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Fragments du livre

par Hacène Saadi*

Le livre idéal, «le Livre à Venir» n'existe pas. Il n'existe que dans l'imaginaire d'un poète, ou un écrivain , qui aurait projeté en avant le rêve d'un livre lequel serait la synthèse ou l'incarnation idéale de toutes les aspirations , de toutes les approximations les plus proches (depuis des siècles ou même des millénaires de créations d'œuvres de toutes sortes) de ce qui représente pour les esprits éclairés le Beau , le Sublime (en littérature, en musique, en peinture, en architecture) dans les œuvres d'art chez l'Homme (dans les deux sexes) en correspondance ou concurrence [?!] avec le Beau ou le Sublime dans la Nature.

Très peu d'authentiques poètes et écrivains dans l'histoire des littératures de ce monde, ont cru avoir enfin écrit le Livre auquel ils auront tout le temps aspiré, mais seulement des tentatives, plus ou moins réussies, d'approcher un certain idéal d'écriture et de contenu (idées, beauté des images, métaphores filées, en complémentarité ou en correspondance avec une certaine mémoire involontaire, cohérence du tout, résurrection poétique inespérée d'un passé peut-être pas mort, grande fresque sociale et psychologique, incantation poétique pour les plus doués...) Proust, quelques mois avant sa mort, avait déclaré à Céleste Albaret (femme de chambre, gouvernante, secrétaire) : « Cette nuit, j'ai mis le mot ‘fin' [à mon livre]. maintenant je peux mourir...» Il était loin de penser qu'il avait écrit le livre idéal, mais seulement une œuvre construite comme une cathédrale (avec métaphoriquement parlant, porche, vitrail, abside et autres parties emblématiques de l'édifice c'est-à-dire tout ce qui fait d'une cathédrale, une fois finie sa construction, une authentique œuvre d'art), en espérant que les futurs lecteurs l'apprécieront à sa juste valeur, et peut-être s'en inspireront. Son livre « A la recherche du temps perdu» s'est révélé, avec le temps, une œuvre d'art inégalable et lue à travers le monde.

Quand à Paul Valéry, le poème (dans son œuvre poétique qui va de l' «Album de vers anciens» à «Charmes» en passant par «La jeune Parque») n'est qu'un état provisoire (il est toujours dans l'approximation) de la poésie ; il n'est donc jamais achevé. Il y aurait ainsi, de multiples possibilités pour le poème en tant que totalité de sens, de musique et de rythme incantatoire, de se rapprocher (ou d'approximer, si l'on peut s'exprimer ainsi) de la poésie idéale, chaque lecteur jouant selon Valéry, sa ‘partition' poème/ avec son âme et son esprit. C'est un ordre de beauté se rapprochant, dans le meilleur des cas, de l'idéale, chaque lecteur jouant, selon Valéry, sa ‘partition'~poème avec son âme et son esprit . C'est un ordre de beauté se rapprochant, dans le meilleur des cas, de l'idéal de Beauté, de la Beauté absolue, pure, divine ... La poésie absolue est consubstantielle à la beauté absolue, les deux idéaux étant inaccessibles. ‘Poésie absolue', ‘langage absolu', ‘limite idéale', ‘altitude inaccessible', autant de termes dans le vocabulaire poétique de Paul Valéry ( et en cela, il est un authentique disciple de Mallarmé) pour parler de l'effort du poète qui tente de se rapprocher de la poésie idéale, ou les hauteurs inaccessibles de cette «obscurité congénitale» qu'on nomme l'esprit entièrement acquis aux mystères, poésie absolue.

Mallarmé est l'auteur inégalable de «Hérodiade» ( «ouverture ancienne» et plus tard «Les noces d'Hérodiade»), « L'après-midi d'un faune», «Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui», le sonnet en yx, ou «ptyx», «Igitur ou la folie d'Elbehnon»... Toute cette suite de joyaux inimitables est le passage obligé vers le Livre. Je ne dirai pas plus sur «un coup de dés jamais n'abolira le hasard» à part le fait que, ou plutôt la possibilité qu'il faudrait peut-être remonter à Pythagore et à la mystique du nombre, pour en avoir une idée, et j'ai la nette impression que le «coup de dès» est le grand prélude au «Livre»,, longtemps appréhendé, projeté, rêvé, mais finalement, suprême énigme, réalisé, même si, pour une oreille complètement sourde, insensible, cela relève de l'inaccompli, ou de l'inachevé.

En parlant de Mallarmé, l'on ne saurait oublier Henri Mondor ( chirurgien de formation et excellent exégète de la chose littéraire, mêlée aux faits biographiques) et le livre fondamental qu'il lui a consacré («Vie de Mallarmé» publié en 1941 en deux volumes, 1943 pour l'édition en un seul volume de 827 pages, chez Gallimard), tant la sensibilité, la clairvoyance, la touche poétique, l'intelligence et la profondeur de l'analyse le crient à chaque page.

La poésie, à un stade suprême, c'est-à-dire l'ultime étape de la poésie pure ou absolue, est seule capable d'une «explication orphique de la terre» comme l'aurait dit Mallarmé . Elle associe, miraculeusement pourrait on dire, la musique de Bach et des paysages uniques (chacun portera en soi ses propres paysages qu'il ou elle considérera comme étant d'une beauté exceptionnelle). Elle est harmonie, élévation et contemplation du sublime. Ses airs uniques divins et indépassables, sont joués une seule fois par de rares virtuoses, et qu'ils ne reproduiront plus.

L'autre aspect, très souvent méconnu (et hélas ! encore dans l'ombre) qui est aussi une des sources les plus inépuisables de la poésie de tous les temps, est ce qu'on pourrait appeler « le privilège du gratuit», expression simpliste en apparence et qui par la même, prête à équivoque et ferait sourire les gens bien intentionnés ; ces mêmes gens ne savent pas, Ô combien ! que la poésie de l'enfance est parfaitement accordée à ce «gratuit» que nous dispense, à foison, le rêve et les rêveries de tous les jours . C'est par ce `privilège du gratuit` que soit possible une reconquête, par la magie poétique, de l'enfance et ses territoires mythiques et, naturellement, les débuts éphémères ou la lisière évanescente de l'adolescence ; c'est en somme une reconquête des plus exaltantes de l'heure de jadis, du bonheur le plus pur. Car, rien ne compte dans la vie d'un être humain que ce qui le rend heureux, un temps, dans une société et culture données . Ce bonheur qu'il aurait connu, touché, apprécié, ce bonheur qui l'a profondément marqué, transporté, ravi est inéluctablement celui de l'enfance dans la plupart des cas ; même si pour certains, et ils et elles sont plus nombreux que ce qu'on pourrait croire, l'enfance aurait été loin très loin dans ce sens ou` ils ou elles auront été cruellement privés, par un acharnement du destin, de ce bonheur innocent ou` les êtres, les choses et les paysages sont nimbés d'une auréole de poésie et d'amour naturel à cet âge exceptionnel. Et dans ce contexte d'acharnement d'un destin cruel, au delà de tout entendement, les exemples n'en manquent pas à travers le monde ou`, parfois une soldatesque innommable et sans cervelle multiplie massacres et destructions, situations des plus tragiques ou` se trouvent piégés des êtres fragiles qui n'arrivent pas à comprendre toute l'horreur à la dimension apocalyptique que leur fait subir une humanité qui a, à jamais perdu sa raison d'être.

Mais au delà de cette douloureuse et terrible condition d'être, extrême pauvreté, indigence, dénuement, détresse, écrasement et mort sans sépulture ...il y aura toujours des moments échappés par miracle à cette incompréhensible, cruelle, impitoyable adversité, ou` l'enfant a toujours l'art d'être heureux .

Le titre de cette petite introduction intempestive à une quête déspérée de la patrie perdue ( qui est l'autre face d'un Janus (autrement imprévisible) de ce qui constitue le rêve, tant désiré, tant attendu du Livre, incarnation sublime d'un idéal à jamais inaccessible) aurait pu s'appeler «Fragment du Livre ou la recherche désespérée de la patrie perdue», une espèce de pays mythique situé dans les brumes du Temps, qui engloberait l'âge d'or de l'enfance, l'âge d'or des grands mythes, l'âge d'or des fables ou` les Anciens vivaient en harmonie avec la nature, et qui ne cesse de luire d'un éclat particulier dans les rêves nombreux des poètes, des artistes et des philosophes ( ceux des philosophes qui n'hésitent pas à compléter leur art de vivre par un rêve platonicien d'une Atlantide en tout semblable à une patrie perdue).

La patrie perdue n'est pas une simple vision de l'esprit, une pure chimère destinée à masquer un manque flagrant d'inspiration chez un poète, elle existe réellement quelque part au delà des collines prochaines, au delà de l'horizon des montagnes, au delà du désert, au delà des océans en tant que `vrai` lieu ; c'est aussi cet «Arrière pays» qu'Ives Bonnefoy a admirablement illustré dans son livre éponyme ; ses poèmes et ses nombreux entretiens sur la poésie et ses écrits sur les œuvres d'art, de la peinture en particulier ( du Quatro-cento italien à Georgio de Chérico) ; c'est le pays de là bas, de l'ailleurs ; c'est le pays de «l'autre chemin, du carrefour», c'est le pays des images d'un «arrière-monde», c'est le pays ou` il aurait pu « aller vivre et que désormais [il a] perdu» . L'«Arrière –pays, c'est aussi un lien autre ou` seraient entendues toutes les musiques du monde, un lieur de plénitude entretenu par l'imagination qui le recule davantage dans un pays ou` il aurait du être, un pays enveloppé dans les rêveries qui le maintiennent inaccessible, même s'il se révèlerait plus tard n'être qu'une chimère, et qu'il faudrait, dans ce cas, inventer ou réinventer .

De toutes les tentatives d'écriture antérieures, s'est d'abord esquissée, chez l'auteur de ces lignes, une espèce d'aventure vers l'inconnu ou, autrement vers quelque chose comme un grand ouvroir sur certains aspects et choses de ce monde infiniment complexes puis, avec le temps, s'est dessiné de plus en plus précise, une aventure intérieure qui est en définitive, un désir inébranlable d'une patrie perdue, non point le lieu d'une promesse ou d'un rêve illusoire, mais bien plutôt le lieu consacré d'une véritable patrie mentale qui ne cesse de le ravir, telle une beauté au charme mystérieux, envoutant, irrésistible. Dans les pages précédentes, c'est l'histoire projetée en raccourci, d'une quête irrépressible, un désir désiré, pour parler dans le langage d'un rêve d'alchimiste, qui s'exprime en toute simplicité.

*Universitaire et écrivain