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Grosses fortunes et petites misères

par Slemnia Bendaoud

Dans le quotidien de l'humanité, ces deux mots se trouvent être très souvent totalement opposés l'un à l'autre.

C'est leur nature même qui fait leur différence et dicte leur destin. Chacun désignant un monde à part. Même si dans le fond, ils s'appliquent à des êtres humains, appartenant ?il est vrai- à deux mondes complètement différents vivant ensemble sur le même sol et territoire.

Les gens nantis deviennent avec le temps et peu de chance tout naturellement de grosses fortunes. Les misérables personnes auxquels la chance a tourné le dos errent, elles, en trainant pour toujours leur pitoyable statut de véritables hères, à travers l'histoire. Leurs chemins de la vie sont ainsi faits. Plutôt depuis la nuit des temps ainsi tracés...

Les peuples du monde entier en comptent d'ailleurs un tout petit peu nombre du premier collège mais en revanche enregistrent des quantités industrielles de cette seconde entité et très fournie catégorie. Hormis leur appartenance à l'humanité, certes à différents niveaux et catégories sociales, tout les sépare dans la vie.

Leur départ pour l'au-delà reste leur seul point commun et unique destin. Même si l'histoire de cette grosse fortune du monde survit toujours à leur mort plus que certaine. Au sein du cimetière de leur contrée, la loi Musulmane leur réserve le même tumulus ou tout comme. Tandis qu'au sein d'autres royaumes religieux, leurs tombes les cataloguent en ces deux distinctes catégories de « disparus à jamais ».

Ne subsiste alors après leur mort que leur propre statut hérité de celui d'être encore vivant dans l'esprit des uns et des autres ! Ce partage -si injuste tout de même- entre des gens d'une même communauté catapulte les uns au prix d'un coup de pouce au Paradis terrestre et envoie d'un coup de pied au derrière tout le reste des autres au purgatoire de la vie quotidienne.

Au moment où les premiers sont les seuls à être si haut propulsés vers les cimes de la voûte céleste et destin fabuleux, tout le reste du peuple croupit encore au plus bas de l'échelle sociale de l'humanité, dans les profondeurs abyssales du purgatoire de la vie, en quête d'un tout misérable quignon de pain et de plus de liberté.

En hommes riches et pauvres gens se comptent les citoyens de ce monde. En fortunes héritées et misères collées à la peau comme une sangsue se distinguent ces deux entités vivant parfois côte à côte, sinon l'une dépendant de l'autre.

Désormais le mensonge politique gagne de l'espace pour prendre l'allure d'un véritable programme. Il est déclamé par parcimonie, grande stratégie et conviction solidement affichée comme s'il s'agissait d'un ordre qui découle d'une véritable science laquelle détermine l'avenir de la nation et ses administrés.

Au lendemain de l'indépendance du pays, peu d'algériens étaient fortunés. Pour être riche, il fallait être fils de Caïd, rejeton de Bachagha, ou à un degré moindre heureux héritier d'un gros propriétaire terrien. Ainsi était constituée la bourgeoisie algérienne. La terre étant l'un des principaux leviers de la fortune.

Le monde n'était pas difficile à vivre. Ce n'est pas que la terre manquait de générosité. Ce sont plutôt les moyens de mieux la travailler qui faisaient le plus défaut. Tout le monde s'en tenait à l'essentiel, mettant de côté l'accessoire.

Un bref historique pour mieux situer la problématique :

L'algérien était bien loin de cette « société de consommation » qui fait dans la forme de l'excès et dans le cliché de l'ostentatoire. Le peuple menait une vie des plus austères, plutôt modeste, sinon rudimentaire et aléatoire. La pauvreté ne fut jadis pas une honte. À l'école, les enfants des gens les plus démunis n'étaient guère exclus du cercle restreint des érudits.

Le mérite était ce seul baromètre qui permettait au fils du pauvre de surclasser la progéniture des nantis. C'est dire que les familles nécessiteuses ne symbolisaient guère cette absurdité qui « fabrique des abrutis » et cancres de la classe. Elles eurent, elles aussi, droit à leur part dans la création de ce génie algérien.

Le pays vivait essentiellement des recettes à l'exportation de ses produits agricoles et des tout premiers timides barils de pétrole expédiés par une société pétrolière (la SN Repal) qui gérait son énergie fossile, encore à l'état embryonnaire.

La campagne agricole 1962/1963 fut un record au plan des rendements des produits céréaliers engrangés par le pays. À Telle enseigne qu'on moissonnait encore le blé dur durant les tout premiers jours du mois d'octobre. Tous les docks-silos étaient pleins à craquer et l'excédent était stocké sous des bâches à l'air libre dans des fermes.

Aux premières années de son indépendance, l'agriculture Algérienne était florissante et très performante. Elle disposait d'une bonne brochette de produits agricoles (les primeurs ou ceux du terroir surtout) qui avaient une meilleure côte à l'étranger. Leur label les classait comme des produits haut de gamme, si réputés pour leur excellente qualité.

La toute jeune république tenait à peine debout grâce à une flopée de gens dévoués. Elle pansait ses blessures pour oublier ce spectre d'une guerre atroce qui lui avait spolié ses grandes richesses et emporté ses meilleurs fils. Et tout était à refaire ou à de nouveau bâtir, dès lors que l'indépendance était déjà recouvrée au prix de grands sacrifices.

Autant les voies qui mènent à la richesse légitime étaient hermétiquement fermées à tout le monde, autant la sphère de la politique était complètement verrouillée telle une porte blindée à la face du peuple algérien, à l'image de ces voies impénétrables du Grand Seigneur.

Etre un quelconque salarié pouvait déjà compter parmi les mieux lotis ou bien nantis de la société. Une société où l'épicier du coin qui avait la chance de disposer de quelques clients retraités, aspirait à faire du bénéfice et surtout à faire prospérer son commerce.

Les sous étaient bien rares. Se les procurer était synonyme d'une véritable acrobatie. La terre, alors grande pourvoyeuse des richesses, était encore aux mains d'une poignée de gros propriétaires terriens.

Alors que Sonatrach, cette vache laitière de la rente pétrolière, n'était pas encore née. Dans la vie quotidienne, l'essentiel prenait le dessus sur le substantiel, et le nécessaire sur l'accessoire. Et seul l'utile quignon quotidien était obligatoire. Tout le reste était superflu ou aléatoire.

Le peuple manquait de tout. Sinon il n'avait rien. De sous notamment ! Et peu de chose suffisait à son bonheur. Manger du pain-boulanger avait un statut très relevé. Tout le monde était heureux dans cette Algérie qui venait d'accéder après d'énormes sacrifices à son indépendance. Le lien social était des plus forts, indéfectible. Le rapport de l'homme à sa terre de naissance était viscéral.

Les valeurs humaines imposaient à leur monde cette morale citoyenne qui traquait le mal pour le triomphe du bien. Le peuple, fier de recouvrer sa liberté et dignité, n'aspirait qu'à mieux marquer de son empreinte son existence parmi les nations respectées de la planète.

Les sourires ne furent nullement hypocrites, et les rires innocents jamais réprimés. Les moments de joie furent très courants. Le mensonge n'avait aucune place, et le faux nulle chance de prospérer, de se perpétuer... Les citoyens étaient attachés à leur pays et grande famille, et n'avaient de considération pour l'argent que dans le seul but d'en faire bon usage.

Même les pauvres avaient honte de faire la manche. Ils sont reconnus à travers leur timide regard qui fait pitié à les voir. Ils avaient de la retenue, quitte à mourir de faim. La morale citoyenne leur dictait ce sage comportement d'abstinence. Le monde de leur voisinage ne pouvait jamais rester indifférent face à leurs besoins imminents.

Les algériens vivaient dans le dénuement, mais dans une totale communion. Même si parmi ceux qui avaient gagné le maquis, les survivants à la guerre de libération se sont accaparés les biens des colons et un rôle important dans la politique du pays ; alors que ceux qui ont pourtant sacrifié leur vie pour l'indépendance du pays n'eurent droit qu'à quelques rues baptisées à la hâte en leur nom ou à un oubli difficile à expliquer, qui leur occulte leur combat de Héros de la Révolution.

Ce fut un prélude à la naissance de ce cercle restreint des privilégiés du pouvoir. Ils en constitueront, plus tard, cet embryon fort d'une oligarchie qui va se consolider, ensuite se développer et prospérer durant l'ère de Chadli Bendjedid, au lendemain de sa succession de feu Houari Boumediene.

Depuis lors, la force du pouvoir et la puissance de l'argent font bon ménage. Ils couchent dans le même lit. Et font pratiquement le même rêve. Ils se sont structurés en ce vrai lobby qui vivra en marge d'une « économie du socialisme » laquelle servira, plus tard, de véritable terrain de prédilection à son expansion et de vivier à sa rapide progression.

La loi 81/01, portant cession des biens de l'état, conjuguée à la suppression de celle relative au monopole de l'Etat sur commerce extérieur (loi 78/02), suite à l'avènement de la Constitution du 23 février 1989, ne feront qu'accélérer une installation solide et très rapide de cette même oligarchie.

Ainsi, villas coloniales, stations de services, hôtels de proximité, grands restaurants et débits de boisson, terrains enclavés et bien situés, et de nombreux biens de l'état, seront de suite tous bradés et cédés au prix symbolique à ces pontes du système qui formeront la nouvelle caste de l'oligarchie du pays.

Ce fut suffisant pour les propulser au devant de ce cercle très restreint d'importateurs de produits manufacturés en tout genre, afin de s'imposer comme des acteurs désormais incontournables dans la haute sphère de l'économie du pays.

Et pour protéger ces privilégiés contre toute forme de concurrence ? si loyale fut-elle !-, on érigera à la face des gens de métier (les vrais professionnels de la filière) qui ne comptaient que sur leur intelligence et l'apport de leur savoir-faire, de nombreuses barrières et autres stratagèmes bureaucratiques afin de les dissuader à investir certains créneaux juteux.

Le tout se réalisait au détriment des intérêts du pays et d'une économie qui se voulait orientée vers la production de biens et services dont a besoin le pays. Au monopole de l'état sur le commerce extérieur, devait de droit lui succéder ce monopole de l' « import-import », désormais aux mains de quelques nouveaux barons du système, transfuges de ce secteur public économique et autres institutions de souveraineté de l'Etat qui dictaient leur loi.

Mais le ridicule ne s'arrêtera pas à cette seule et unique supercherie. Ce sont surtout les coffres des banques et les terrains industriels et agricoles qui seront à leur tour squattés et bradés dans d'assez obscures pirouettes et sournoises opérations de concession de ces biens de l'Etat qui changeront manifestement de propriétaire et de vocation.

Au fil du temps, le foncier agricole se vidait complètement de ses réserves considérables que certains pseudo-investisseurs étaient venus les accaparer à leur profit. Tandis que les terrains destinés à l'industrie et autres terres agricoles jouxtant les grandes agglomérations du pays passaient, à leur tour, à la trappe pour constituer cette chasse gardée des seuls oligarques qui leur changeront de vocation et de destination.

Ces nouveaux riches de la 25e heure qui firent main basse sur le potentiel économique et foncier du pays devaient, avec l'avènement du retour de Bouteflika aux affaires de la chose publique en 1999, se structurer en une très solide organisation professionnelle afin de défendre leurs intérêts, en investissant dans la foulée le champ politique, le volet médiatique et l'espace syndical du patronnât.

Il en résultera inéluctablement cette puissante oligarchie qui allait énormément profiter du poids considérable de son double positionnement, à la fois, sur le champ politique et au sein de la sphère économique, afin de s'imposer par la force de l'argent et ses nombreux relais face à une gouvernance illégitime qui fait dans le compromis pour assurer sa survie et pérennité.

Ce compromis réalisé au mépris de toute morale citoyenne, si longtemps entretenu pour préserver leur hégémonie et intérêts mutuels, ne pouvait inévitablement que rendre fusionnels les intérêts de la haute hiérarchie du pouvoir avec ceux de la désormais puissante oligarchie du pays. Au point où l'une se confond dans l'autre et vis-versa.

La nomination de l'obscur et anonyme Ali Haddad à la tête du patronnât algérien répond indéniablement à cet impératif. Le pouvoir en fera de lui cet homme des hautes personnalités du sérail qui aura la haute main sur la commande publique. En retour, il veillera aux petits soins des puissants de la haute cour du pouvoir, et financera les campagnes de ces mandats présidentiels successifs.

Il sera le chef de file de tout un groupe très fourni d'oligarques au service des hommes influents du système. Chacun engrangeant une part non négligeable de cette rente découlant de la commande publique, pour ensuite en restituer une partie de ses dividendes au profit de ses parrains tapis dans l'ombre d'une scélérate gouvernance.

Durant de longues décennies, la gestion de la chose publique aura surtout obéi à ces seuls paramètres d'allégeance à un pouvoir fermé sur lui-même, confus, désuet et absurde faisant tout le temps dans la perversion des valeurs humaines et dans la prévarication des ressources du pays, au seul bénéfice d'une trop importante longévité d'un système rentier, corrompu et dépravant.

Le résultat final est catastrophique : une « démarque inconnue » qui dépasse logiquement tout entendement, des banques mises à sac et une morale citoyenne au plus bas des valeurs humaines.

Contrairement à la petite bourgeoisie nationale qui ne prospère que d'ère en ère, l'oligarchie, elle, est née presque du néant, en un seul saut, sur un simple coup de dé ou de pousse du régime.

Elle est le produit honteux d'un dessous de table corrupteur à la rapine qui cheville l'homme de main au pied de son Maitre.

L'argent mal acquis, œuvre de ce pauvre esprit opportuniste, n'assure plus jamais une pérennité à son détenteur, ni même une quelconque impunité vis-à-vis de la loi. Il en fait cet esclave, toujours prêt à travestir la logique ou à pervertir la vérité avec les meilleures règles de la morale citoyenne, sans le moindre égard ou remord.

Et finalement plus cet argent indûment amassé augmente, plus l'oligarque en demande. Davantage ! Sans jamais se rassasier ou en être un tantinet satisfait. Son plaisir à en disposer est illimité. Car, pour lui, c'est en fonction de sa grosse fortune que s'imposent toute sa force et sa légendaire puissance. Il fait dans cette démesure qui ne tient pas compte de la logique qui fait dans le nécessaire et surtout l'essentiel.

La corruption est devenue ce « mal nécessaire » sur lequel se fondent et se concentrent tous les projets et décisions d'un Etat algérien déclinant. Il en est cet agent nourricier d'un clientélisme trié sur le volet. La proximité du politique avec cet argent sale des oligarques embauchés en sous-main rendait la vision future du pays des plus obscures et plutôt inopérante.

On y voyait déjà, à long terme, ce péril en la demeure. Car le pays vivait ses jours les plus critiques d'une assez sombre période de gouvernance. Argent mal acquis et politique de bas étage ne pouvaient donner, l'un confondu avec l'autre, que ce drame Algérien auquel mit fin le soulèvement de la population.

Ces oligarques de grande marque pouvaient se retrouver par enchantement comme de très puissants sous-traitants politiques. Ils accèdent de fait au rang de ces personnalités qui font la pluie et le beau temps, grâce à leur seule proximité avec les gens du pouvoir.

Ceux qui furent moins opportunistes étaient tous tenus de le devenir ou sommés de l'être, et sur tous les plans, eu égard aux dividendes à engranger. Pour ces opportunistes, l'essentiel n'est-il pas d'être dans le premier Wagon, en attendant de se rapprocher de la locomotive ?

Ainsi était gérée la chose publique, sur de telles considérations qui rétribuent très fort la contribution, surévaluent la ristourne et prennent en ligne de compte ces retours sur investissement. Et si les oligarques adorent se remplir les poches, les vrais tenants des règnes du pouvoir de l'ombre ne comptent pas les sous du contribuable pour mieux se protéger dans leur tour d'ivoire.

Durant cette nuit du doute qui fut longue à pouvoir se dessiner, nul besoin de souligner que ni le régime n'a survécu aux terribles secousses d'une rue déchainée, ni ses affidés oligarques ne pouvaient, plus tard, eux aussi, survivre à la disparition de leurs généreux parrains. Ce fut un moment très pénible pour les uns et les autres.

Et plus personne ne pouvait, juste des semaines plus tard, deviner que les reliques de ce même système allaient se désolidariser de leurs « avortons de sous-traitants », comme pour un peu se venger contre ces « courtisans de la haute Cour », tout juste bons à jeter en pâture.

À tour de rôle, ils passeront « à la trappe » devant ces tribunaux auxquels ils ne leur accordaient pourtant, hier encore, pas la moindre incidence au sujet de leur liberté ou devenir, sauf à tout le temps les instrumentaliser à leur seul avantage pour en tirer grand profit des procès en justice qu'ils intenteront contre leurs créanciers.

Ces temps de vaches maigres ?pensaient-ils- étaient encore lointains. Ils n'en doutaient nullement, sachant qu'ils pactisaient avec tout le régime et non pas exclusivement avec la haute Cour du système. Leur devise principale étant : « Le roi est mort, vive le roi ! » De fait donc, les premiers à aller au charbon, ou à subir dans leur propre chair les feux de la colère citoyenne et des règlements de comptes des potes des grands despotes, sont loin d'être des seconds couteaux du régime. De nombreux sous-traitants du système, dont ces privilégiés oligarques, n'ont jamais manqué depuis d'être inquiétés. Un appel leur sera lancé dès lors qu'il faudrait ramasser l'argent public à la pelle, détourné volontairement.

Une question mérite d'être posée : pourquoi tout ce déchainement d'affaires qui défile à travers les journaux et autres réseaux sociaux en ces temps-ci, mettant aux prises les oligarques du régime à la justice algérienne ?

Est-ce à titre de moralisation de la vie politique nationale ? Ou est-ce dans l'optique d'information et de sensibiliser l'opinion publique sur le degré de gravité de problème qui ont envahi notre espace communautaire ? N'y a-t-il pas les deux phénomènes la fois ?

Le chiffre de 37 Milliards de dollars dû à l'état au titre des remboursements de l'argent public détourné donne déjà le vertige à ceux qui l'ont entendu de vive voix des responsables de la gouvernance du pays ; soit deux fois le budget du voisin Tunisien ou trois fois le montant de l'autoroute est ouest reliant le Maroc à la Tunisie en passant par l'Algérie.