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Analyse d'une double immolation

par Kamel Daoud

« Je ne suis pas Bouaziz, je veux seulement un logement». C'est ce qu'a dit un Algérien qui a tenté de s'immoler, à un confrère d'El Watan. C'est donc le résumé absolu de l'écrasement vital. Le condensé de l'Algérien en verres cassés et miettes de revendications. Le bonhomme a raison dans ses raisons : il ne veut pas d'un printemps pour tous, mais d'une saison pour lui. C'est le propre du cas algérien : révolution individuelle, personnalisée, unique, résumée à sa propre personne. Multiplié par 36 millions, cela donne une revendication d'un jasmin par personne avec un total qui égale à zéro. Le régime a donc réussi : on ne tabasse pas, on n'interdit pas ouvertement, on ne tue pas, on ne réprime pas en masse, on ne tire pas sur la foule mais on lui demande de s'aligner. Un Algérien derrière l'autre, face au guichet unique du «pétrole contre nourriture».

La phrase exprime un condensé extraordinaire de la réponse à la fameuse question «pourquoi l'Algérie n'explose pas ?». Réponse donc : ce n'est pas mon problème. Réponse du régime : je vous écoute, un par un. Je vous réponds, un par un. Du coup, il n'y pas de lien entre les demandeurs, pas de slogan commun, pas de cri unanime, pas de «dégage» à la première personne du pluriel. L'entreprise est extraordinaire : disperser la foule avant qu'elle ne se rassemble.

La phrase exprime aussi un nihilisme politique profond : les Algériens, beaucoup, ne voient pas le lien entre l'effet de leur misère et la cause unique. On s'élève contre un maire mais pas contre l'élection fraudée qui l'a élu. On dénonce une politique sans vouloir admettre que c'est de la politique, justement. Non donc : je ne suis pas Bouaziz, je veux juste ma part, pas mon droit. Mon toit pas mon pays. Un morceau, pas toute la citoyenneté. Je m'immole mais sans vouloir vous déranger. Je ne suis pas Bouaziz est ma façon de vous dire que je n'existe pas et je le veux si bien et si publiquement que cela devrait être récompensé puisque c'est votre but. D'ailleurs, Bouaziz est notre ennemi commun. A vous et à moi. Vous n'en voulez pas et je vous affirme que moi aussi je ne veux pas l'être. Pouvons-nous nous entendre ? Désespoir exact et bien calculé, négation de soi, écrasement dernier de l'algériannité et de son droit à dire non puisque je dis non à moi-même, ce qui vaut, par double négation, un «oui» à vous. Du coup, on comprend : l'Algérien est désormais si dépolitisé qu'il le revendique comme une preuve de son nationalisme.

Cette sentence d'un Algérien contre lui-même est le signe d'une immolation double : je me brûle mais je brûle aussi le Bouaziz possible en moi. D'ailleurs, je le brûle avant ma propre personne. Ou après. Une sentence vraie, lourde, signe d'une misère effroyable du sens et des actes, juste en ce sens qu'elle est dite par un homme sans toit, père d'une fille handicapée moteur. Il ne faut pas le juger donc mais seulement réfléchir sur son résumé éblouissant de tristesse et de déni. L'homme se brûle et brûle même le sens de son acte. Il a compris le message : on ne vous donnera le toit ou le baril ou de l'argent seulement si vous prouvez que vous n'existez pas et que vous n'être rien. Le choix entre exister et habiter. Avoir un toit ou une part de la rente est conditionné par une négation de soi, signée en bas d'un tas de cendres.