une stratégie qui ne vise pas à vaincre l'adversaire, mais à le rendre méconnaissable à lui-même. Elle ne tue pas que les corps, elle assassine aussi les récits, déstructure les identités, redessine la carte des mémoires. Une guerre qui s'insinue dans les têtes comme une rumeur, qui s'installe comme une mise à jour logicielle : silencieuse, indolore, mais irréversible.

Comme l'a brillamment démontré Joseph Massad, cet effacement n'est pas accidentel, il est méthodique. La mémoire palestinienne, par exemple, est lentement dissoute dans l'acide diplomatique d'un vocabulaire neutralisé : le combattant devient fauteur de troubles, la cause devient sujet sensible, et l'injustice devient terrain de négociation. On ne résiste plus, on négocie son emprisonnement à huis clos.

C'est cela, au fond, la guerre de cinquième génération : un chantier de démolition psychopolitique. Elle ne vise pas la reddition militaire, mais la reprogrammation des consciences. Elle déconstruit les souverainetés, fragmente les sociétés, et pose les fondations – instables, toxiques – d'un nouvel ordre mondial. Un ordre qui, pour naître, exige que tout le reste s'effondre.

«Il y a des guerres que l'on gagne sans tirer une seule balle : il suffit de tuer les récits. Mais quand les puissants écrivent l'oubli, les ruines, elles, chuchotent encore le nom de la liberté.»

1. De la guerre ouverte à la stratégie du vertige : le chaos comme projet

Quand les canons cessent de tonner sans vaincre, il reste toujours la tempête invisible : celle qui sème la panique sans bruit, qui désagrège sans frappe, qui conquiert sans s'installer. C'est la nouvelle grammaire d'une guerre qui ne cherche plus à occuper, mais à faire fuir ; non à conquérir Gaza ou le Sud-Liban, mais à les faire imploser de l'intérieur. Israël et ses alliés ont troqué les bottes contre le brouillard : celui de la peur permanente, de la crise perpétuelle, de l'insécurité comme oxygène vicié. Le chaos n'est plus une conséquence : il est devenu la stratégie. Un désordre méthodique, un vertige calculé.

L'objectif n'est plus de planter un drapeau, mais de détruire l'idée même de dignité vivable. Transformer la terre en cendre émotionnelle, les ruelles en pièges mentaux, les maisons en prisons d'espoir. Chaque missile devient une note dans une symphonie de l'effroi ; chaque embargo, une corde autour du cou des imaginaires. Les outils sont multiples : bombardements, famine logistique, saturation médiatique, et diplomatie conditionnée. La guerre est devenue une palette d'outils hybrides - un tableau noir peint avec des couleurs de sang, de silence et de simulacre.

Dans ce piège tendu par les architectes du chaos, le monde arabe, exsangue et essoufflé, se débat entre trois impasses, aussi absurdes que tragiques :

- Applaudir une résistance que l'on a pris soin de diaboliser jusqu'à la caricature,

- Se compromettre dans des paix asymétriques, troquant l'honneur contre un drapeau en papier mâché,

- Ou détourner pudiquement les yeux, feignant de ne rien voir pour mieux siroter le nectar frelaté de la normalisation.

Ce ne sont pas de simples choix diplomatiques. Ce sont des fractures morales, des blessures ouvertes sur des consciences saturées d'épuisement. Le monde arabe n'a pas seulement mal à sa Palestine - il souffre d'un vertige existentiel, entre fidélité au passé et fatigue de survivre dans l'éternel provisoire. Les traumas s'accumulent comme les ruines de cités antiques ; et sur les cendres des défaites, certains ont bâti des trônes d'oubli volontaire.

Puis vint le 7 octobre 2023.

Déluge d'Al-Aqsa.

Une onde de choc, une faille dans la nappe phréatique de la narration dominante. Une irruption de feu et de symboles, comme une gifle infligée à l'indifférence mondialisée. Brutale, dérangeante, incontrôlable. Ce jour-là, les projecteurs ont vacillé, les scripts se sont fissurés, et les voix étouffées ont percé la chape d'amnésie. L'histoire s'est souvenue qu'elle avait une mémoire. Et que cette mémoire portait un keffieh.

La riposte israélienne fut instantanée, mais pas seulement sur le terrain. Dans l'arène médiatique, une autre bombe explose : celle de la rhétorique. On brandit l'image d'une « deuxième Shoah » comme un talisman sacré. On convoque les fantômes du XXe siècle pour habiller les bombes du XXIe. L'émotion devient fusil moral, la mémoire une forteresse imprenable. Mais à y regarder de plus près, le pathos cache mal la stratégie.

Comme l'a magistralement exposé Norman Finkelstein, cette instrumentalisation de la douleur collective ne cherche pas tant à honorer les morts qu'à justifier les vivants - ceux qui rasent, qui bombardent, qui effacent. Le chagrin devient écran de fumée, l'horreur un passe-droit, la commémoration un alibi. Une larme bien placée peut masquer mille crimes.

Car au fond, ce qui se joue ici, c'est une guerre des récits. Une guerre où l'Histoire n'est pas écrite par les vainqueurs, mais par les plus connectés. Où la vérité se négocie en prime-time, et où les gravats ne deviennent visibles que s'ils servent un angle éditorial.

2. Chaos planifié : tuer l'idée même de résistance

Ce n'est plus une guerre. C'est une entreprise de démolition psychologique à ciel ouvert. Gaza, Beyrouth, Damas : tout s'effondre - sauf la stratégie. Car ici, on ne cherche pas la victoire : on vise l'amnésie. Il ne s'agit plus de désarmer un ennemi, mais d'effacer l'idée même qu'il ait pu un jour résister. Le missile n'est qu'un vecteur ; la vraie cible, c'est le mythe.

On assassine les chefs pour décapiter les récits, on rase les écoles pour déraciner la mémoire, on bombarde les hôpitaux pour anesthésier l'humanité. Le but ? Que la cause palestinienne devienne un vestige flou, un souvenir poussiéreux à peine bon pour les manuels d'histoire ou les tribunes d'ONG fatiguées. Ce qui se joue, ce n'est pas l'annihilation d'un mouvement, mais le sabotage d'une possibilité : celle qu'un peuple opprimé puisse encore croire en sa dignité.

La liquidation méthodique des cadres du Hamas, l'asphyxie du Hezbollah par la décapitation de ses têtes, la destruction systématique de Gaza - tout cela ne vise pas une victoire militaire, mais une transformation du terrain psychologique. La guerre ne se joue plus sur les fronts, mais dans les esprits. On ne cherche pas à vaincre un adversaire, mais à dissoudre une espérance.

Bienvenue dans la doctrine du creative chaos - ce doux euphémisme forgé dans les laboratoires néoconservateurs où l'on rêve de redessiner le Moyen-Orient comme on trace des lignes au feutre sur un tableau d'état-major. Ralph Peters, apôtre du remodelage sanglant, avait tout prédit dans son croquis morbide Blood Borders : un Moyen-Orient « mieux dessiné » - comprenez : morcelé, affaibli, inféodé.

Cette stratégie du chaos, théorisée dans les cercles néoconservateurs américains, repose sur une vision glaçante :

- Déshumaniser la résistance,

- Réécrire l'Histoire en criminalisant la mémoire,

- Et redessiner la carte géopolitique à coups de sang et de silence.

Le chaos n'est pas un dommage collatéral. Il est l'outil.

La méthode. Le but.

On ne tue plus des hommes, on tue des symboles. On ne détruit plus des villes, on dissout les solidarités. On ne mène plus une guerre : on orchestre une fragmentation contrôlée des esprits et des territoires. Le Liban, cette mosaïque debout sur un fil, est poussé vers la faillite ; la Syrie, reconfigurée en puzzle géostratégique ; la Jordanie, réduite à un sas de décompression diplomatique ; l'Égypte, désormais plus prolixe sur ses stations balnéaires que sur Rafah.

Et Gaza, encore et toujours, Gaza. Lieu martyr, mémoire hurlante, réduit à une chronique de l'effacement programmé.

Dans ce grand théâtre d'ombres, la résistance n'est plus combattue frontalement : elle est moquée, diabolisée, criminalisée, jusqu'à ce qu'elle devienne inaudible. Il ne faut plus qu'elle fasse peur, mais qu'elle fasse rire. Pire : qu'elle fasse pitié. On l'associe à la barbarie, on l'épuise sous les gravats, on l'enferme dans un lexique piégé - terrorisme, fanatisme, irrationalité - pendant qu'on normalise les frappes, les sièges, les famines.

L'humiliation est calculée, la défaite culturellement intégrée.

Et au cœur de ce chaos chorégraphié, ce n'est plus le droit qui parle, mais le rapport de force. Ce n'est plus la justice qu'on invoque, mais la sécurité. Ce ne sont plus les peuples qui décident, mais les géographes de guerre. Ce ne sont plus les récits qui fondent l'Histoire, mais les lignes de fracture dessinées depuis Washington, Tel-Aviv ou Riyad.

Car au fond, ce n'est pas seulement la Palestine qu'on veut effacer.

C'est la possibilité qu'un jour, quelque part, l'Histoire ait pu donner raison aux vaincus.

3. La guerre de cinquième génération : algorithmique, amnésique et silencieuse

Ce n'est plus avec des divisions blindées que l'on conquiert les peuples, mais avec des colonnes de données, des nuages de récits, et des missiles rhétoriques encapsulés dans des hashtags. Dans cette guerre à visage numérique, les balles cèdent la place aux likes, les bombes aux bots, et les tranchées aux fils d'actualité. Le champ de bataille s'est déplacé dans les méandres invisibles des réseaux sociaux, ces nouvelles arènes où se joue la guerre de la perception.

Ici, le soldat porte des baskets blanches et un micro-cravate :

il s'appelle influenceur.

Le général n'a ni képi ni sabre, mais un nom de code : algorithme.

Et la bataille ? Ce n'est plus une charge héroïque, mais une marée continue de flux, de posts, de notifications, si bien orchestrée que l'ennemi ne voit jamais la balle lui traverser l'esprit.

Ce n'est plus une guerre, c'est une mise à jour permanente de la conscience collective.

L'algorithme, ce dieu discret des temps modernes, choisit qui parlera et qui disparaîtra dans les limbes du silence numérique. L'influenceur, prophète postmoderne, transforme la tragédie en tendance et la douleur en données monétisables. Un tweet viral vaut désormais plus qu'un manifeste politique.

Dans cette comédie dramatique, les rôles s'inversent :

Le résistant devient terroriste,

le bourreau se grime en victime,

la compassion se vend à la minute et la souffrance s'évalue en parts de marché.

Les puissants manipulent les larmes comme d'autres trafiquent des armes : avec méthode et sans scrupule.

Les récits officiels deviennent des évangiles toxiques, proclamant que la paix est dans l'ordre établi, même si cet ordre piétine les peuples. À la une : le désespoir calibré, la violence contextualisée, la résistance criminalisée. Comme l'ont montré P.W. Singer et Emerson Brooking dans LikeWar, les guerres modernes ne se gagnent plus sur le terrain, mais sur l'écran.

Le vrai pouvoir est devenu viral.

Une fausse nouvelle circule plus vite qu'un missile hypersonique.

Un bot peut renverser l'opinion publique avec la précision d'un sniper.

La mémoire collective ? Fragmentée en stories éphémères, remaniée par les filtres idéologiques.

Et pendant ce temps, dans les salons feutrés des régimes arabes, on s'échange des sourires diplomatiques, on parle « coopération régionale » et « normalisation » pendant que les peuples crient dans le désert numérique. Le cri ne résonne plus ; il dérange.

L'amnésie est devenue doctrine.

On enseigne le vide, on archive la douleur, on maquille l'histoire.

La résistance a déserté les manuels, remplacée par les clauses des accords économiques.

Le passé ? Une variable d'ajustement dans les algorithmes de la paix rentable.

Comme le rappelait Joseph Massad dans The Persistence of the Palestinian Question, cette trahison rampante n'est pas seulement diplomatique. Elle est culturelle, existentielle. En reniant la mémoire palestinienne, on efface l'un des derniers piliers de la conscience arabe. On vend l'histoire au kilo, et le silence en prime.

Dans ce théâtre de l'absurde, où les puissances arabes ont troqué leur voix contre des dividendes, le seul ennemi qui demeure, c'est la mémoire.

Car se souvenir, c'est résister.

Et résister, c'est aujourd'hui l'acte le plus révolutionnaire qu'un peuple puisse commettre dans l'ère du flux.

4. Géopolitique du cynisme : vers un Moyen-Orient redessiné dans l'oubli

Le chaos, autrefois fruit amer de l'imprévu, est aujourd'hui un mets soigneusement mijoté dans les cuisines feutrées des chancelleries. Il n'est plus une conséquence - il est devenu doctrine. Le désordre n'est plus l'exception regrettable d'un échiquier géopolitique en déséquilibre ; il est la règle, la matrice, la stratégie centrale d'une recomposition du Moyen-Orient à coups de ciseaux trempés dans l'huile noire et le sang des peuples.

Sur cette scène orientale aux rideaux de fumée et aux coulisses sanglantes, les cartes sont rebattues par ceux qui ont perdu tout scrupule, mais gagné un flair imparable pour les intérêts mouvants. Les frontières morales s'effacent au profit de lignes économiques. Les anciennes rivalités se métamorphosent en pactes d'ambiguïtés. Et l'ordre naissant - ou plutôt, le désordre entretenu - repose sur trois piliers : l'amnésie, la duplicité et l'abandon.

Dans cette tragédie géopolitique qui se joue à huis clos :

- L'Iran, devenu croquemitaine universel, incarne à lui seul le mal absolu, permettant de justifier embargos, menaces, et un harcèlement permanent sous couvert de paix régionale.

- La Turquie, pourtant pièce maîtresse de l'échiquier, est isolée comme un pion rebelle, suspectée de toutes les ambitions, ostracisée par tous les camps.

-  Israël, lui, excelle dans l'art de se parer du manteau de l'éternelle victime, enjambant les ruines de Gaza pour sculpter son mythe existentiel, pendant que l'occupation se fait invisible dans les communiqués des agences de presse.

Le cynisme, désormais érigé en discipline stratégique, atteint son paroxysme lorsqu'un ancien chef de guerre, figure sanguinaire de la nébuleuse jihadiste - hier classé terroriste, aujourd'hui couronné d'applaudissements diplomatiques - est invité à dîner aux chandelles par des chefs d'État à cravate soyeuse et morale flexible. L'éthique ? Remisée dans les archives. L'histoire ? Réécrite au gré des intérêts du moment.

On ne s'étonne plus de voir Emmanuel Macron accueillir avec sourire protocolaire celui que la veille encore ses services vouaient aux gémonies. Ni de voir Donald Trump, l'apôtre du deal, signer des contrats astronomiques entre deux pas de danse sous les lustres dorés de Riyad. Pendant que Gaza, elle, continue d'agoniser dans l'indifférence globale, quémandant un litre d'eau ou un jour sans bombardement.

Le drame n'est plus seulement humanitaire - il est moral.

La géopolitique moderne n'a plus d'âme. Elle jongle avec les drapeaux comme un prestidigitateur cynique, transformant les anciens ennemis en partenaires de circonstance, le terrorisme en diplomatie, et l'oubli en vertu cardinale. Tout ce qui gênait hier devient tolérable aujourd'hui - pour peu que les affaires roulent et les caisses sonnent.

Scott Ritter le résume crûment dans Dealbreaker : la mémoire n'a plus de valeur face aux intérêts. L'histoire, jadis repère des peuples, devient une marchandise périssable. Et dans ce supermarché des relations internationales, les principes ont été étiquetés « soldés », liquidés au nom d'une stabilité factice, où l'ordre repose non sur la justice, mais sur l'écrasement soigneux de toute aspiration populaire.

L'oubli n'est plus une faille - il est la norme. Il ne s'agit plus d'amnésie accidentelle, mais de mémoire programmée, effacée ligne par ligne dans les manuels, les discours et les accords de normalisation. Pendant que les peuples réclament justice, les puissants redessinent les cartes avec la gomme du déni.

Le Moyen-Orient devient ainsi une fresque inachevée, retouchée à l'infini par ceux qui refusent d'entendre les voix du fond. Une fresque où les visages disparaissent, où les drames se fondent dans le néant, et où l'histoire elle-même est invitée à faire silence.

5. L'amnésie arabe : entre inertie diplomatique et trahison silencieuse

Le monde arabe, jadis berceau de révoltes et d'espérances, semble aujourd'hui figé dans un sommeil moral profond, une paralysie qui frôle l'agonie de son âme collective. Morcelé, divisé, anesthésié par des intérêts contradictoires et un réalisme diplomatique sourd aux cris des peuples, il s'abandonne à l'oubli. Oublier, ne plus se souvenir, ne plus affronter les blessures vives de son histoire, tel est le prix de cette inertie fatale.

L'amnésie politique, rampant poison, déforme la réalité : les anciens ennemis se retrouvent sur la même table, complices d'une trahison tacite, et le cri des opprimés devient un murmure inaudible, vite étouffé par les rhétoriques convenues et les slogans creux. La résistance elle-même disparaît des manuels, effacée au profit d'une « coopération régionale » aseptisée, d'accords de sécurité qui se veulent rassurants mais qui sont en réalité des pactes d'oubli. Normalisations et dialogues diplomatiques glissent comme un voile opaque sur les antagonismes non résolus, instaurant une paix factice, fragile et mensongère.

Cette amnésie institutionnalisée, véritable oubli forcé, revient à nier les luttes populaires, à fermer la porte aux revendications de justice et de dignité. C'est une négation lente mais implacable des combats qui ont forgé la conscience collective.

Joseph Massad l'a souligné avec force dans The Persistence of the Palestinian Question (2006) : les accords d'Oslo ont officialisé ce processus d'effacement, substituant progressivement le langage ardent de la résistance à celui froid du compromis et du réalisme politique. Ainsi, la mémoire palestinienne, cœur battant du conflit, s'est trouvée reléguée au silence, marginalisée dans un théâtre où les projecteurs brillent désormais ailleurs.

Cette marginalisation calculée fragilise non seulement la cause palestinienne mais aussi l'ensemble de la conscience arabe, qui se retrouve privée de son fil rouge historique, perdant la capacité de mobiliser autour d'un projet commun de justice et d'émancipation.

L'amnésie arabe est une trahison sourde, un oubli complice qui ouvre la voie aux oppresseurs, et où la résignation a remplacé la résistance. La blessure n'est pas seulement politique : elle est existentielle, un désert intérieur où se perdent les voix et les mémoires.

Alors, face à ce constat glaçant, une question brûlante s'impose : comment réveiller cette mémoire collective engourdie ? Comment redonner voix aux luttes oubliées, raviver l'espoir et réinsuffler un souffle de solidarité dans une région où les intérêts personnels et la peur semblent avoir verrouillé les cœurs et les discours ?

C'est un défi colossal - et une urgence - pour tout acteur conscient que l'oubli est le pire des ennemis, celui qui précipite un peuple vers la nuit la plus profonde.

Conclusion : Dans les décombres, la conscience veille encore

Ce qui naît aujourd'hui des ruines fumantes de Gaza n'est ni un État, ni même une victoire politique, mais un nouvel ordre façonné de cendres et de falsifications - une pièce écrite par les bourreaux eux-mêmes, où les victimes, telles des comédiens maladroits, s'efforcent de quémander leur humanité, et où les peuples arabes, fragmentés et perdus, s'observent mutuellement avec la froide indifférence de chiens de faïence, figés dans une vitrine brisée.

Pourtant, l'Histoire, cette vieille rebelle étranglée, muselée, n'en finit pas de respirer. Même sous les décombres, elle s'infiltre, germe dans les fissures invisibles - là où le chaos prétend régner en maître. Les pierres, obstinées, parlent encore. Elles se glissent entre les gravats, chuchotent à travers les ruines, s'infiltrent dans les silences complices, dans les regards d'enfants qui refusent obstinément d'oublier.

L'Algérie, hier, fut ce théâtre incandescent. Colonisée par le fer et le feu dès 1830, écrasée sous un siècle de dépossession et de terre brûlée, elle semblait vouée à l'effacement. Mais voilà, dans le ventre aride du désert, une flamme veillait, une braise jamais éteinte. L'émir Abdelkader, El-Mokrani, Bouamama, les Ouled Sidi Cheikh... autant de flammes indomptables que le colonisateur n'a jamais réussi à étouffer.

Le 8 mai 1945, ces braises s'embrasèrent dans un incendie de chair et de sang : 45 000 martyrs tombèrent, mais le peuple, lui, ne plia pas. Le 1er novembre 1954, la révolution éclata, brisant le silence, fracturant l'arrogance impériale, et forçant le colonisateur à reculer - valises précipitamment bouclées, fuyard à jamais.

Gaza n'est pas morte. La Palestine n'est pas vaincue. Elles saignent, souffrent, mais surtout, elles se souviennent. Ce chaos dévorant, qui semble vouloir les engloutir, pourrait être la matrice d'une aube nouvelle. Car sous chaque pierre dort une graine de liberté, dans chaque ruine sommeille une mémoire, et dans chaque enfant bat une promesse.

Un jour, peut-être, de ce désert de mémoire jaillira non pas un déluge, mais un sursaut. Non pas une roquette, mais une parole. Non pas une vengeance, mais une conscience.

Et comme l'a prophétisé Abou El Kacem Chebbi, poète des peuples en marche :

« Lorsqu'un jour le peuple veut vivre,

Force est pour le Destin, de répondre,

Force est pour les ténèbres de se dissiper,

Force est pour les chaînes de se briser. »

Alors, que les puissants continuent d'écrire l'oubli, avec leurs plumes trempées dans l'arrogance - les pierres, elles, n'oublient pas. Elles patientent, silencieuses, accumulant leurs mémoires comme autant de cailloux dans la chaussure de l'histoire.

Un jour viendra où même la poussière saura redire le nom de la justice.

Car même ensevelie, la vérité respire encore - et un jour, c'est d'elle que renaîtront les peuples.

*MCA, Université Kasdi Merbah Ouargla

Références :

- Finkelstein, N. G. (2018). Gaza: An Inquest into Its Martyrdom. University of California Press.

- Lind, W. S. (2004). Understanding Fourth Generation War. Military Review.

- Massad, J. (2006). The Persistence of the Palestinian Question: Essays on Zionism and the Palestinians. Routledge.

- Peters, R. (2006). Blood Borders: How a Better Middle East Would Look. Armed Forces Journal.

- Ritter, S. (2018). Dealbreaker: Donald Trump and the Unmaking of the Iran Nuclear Deal. Clarity Press.

- Singer, P. W., & Brooking, E. T. (2018). LikeWar: The Weaponization of Social Media. Houghton Mifflin Harcourt.

- Abou El Kacem Chebbi. (1934). Si le peuple veut vivre [Poème]. Dans Anthologie de la poésie arabe moderne (Trad. X. Dupont, p. xx). Éditions Y.