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Le «Je» et le «Nous» de Bouteflika

par Fatiha Boulafrad*

Je dirais du discours du Président ce que Jean Starobinski disait à propos du livre : «puisqu'il est fait de mots et de phrases, les valeurs d'expression seront à tout coup significatives, et le stylicien joue gagnant».

Dans mon discours sur le discours, j'essayerais d'observer comment ce dernier et par quelles stratégies auctorales, il sera emmené (ou pas) à jouer gagnant. Ainsi est arrêté l'objet d'observation de ma recherche : le discours du Président.

Comment ce discours peut-il être révélateur de l'intentio auctoris et en même temps exprimer un écart par rapport à cet intentio ? À quel point l'expression va-t-elle dépasser l'«impression» ? Dans quelle mesure ce discours produit-il des effets aptes à rejoindre l'impression déterminée dans l'esprit de l'auditeur ?

Par quel tour de force cette parole peut-elle transcender la «scepticité» de l'auditeur réfractaire à toute parole émanant du politique ?

Comment va s'opérer la tension entre les intentii umbertiens pour créer un télescopage engendrant un effet de décentrement par rapport à ces intentii, un décentrement créateur, productif d'effets autres.

Nous partons du postulat que ce discours est celui du Président de la République algérienne, un président élu à une étape dramatique conjoncturellement : chronotopes hautement «crisiques» : décolonisation difficile trajéfiée par un terrorisme hydrique, un babyboom dégénérateur et des crises multiformes.



Ainsi, son discours va-t-il s'écarter de la glose instituée depuis le début de la décolonisation et transmuer dans une dimension autre et prendre une posture.

La posture étant la face publique de l'orateur. C'est sa représentation de soi dans les contextes d'exposition. Elle constitue l'interface entre le sujet disant et le sujet recevant.

Celui qui dit et non celui qui est. Celui qui dit est ici le Président individualisé dans sa fonction et non incarné dans son être.

Une fonction lui ayant assigné de par son élection la charge de dire car son rapport au peuple est sa parole. Cette position est un corrélat de paramètres sociaux, territoriaux, nationaux, historiques incluant des mémoriaux, des imaginaires, des exigences, des attentes, des aspirations, des fantasmes et des rêves. Paramètres assujettis à des procédures d'inclusion ou d'exclusion fixées par l'ordre social.

La posture se crée et évolue dans son rapport au public ; c'est ce qui dans le discours se donne à voir comme une construction de soi.

Je n'ai pas la prétention de pouvoir faire une lecture de tous les discours du Président (étudier dans sa totalité, la parole bouteflikienne serait une gageure tant la volonté du Président d'honorer son engagement «à dire» est grande, ainsi ai-je dû faire un choix prospectif parmi les discours du Président :

- Le premier serment

- Le deuxième serment

Je passerai le préambule adressé au Président sortant et commencerai au commencement, là où «le verbe fut». Institution d'emblée de la présence de l'autre : «Mesdames et Messieurs» volonté d'accroche globalisante, élargissant à la nation la distribution verbale. «Au moment où» établissement institutionnalisant la parole dans sa posture.

«De par la volonté libre et définitivement souveraine du peuple algérien». Inscription de la parole au sommet de la montagne, placée dans une constellation ayant passé toute dimension de socialité conflictuelle où passionnelle et lui conférant une légitimité prescriptive et explicative. Ici, il y a un rapport très fort à l'histoire et à la culture du vouloir. Exposition de l'intention par une redondance des expressifs verbaux tels : je ressens, je mesure, je mesure, je veux affirmer nettement ; pour ma part, je m'engage, mes prérogatives, j'oeuvrerai à, j'appelle. Occurrences du «je» exclusif: (je absolu) : 10.

Occurrences du «je» inclusif impliquant l'autre présent et absent. (nous incluant je) : 36 fois noms et variantes : nous vivons, s'impose à nous, nous connaissons, nos ressources, nos capacités, il nous faut, nous convaincre, notre agriculture, nous pourrons, nous dégager, nous pourrons, nous hisser, pour nous, nous ressentons, notre dignité, notre volonté, nos problèmes, notre destin, nous permettrons, notre droit, nous revient, nos ressources, notre situations, notre guerre, notre rôle, nous appartenons, dépend de nous, nous avons, notre place, en nous, nos épreuves, nous pouvons, nous sollicitent, nous voudrons, notre volonté, notre mérite.

Occurrences de «vous» : 0.

La parole s'adonne à un jeu de miroirs en un va-et-vient de reflets impliquant, responsabilisant et incluant le Même et l'Autre dans l'aventure commençante. Il y a exclusion absolue de tout ce qui n'est pas le je et le «je» dans le «nous».

Ainsi, le discours préliminaire annonce sa feuille de route. Il y a inclusion du «je» dans le «nous» et exclusion de tous les autres paramètres sociaux par l'absentation du «vous».

Le sens débouche sur l'équation :

Je nous = je suis l'Etat

Nous - je = l'Etat c'est le peuple

Ainsi, l'itération du «nous» (36 occurrences) l'emportant sur celle du «je» (10 occurrences) constitue un arrêt sur image, un zoom sur l'intentio bouteflikien : la responsabilité est partagée, elle n'est pas exclusive au «je». La voix du «je» incluant l'Autre opère ainsi une attraction «séductive» créant un rapport sensuel entre l'écoute et le dire.



Cependant, pour une telle prestation, il y a préparation et le langage est mesuré avec précision, rigueur, austérité. Il y a ici un phénomène de mise en scène orchestré par la solennité de la circonstance. Il y a une circularité du discours qui se dérobe en s'enroulant sur une topique à deux versants : versant ombre et versant lumière.

- Versant ombre : la crise sécuritaire

- Versant lumière : le salut national.

Les isotopes concernant l'ombre se suivent et se relaient par une diversification de l'expression qui en fait est l'objectif majeur du discours : ? dénoncer.

- Ecueils

- Violence

- Actes terroristes

- Page douloureuse de notre histoire

- Séquelles d'une tragédie collective

- Démons de la division et de la violence

- Pratiques malsaines et dérives de tous ordres

- Crise aux multiples aspects.

Les isotopes concernant la lumière créent un phénomène de circularité fonctionnant à travers ces mots-relais qui balisent l'itinéraire discursif et ferme la boucle par l'inclusion du «nous»:

- Les bonnes volontés

- Patrie commune

- S'associer à l'œuvre de restauration de la concorde civile

- Consolider les bases du nouveau départ, fondé sur le respect mutuel des convictions

- La garantie des droits constitutionnels intangibles aux libertés publiques et individuelles.

- Large rassemblement

- La convergence des efforts

- Une politique nationale, exclusivement nationale, de paix, d'ouverture au progrès et de construction démocratique.

- Construire le projet démocratique

- Redonner leur légitimité profonde aux institutions de l'Etat

- L'élévation et la considération sociales, garantir l'égalité des chances pour tous les citoyens, assurer l'impartialité de l'administration et la qualité des prestations de service public.

- Consacrer des mécanismes objectifs pour la promotion des compétences et offrir à celles-ci le cadre adéquat à leur pleine expression.

- Le retour de la pleine confiance dans les institutions étatiques

- Développement économique et social.

- La réhabilitation, la moralisation et la rénovation de l'Etat.

- La justice, la dignité, la solidarité.

- La préservation de son (l'Algérie) génie propre et de ses intérêts nationaux.

· Renforcement des conditions favorisant le développement et la valorisation des talents et des compétences, l'expression libre, l'échange et le débat d'idées.

- Eclore la création intellectuelle et la capacité scientifique et technique

- Le salut national

- La consolidation de l'Etat national, le renforcement des institutions de la République et la promotion des libertés démocratiques.

- Les voies du rétablissement et du renouveau.

- L'Algérie a des potentialités réelles.

- L'immense réserve de vitalité de sa jeunesse.

- Elle peut être forte et prospère.

«Elle (l'Algérie) sera ce que nous voulons qu'elle soit (...) forte et prospère» qui est une réplique au (je ) mesure pleinement l'immensité des attentes et besoins du pays».

La boucle accomplie, le discours devient un carrousel expressif constitué de lexies parfaites remplies de la capacité de se transformer en images et l'auditeur par le pouvoir de la voix est emmené dans un monde sensoriel mis en images, doublé comme dans un rêve d'une dimension a-réelle où chaque image négative est mise en rédemption par son autre positive.



Ainsi, l'expression est double, constituée d'un endroit et d'un envers: l'image côté ombre est recouverte comme un palimpseste par son côté lumière. Dans cette procession à forte portée expressive, nous ne reconnaissons l'envers qu'en nous référant à Roland Barthes qui dit à ce propos: «L'envers nie le dialogue».

Ainsi, à travers la tension des mots créée par cette double dimension, se produit un fait de parole nouveau, car le discours se démarquant de la nomenklatura doxale assignant à la prosodie une linéarité début-fin produit un fait de révolution par sa circularité et son début - non fin.

Le discours est posé sur l'équation existentielle originelle : nommer.

L'on remarque que ce discours (de début) est investi de la volonté de nommer par la profusion des noms qui se constituent en prédicats absolus sur la totalité du paradigme.

La parole accomplit son ascension vers le sacré et se place dès l'origine : Lieu de tous les Débuts. Adam à la demande de Dieu récitant tous les noms, se constituant responsable du monde à venir et Satan désobéissant se constituant irresponsable.

Ainsi, le langage expose un double lieu, le lieu de nommer :

lumière et celui de dénommer: ombre.

Nous remarquons que l'effet assigné au discours n'est pas de séduire mais de dire, aussi le sujet parlant s'approprie la parole avec ses pouvoirs et ses savoirs. Il se positionne dans une confluence de significations d'un cogito : je dis donc je suis.

Je dis car je suis celui dont le di (t) cour (t) le long du cours d'une vérité qui peut se dire enfin. Je suis celui dont toutes les choses ayant enfin échangé leur sens ont trouvé leur position dans l'intériorité de la conscience de soi.

Je dis car je suis celui qui a fait de tout ce qui doit se dire et qui n'a pu l'être, une épiphanie du logos.

Je suis celui qui peut dire le monde, parler de lui, le désigner, le nommer et le dire dans la forme de sa vérité.

Je dis parce que je suis, je suis parce que je sais.



Ainsi, le savoir est la texture qui sous-tend la parole et il y a télescopage de sens, la parole s'amplifie et se «sensialise» emportée par une polyphonie de sens à valeur ajoutée en une ascension migratoire s'arrachant du spectre de la banalité et libérant la parole des boulets la glose nomenklaturale. La parole atteint l'apogée du «sensiel» et gagne ainsi ce qu'appelait Freud «le privilège d'émigrer». Elle émigre d'une culture à l'autre, d'une histoire à l'autre, d'un savoir à l'autre avec les risques que cela comporte.

«Le salut national dépend de nous et nous avons la responsabilité de le réaliser, de la réaliser seuls [...] consolidation de l'Etat national, du renforcement de la République et de la promotion des libertés démocratiques».

Ainsi, le sens s'enfonce dans l'histoire du savoir et cite Diderot in l'entrée «autorité politique» de l'Encyclopédie .

«L'observation des lois, la conservation de la liberté et l'amour de la patrie sont les sources fécondes de toutes grandes choses et de toutes belles actions. Là se trouve le bonheur des peuples (...)».

La parole présidentielle rencontre en rappel celle de Diderot, ainsi l'isotope : «le salut national dépend de nous» rappelle en intertexte «l'amour de la patrie» qui est exhorté fortement par les lexies «nous avons la responsabilité de le réaliser, de le réaliser seuls et d'en accepter le prix» exhortation en exponentielle par une ascension articulée par les deux coordonnants «et», «et» à valeur ajoutée et par l'itération de la lexie «de le réaliser» reprise avec l'amplification «seuls». L'isotope : «la consolidation de l'Etat national, (le) renforcement des institutions de la République» qui est construit sur une trajectoire énumérative en crescendo rappelle «L'observation des lois».

L'isotope : «la promotion des libertés démocratiques» qui expose un système mené de front par un mot introducteur fort «promotion» rejoint le surpassant «la conservation de la liberté».



Ainsi, la parole est érigée sur un terreau de savoir fondateur. Vers la conclusion, l'isotope «Elle (l'Algérie) sera ce que nous voudrons qu'elle soit, elle peut être forte et prospère», nous rappelle la pensée nietzchienne : «sois ce que tu es».

Ainsi l'Algérie est forte et prospère aussi peut-elle l'être «tous les fils de la Patrie Algérie» «voudrons» et ici la désinence est explicite = le futur circonscrit une volonté à impulser.

L'isotope conclusive : «au nom du peuple, grâce à lui et pour lui» rejoint celle de l'encyclopédie² : «Le prince tient de ses sujets mêmes l'autorité qu'il a sur eux [...] Il s'est engagé envers les peuples à l'administration des affaires et que ceux-ci de leur côté se sont engagés à lui obéir conformément aux lois».

«Les voies du rétablissement et du renouveau existent mais des tâches immenses nous sollicitent afin de les déblayer».

L'intensité de l'expression réside dans son apogée mise en finale : déblayer.

Le dictionnaire donne ce mot comme : «débarrasser de ce qui gêne, de ce qui encombre, dégager».



Ainsi les voies menant au salut existent mais sont ensevelies sous les décombres dues aux destructions massives des structures de l'Etat.

Dans cette parole d'intronisation, il y a bouleversement de la glose doxale. Une révolution épiphanise le discours et opère un changement total du discours politique qui, émergeant de la langue de bois dans laquelle il baignait depuis la décolonisation, surgit dans une nudité spectaculaire désarlequinnisé : «Je nous» est la condition sine qua non du salut car Je sans nous ne peut rien. L'ordre de l'entendement social habitué au rythme de la langue de bois subit un bouleversement total par cette équation neuve et nouvelle : «Je» et «nous» en «Je».

Le «Je» superhommisé, vieux de plusieurs décades et ayant emmené le peuple à se vautrer dans un assistanat passif a subitement disparu et la soudaine apparition d'un nouvel ordre social se fait à travers ce discours liminaire. Un réseau de balises ordonne le discours dans une intention de rappels itératifs étoffant la parole par une dimension d'islamité:

Et dans un intentio auctoral expressif de la considération du «Je» exclusif pour le nous inclusif :

Ainsi une circularité de motifs illustre le discours «la volonté du peuple»

· De par la volonté libre et définitivement souveraine du peuple algérien

· Au nom du peuple grâce à lui

· La paix civile

· Le plein rétablissement de la paix civile

· L'œuvre de restauration de la concorde civile

· Assurer concrètement la protection du citoyen

· L'élaboration et la mise en oeuvre des politiques visant à la paix, à la stabilité

· Le salut national

· Les voies du rétablissement et du renouveau.

Cette itération en va-et-vient est un jeu de miroirs réfléchissant en ombre et lumière ces motifs mis en superposition et dont chaque élément lutte pour jouer gagnant. La tension créée par ce double réseau voulant chacun l'emporter sur l'autre produit une situation de rapport de force schématisant le discours en deux niveaux :

1er niveau

2ème niveau



Mais le discours par l'effet de la force d'attraction de l'orateur est enserré dans une tension créée par un exercice délibéré de la parole qui produit un effet de magie, Freud ne disait-il pas : «les mots étaient magie à l'origine».

Ainsi la distribution magistrale des mots : «l'élévation», «(nous) «hisser», «la hauteur» mis comme prédicat de l'intention fait exploser la superposition des images et hisser haut les images de lumière. Paraphraser Freud devient un impératif: «du moment qu'il (le Président) parle, tout devient clair».

Ainsi, par le rétablissement de la lumière, il (le discours du Président) joue gagnant.


(*) Docteur