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Point de vue: Faut-il démolir Derb ?

par Benkoula Sidi Mohammed El Habib *

«Haussmann dit dans ses mémoires (Paris, 1890, t.1, p. 12) que pour s'occuper de ces questions, il faudrait être « un administrateur doublé d'un artiste, épris de toutes les grandes choses, passionné pour le beau [?], mais sachant par expérience que les choses secondaires ne sont pas à négliger. » (Note bas-de-page n°11 cité in Gustavo Giovannoni, L'urbanisme face aux villes anciennes, Editions du Seuil (traduction, 1998, p. 41).

La rumeur court que les autorités locales s'apprêtent à démolir le quartier Derb, et, confrontés à cette rumeur, nous ne pouvions ne pas réagir et exprimer notre avis sur la question.

D'abord, nous considérons que ce projet « éventuel » de démolition n'a aucun sens : il va à contre-sens de l'histoire urbaine de notre ville, puisqu'il il va nous priver d'un lambeau important et vital pour l'appréhension de sa mémoire. Ce quartier a fait l'objet de nombreuses réflexions qui méritent d'ailleurs d'être revisitées, y compris par nous-mêmes, il est au cœur d'études diverses dont la plus importante est celle de René Lespès.

Une lecture même sommaire de «L'urbanisme face aux villes anciennes» rend compte de l'attention particulière que nous devons porter à ce type de quartier où toute intervention urbanistique devrait être l'œuvre d'individus particulièrement sensibles et talentueux, et non pas de décideurs enfoncés dans leurs bureaux feutrés.

Ce projet de démolition, s'il vient à être réalisé, ne fera que soutenir notre thèse de l'échec de l'urbanisme algérien, à cause de la prétention, l'interventionnisme et l'abus de certains décideurs des pouvoirs publics algériens. D'autant plus qu'il court dans notre pays que la question de la mémoire dans les villes européennes d'Algérie, chez certains politiques, est hâtivement associée à des considérations politiquement idéologiques. D'ailleurs, aux villes coloniales l'on oppose l'impératif de reconnaissance des masses dans des symboles de rappel à l'ordre national, sous-entendant par-là l'identité arabo-musulmane que l'on signifie par le montage de projets divers comportant des mosaïques, des arcs et des coupoles auxquels même nos diplômés d'architecture ne semblent pas comprendre grand-chose.

De ce fait, l'on recourt à la fabrication d'un paysage urbain typiquement folklorique où « nous reconnaissons même cette singulière influence de l'habitude, qui fait survivre les formes aux raisons dont elles dérivent », chez nous par ignorance, bien sûr !

Certes, c'est triste de dire, comme nous l'a fait entendre un architecte d'Oran, que toute intervention, qui plus est publique dans le paysage de nos villes, est destructrice. C'est en ce sens que nous pensons que démolir Derb, c'est démolir ce que nous ne saurons jamais reconstruire à l'identique.

Dans ce cas, le temps que nous ayons les «esprits» qu'il faut, il suffit juste de laisser vieillir.

Oran offre un exemple flagrant d'absence de coordination des actions d'urbanisme. Le ravalement grossier des façades du boulevard Maâta (notons la réhabilitation ratée de la grande mosquée), accompagné des travaux de tramway, en plus de l'absence d'une quelconque campagne de sensibilisation des populations à la portée des planifications locales et leurs objectifs, montrent ô combien que la compétence de l'habitant importe peu pour les autorités (à lire les travaux de Toussaint sur la question), ces autorités qui oublient que « le vécu se moque du conçu».

Derb, perché sur sa terrasse, domine le grand Sid El-Houari. Il est riche en architecture et offre, a priori, des possibilités remarquables de réhabilitation urbaine. La démolition de ce quartier nous semble injustifiée, en dehors du fait qu'elle peut être motivée par la recherche de récupérer le foncier en vue de le mettre en valeur et d'éloigner ses populations, dont une partie souffre de nombreuses difficultés sociales. Ce qui fait de Derb, en plus du contexte de crise politique actuelle, un quartier chaud en plein centre-ville.

Toutefois, il est clair que personne ne sait pourquoi l'on veut démolir, comme personne ne sait pourquoi l'on veut conserver. Il est à signaler que la démolition, qui devient depuis quelques années à Oran un outil banal de l'urbanisme autoritaire algérien, n'est précédée d'aucun projet d'inventorisation dans les quartiers anciens, d'études techniques de l'état physique du bâti et d'une réelle volonté de conservation des architectures majeures et mineures. Il ne s'agit pas seulement que de la conservation des monuments. « Les mêmes caractères qui lient étroitement les grands monuments au petit tissu des édifices mineurs unissent l'architecture et la structure urbaine en une seule entité, organisée par une idée logique et cohérente. Ils constituent un élément extrinsèque essentiel pour l'appréciation des monuments et sont l'expression d'une conception unitaire du monument et de son contexte, ou, si l'on préfère, d'une architecture collective proprement urbaine. Il est plus grave d'altérer cet ensemble que d'endommager un monument ». (Gustavo Giovannoni, « L'urbanisme face aux villes anciennes », Editions du Seuil (traduction), 1998, p. 59)

Dans cet ordre d'idées, nous assistons à une condamnation sans fondement de la venelle, de la rue, au nom de la nécessité des grands boulevards et de l'ensoleillement. Pourtant, ce sont des quartiers comme Derb qui, nécessitant des interventions chirurgicales, font la fierté des plus belles villes dans le monde. Même la Chine, pourtant communiste, s'y met, tandis que chez nous la tabula rasa revient en force.

Selon nous, deux éléments menacent nos quartiers historiques :

1- Une méconnaissance de l'urbanisme moderne, qui est réduit à son essence artificielle et régie par les lois de la géométrie. Cet urbanisme, doublé de la prétention des architectes, n'admet pas les fondements naturels des villes et des quartiers anciens. L'artificiel domine : du coup, nous ne faisons que nous éloigner du modèle spontané de l'art urbain, du sens profond des tracés qui ont fait des quartiers anciens, aussi variés soient-ils, des lieux pittoresques.

2- L'urbanisme réglementaire, rigide avec ses lois et ses règles, ne peut absolument pas absorber la spécificité des lieux historiques. La conservation d'un lieu historique est l'affaire de toute la société des disciplines universitaires et civiles, et ne peut se limiter à une décision irréfléchie d'un décideur public ou d'un groupe d'urbanistes d'administration.

Aucun d'entre nous ne peut nier aux quartiers Sid El-Houari, Derb et autres le caractère historique dont ils bénéficient. Il ne s'agit pas d'une affaire de nostalgie, et celle-ci n'est pas une honte, mais d'une nécessité de préserver à nos villes, dans le monde arabo-musulman, à leur tête Oran (selon Denis Grandet) leur identité européenne. Ce qui en fait un territoire partagé qui offre la possibilité de communiquer avec l'autre, pourtant si différent de nous.

*Architecte urbaniste, maître de conférences