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L'Ukraine, l'Eurasie et la chute du mythe occidental: Comment le monde multipolaire est né sous nos yeux

par Salah Lakoues

Brzezinski avait prévenu - et personne ne l'a écouté. En 1997, dans Le Grand Échiquier, Zbigniew Brzezinski - conseiller du président Jimmy Carter et stratège parmi les plus influents de l'establishment américain - écrivait cette phrase devenue prophétique :

«Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire.»

Vingt-huit ans plus tard, l'Histoire vient de lui donner raison... mais pas dans le sens prévu par Washington. Car si Brzezinski avait parfaitement anticipé l'importance stratégique de l'Eurasie, il n'avait pas imaginé qu'un président américain - Donald Trump - viendrait valider le déclin du leadership occidental et admettre, de facto, l'émergence d'un monde multipolaire porté par la Russie et la Chine. Ce basculement géopolitique, que l'Occident n'a pas voulu voir, a été conceptualisé dès 2023-2024 par Sergueï Karaganov, l'un des principaux penseurs stratégiques russes. Sa doctrine de la « désoccidentalisation de la majorité mondiale » annonçait la fin d'un ordre dominé par les États-Unis depuis 1945. Elle paraissait, pour beaucoup en Europe, marginale, radicale ou fantasque. Aujourd'hui, elle est devenue réalité.

Et pour comprendre comment l'Europe en est arrivée à être un continent vassalisé, comment la Russie a retourné « le Grand Échiquier », et pourquoi l'Ukraine est devenue le pivot de deux stratégies opposées, il faut revenir sur une date clé : le discours de Vladimir Poutine à la conférence de Munich, en 2007, où le président russe a averti, devant un occident incrédule, que le monde unipolaire touchait à sa fin.

Le retour à l'Eurasie : de Brzezinski à Trump, la prophétie inversée

Brzezinski : la matrice géopolitique américaine Brzezinski considérait que la puissance américaine dépendait d'une domination politique, militaire et économique de l'Eurasie. Trois points centraux structuraient sa pensée : L'Ukraine est la clé du statut impérial russe.

L'Europe est le « protectorat stratégique » des États-Unis.

La Chine est le rival émergent, mais encore insuffisamment armé idéologiquement pour menacer Washington. Pour Brzezinski, empêcher la Russie de redevenir une puissance mondiale passait par le contrôle de l'Ukraine et la neutralisation de «l'étranger proche » russe : Biélorussie, Caucase, Asie centrale. C'était l'ADN de la stratégie américaine jusqu'en 2022.

Mais Trump renverse la table

La nouvelle Stratégie de Sécurité Nationale (NSS) de 2025 marque une rupture totale :

Fin de l'interventionnisme global

Retrait progressif du Moyen-Orient et de l'Afrique Priorité absolue à la rivalité avec la Chine Désengagement de la défense européenne Gel de l'aide à l'Ukraine Trump n'affronte plus la Russie : il la réhabilite comme acteur central dans le rééquilibrage multipolaire face à la Chine.

Il valide ce que Karaganov, dès 2023, appelait « le retour du monde normal, débarrassé de l'hégémonie occidentale ».

Karaganov, l'architecte idéologique du monde multipolaire Dans son rapport stratégique de 55 pages publié en 2023 et dans ses articles de 2024, Karaganov développe trois idées forces : La désoccidentalisation est irréversible L'Occident ne représente plus la majorité économique, démographique ou culturelle du monde. Le centre de gravité s'est déplacé vers l'Eurasie.

La Russie doit redevenir le pôle sécuritaire de l'Eurasie

Le « near abroad» (Ukraine, Biélorussie, Géorgie) constitue le cœur vital de la Russie.

Karaganov dit explicitement : «Sans la maîtrise de son étranger proche, la Russie ne peut exister comme puissance historique.»

Le Sud global n'est plus spectateur, mais acteur

Afrique, Moyen-Orient, Amérique latine et Asie du Sud deviennent des centres autonomes dans l'ordre multipolaire.

Les critiques occidentales, notamment de la Fondation pour la Recherche Stratégique ou du Grand Continent, ont ridiculisé ce tournant, affirmant qu'il s'agissait d'un mélange d'idéologie impériale et de nostalgie soviétique. Il s'avère qu'ils avaient tort. Poutine à Munich (2007) : le discours que l'Occident n'a jamais vraiment compris Lors de la Conférence de sécurité de Munich, en février 2007, Vladimir Poutine prononce l'un des discours les plus importants du XXII” siècle.

Il dénonce : L'unipolarité américaine L'expansion de l'OTAN La militarisation de l'Europe la remise en cause de la souveraineté russe et il conclut : «Le modèle unipolaire est non seulement inacceptable, mais impossible dans le monde d'aujourd'hui.»

Ce jour-là, la Russie a annoncé la fin de l'après-guerre froide.

L'Occident n'a rien entendu.

Aujourd'hui, Munich apparaît comme le prologue de la nouvelle architecture mondiale.

L'Europe : un continent sans leader, incapable de se penser stratégique

La guerre en Ukraine a révélé l'effondrement politique européen. Incapacité à définir une vision géopolitique L'Europe parle de souveraineté, mais dépend : Militairement des États-Unis Energétiquement du gaz américain Economiquement du marché chinois Technologiquement des GAFAM Déclarations sans pouvoir Lorsque le chancelier allemand affirme à Londres que : «L'avenir de l'Europe est en Ukraine» Il ne fait que répéter le mantra brzezinskien, sans projet européen réel. L'Europe est redevenue ce que Brzezinski décrivait : un protectorat américain Sous Trump 2025, cette vassalisation s'accélère : Les États-Unis contrôlent la sécurité du continent, mais ne veulent plus payer pour lui. Comme le résume un diplomate européen : « Nous avons les slogans de la puissance, mais pas sa substance. »

L'Ukraine : la bataille décisive que la Russie a gagnée

La victoire stratégique russe repose sur trois réalités : la Russie a survécu aux sanctions Contrairement aux prévisions, le rouble s'est stabilisé, l'industrie s'est réorientée, et le commerce avec la Chine et l'Inde a explosé.

L'OTAN s'essouffle

L'Europe n'a plus d'armes, plus d'industrie militaire et dépend totalement des États-Unis.

Trump a gelé l'aide ; les Européens ne peuvent pas compenser. Moscou tient désormais les trois pivots stratégiques identifiés depuis 1991.

Biélorussie : pleinement intégrée dans l'espace sécuritaire russe

Ukraine (est et sud) : verrou stratégique russe Géorgie : neutralisée politiquement depuis 2024 le cœur du « near abroad » est récupéré.

Pour la première fois depuis 30 ans, la Russie a garanti sa profondeur stratégique. Trois puissances domineront le monde : États-Unis, Russie, Chine le monde multipolaire n'est pas une théorie : c'est la réalité géopolitique de 2025. Les États-Unis : puissance militaire écrasante mais en retrait stratégique Trump met fin à l'idéologie de l'hégémonie américaine. Les États-Unis restent un géant, mais recentré sur leurs intérêts nationaux.

La Chine : la puissance économique dominante

Sa stratégie en Afrique, en Asie, dans le Pacifique et dans les nouvelles technologies la place au cœur de la transformation globale.

La Russie : la puissance sécuritaire de l'Eurasie

Elle a regagné son statut de grande puissance en imposant un fait accompli stratégique en Ukraine. L'Europe n'est plus un acteur : elle est un espace. Algérie, Sud global et multipolarité : les nouveaux gagnants silencieux La recomposition mondiale ouvre une fenêtre historique pour les puissances moyennes, y compris l'Algérie.

Fin du monopole occidental sur la norme internationale

Le Sud global n'accepte plus les doctrines occidentales : Ni sur les droits humains instrumentalités, Ni sur les ingérences, Ni sur les sanctions unilatérales.

L'Algérie, acteur pivot d'une Afrique non alignée

L'Algérie, par sa politique de souveraineté, sa proximité avec la Russie et sa défense du droit international, retrouve une centralité stratégique. Elle fait partie des États capables de : Dialoguer avec Moscou, Pékin et Washington

Défendre la cause palestinienne Soutenir une architecture multipolaire Articuler l'intégration régionale maghrébine et sahélienne Se positionner comme médiateur global

Le Sahel comme espace stratégique du XXII” siècle

Le départ de la France, l'arrivée de la Russie, l'intérêt chinois et l'instabilité régionale

créent un espace où l'Algérie peut jouer un rôle sécuritaire déterminant. La fin du monde occidental et la naissance de l'ordre multipolaire Le XXII” siècle bascule.

Le monde unipolaire de 1991-2022 est mort. Brzezinski avait raison sur l'importance de l'Eurasie, mais s'est trompé sur le futur de la Russie.

Trump a confirmé ce que Karaganov avait théorisé : la fin de l'hégémonie occidentale.

Poutine, dès Munich 2007, avait annoncé la transition multipolaire que nous vivons aujourd'hui. L'Europe, dépourvue de leadership, reste un appendice stratégique des États-Unis. Les États-Unis se replient. La Russie consolide son espace vital. La Chine avance méthodiquement. Le Sud global s'affirme.

Et l'Algérie se trouve, plus que jamais, en position de jouer un rôle majeur dans le nouvel équilibre mondial. Le grand échiquier a changé. Désormais, les trois puissances structurantes du monde sont : Washington, Moscou, Pékin.

Et le reste de la planète - Afrique, Moyen-Orient, Amérique latine - refuse de n'être que des spectateurs.

Le XXII” siècle ne sera pas occidental. Il sera multipolaire, conflictuel, mais aussi porteur de nouvelles opportunités. L'Histoire est en marche. Et cette fois, personne ne pourra dire qu'il n'avait pas été prévenu.