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Il faut saluer le timing
exquis. Le 11 décembre 2025, alors que la conférence d'Alger sur les crimes
coloniaux résonne encore dans les mémoires un an après sa tenue
(novembre-décembre 2024), Le Figaro publie un texte au titre savamment
provocateur. Marie-Claude Mosimann-Barbier, maître de
conférences honoraire et membre du Groupe de recherche sur le racisme et
l'eugénisme, y propose une inversion bien connue : puisque l'Algérie réclame
des comptes sur 132 années de colonisation, rappelons-lui qu'elle aussi aurait
«quelque chose à se reprocher». Le procédé est d'une élégance redoutable :
l'argument du «toi aussi» maquillé en leçon d'histoire, le whataboutism
promu à la dignité d'éditorial.
Que l'esclavage méditerranéen ait existé, qu'il ait broyé des vies, qu'il ait impliqué des ports et des puissances de la Méditerranée, nul n'a besoin de Le Figaro pour l'apprendre. C'est documenté, condamnable, et cela doit être enseigné. Mais ce n'est pas cela, le cœur de l'opération. Le cœur, c'est d'employer un crime ancien réel comme un anesthésiant moral pour éviter un crime moderne systémique dont les traces, les noms, les archives et les conséquences structurent encore la relation franco-algérienne. On ne cherche pas à comprendre l'histoire : on cherche à neutraliser une responsabilité. Car l'esclavage barbaresque que l'article brandit comme une carte maîtresse s'achève en 1830. Et qui l'»abolit» ? La France coloniale, précisément en envahissant l'Algérie. Voilà l'ironie noire : on vient «libérer» au prix d'une conquête qui, elle, s'installe pour 132 ans. On vient «mettre fin» à un système pour en imposer un autre, plus total, plus durable, administré, codifié, légalement hiérarchisé : spoliation, lois d'exception, famines politiques, enfumades, déportations, exécutions, massacres. Une architecture, pas un épisode. Et c'est ici que l'amnésie cesse d'être un accident pour devenir une méthode. Car l'article du Figaro omet soigneusement ce que la France a fait, précisément, lorsqu'elle avançait sous le drapeau de la «mission civilisatrice». Il omet un nom qui, à lui seul, suffirait à faire vaciller toute rhétorique de «création» ou de «bienfait» colonial : Laghouat. Le 4 décembre 1852, vingt-deux ans après 1830, Laghouat est prise d'assaut après quinze jours de siège. Une ville saharienne stratégique, une oasis, une communauté vivante, qui osa résister. Et que produit l'assaut ? Des milliers de morts en quelques heures. Des civils exterminés. Une cité traumatisée au point que l'année 1852 porte encore un nom dans la mémoire collective : Am el-Khalya, «l'année du vide». Voilà un fait. Voilà une mémoire. Voilà une blessure transmise, génération après génération. Voilà ce que l'on enterre sous le bruit médiatique d'un autre siècle. Ce n'est pas une polémique : c'est une question de vocabulaire et de courage. Pendant des décennies, l'histoire officielle a empilé les euphémismes : «prise», «pacification», «événements», «pages sombres». Et même lorsque Paris, le 4 décembre 2024, finit par apposer une plaque rue de Laghouat, le texte s'arrête au bord du mot juste : le massacre «s'apparente» à un crime de guerre. Il ne «est» pas. Il «s'apparente». Litote administrative, prudence politique, mémoire sous anesthésie. Les témoignages, eux, ne «s'apparentent» à rien : ils décrivent. Le général du Barail, dans ses mémoires publiées en 1898, écrit cette phrase qui devrait suffire à interdire toute posture de supériorité morale : « Durant trois jours, le bataillon ne fut occupé qu'à brûler des cadavres ou les traîner dans des puits où, faute de mieux, on les jetait pêle-mêle avec les corps des chevaux, des chameaux et des ânes morts. » Et il ajoute, avec une lucidité aussi tardive que glaçante : «C'est infâme peut-être ce que nous faisons là, mais la guerre comporte un tas d'infamies que le Ciel pardonne.» Le Ciel pardonne, dit-il. La République décore. Pélissier devient maréchal de France. Et l'on ose, un siècle et demi plus tard, donner des leçons de «réparations» en brandissant l'esclavage d'hier pour éviter d'ouvrir les archives d'avant-hier. Voilà le fond du problème : les archives. Les verrous. Les silences institutionnels. Le mot «Secret Défense» qui flotte encore sur certaines périodes coloniales comme si la vérité, en 2025, menaçait encore la sécurité nationale. Le débat sur les «armes spéciales» à Laghouat, qu'il soit tranché ou non par des preuves matérielles définitives, révèle une réalité plus large : tant que l'accès aux fonds reste incomplet, tant que les documents restent filtrés, la France conservera le privilège de l'ambiguïté et l'ambiguïté est toujours du côté du plus fort. Et le même schéma se répète ailleurs : les essais nucléaires français dans le Sahara, les zones contaminées, les victimes en attente, les archives parcellaires, la reconnaissance minimale. Ou encore ces crânes de résistants algériens conservés jusqu'en 2020 dans des institutions françaises comme des trophées scientifiques, restitués tardivement dans une mise en scène de «réconciliation», tandis que l'essentiel la reconnaissance politique pleine et entière reste verrouillé. Ce que réclame l'Algérie, contrairement aux caricatures, n'est pas d'abord un chèque. C'est une colonne vertébrale morale : des mots justes, des archives ouvertes, des restitutions, des excuses explicites, un enseignement qui cesse de parler à mi-voix. La vérité, la dignité, la reconnaissance. Rien de plus. Tout cela suffit déjà à être insupportable pour ceux qui préfèrent la légende. Alors Le Figaro publie une diversion. Un article-pare-feu. Une opération de chloroforme : endormir le débat, faire croire à l'équivalence, produire de la fatigue, instiller l'idée que «tout se vaut», donc que rien n'oblige. Mais l'Histoire ne se soigne pas au chloroforme. On peut anesthésier une conscience un temps, pas une mémoire sur cent soixante-dix ans. À Laghouat, le nom de l'année du vide circule encore. Les récits familiaux circulent encore. Les traces psychiques circulent encore. Et les faits, eux, s'accumulent. Un jour, la France devra regarder en face ce qu'elle a fait en Algérie entre 1830 et 1962 sans euphémismes, sans litotes, sans «oui mais». Et ce jour-là, les tribunes de diversion apparaîtront pour ce qu'elles sont : non pas de l'histoire, mais une politique du déni sous forme de prose. | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||