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L’Europe ferme ses fermes : l’Algérie doit ouvrir les siennes

par Laâla Bechetoula

Il y a des moments dans l’histoire où tout se joue en quelques années. Où les rapports de force basculent silencieusement, où les certitudes d’hier deviennent les ruines de demain. Nous vivons précisément l’un de ces moments. Pendant que l’Europe s’enfonce dans la plus grave crise de compétitivité de son histoire moderne, l’Algérie dispose d’une fenêtre unique pour transformer son destin économique. Mais cette fenêtre ne restera pas ouverte éternellement.

Le grand effondrement européen

Les chiffres sont implacables. L’âge médian en Allemagne atteint 44 ans, 47 en Italie. Un Européen sur quatre aura plus de 65 ans d’ici 2030. Cette pyramide inversée signifie une chose simple : moins de bras pour produire, des coûts insoutenables, des fermes qui ferment.

Les prix de l’énergie ont achevé ce que la démographie avait commencé. Le gaz naturel coûte aujourd’hui trois à quatre fois plus cher en Europe qu’aux États-Unis ou en Algérie. Résultat : les usines de transformation ferment, les serres high-tech sont bradées, les exploitations laitières mettent la clé sous la porte. Entre 2020 et 2024, l’Allemagne a perdu 12% de sa production industrielle. La France voit disparaître ses fermes au rythme de 2% par an.

Le Green Deal, censé sauver la planète, étrangle l’agriculture. Les normes se multiplient, les coûts explosent. Des milliers d’exploitations rentables hier sont aujourd’hui à vendre pour une fraction de leur valeur réelle.

Ce que nous pouvons capter

L’Europe abandonne précisément ce dont nous avons besoin : des fermes moyennes de 200 à 500 hectares, ce format optimal que tous les pays agricoles performants ont adopté. Avec elles viennent les équipements complets : serres modernes, systèmes d’irrigation intelligente, salles de traite robotisées, moissonneuses de précision, stations météo connectées, souches génétiques certifiées.

Une ferme laitière moderne en France se vend aujourd’hui entre 300 000 et 800 000 euros, installations comprises. Pour le prix d’un seul complexe bureaucratique algérien, nous pourrions importer cinquante fermes opérationnelles.

Mais la vraie richesse ne vient jamais de la production brute. Elle naît de la transformation. Un kilogramme de tomates vaut 30 dinars. Transformé en concentré, il vaut 300. En sauce conditionnée, 500. Le multiple est de 1 à 15. Or l’Europe ferme actuellement des centaines d’unités de transformation : conserveries, fromageries, abattoirs modernes, usines de jus, unités de surgélation. Tout est disponible, tout est transférable.

Nos avantages écrasants

Pourquoi l’Algérie et pourquoi maintenant ? Parce que nous disposons de tout ce que l’Europe n’a plus.

La jeunesse : 70% de notre population a moins de 40 ans contre un continent vieillissant qui cherche désespérément des bras.

L’énergie : le gaz qui tue l’industrie européenne nous donne un avantage compétitif structurel sur toute la chaîne de transformation.

Le soleil : 3000 heures d’ensoleillement par an contre 1500 en Europe du Nord. Une énergie gratuite pour les serres, le séchage, les systèmes photovoltaïques agricoles.

Le marché : 45 millions de consommateurs sous-approvisionnés, plus l’accès privilégié à l’Afrique subsaharienne et au monde arabe.

Les moyens financiers : contrairement au Maroc et à l’Égypte étranglés par leur dette, nous disposons de réserves de change considérables et d’une capacité d’investissement sous-utilisée.

La feuille de route immédiate

Ce qui manque, ce n’est pas l’argent. C’est la vision et la volonté politique d’agir vite. Voici ce que nous devons faire maintenant.

Premièrement, créer une cellule de veille économique rattachée au Premier ministre. Mission : identifier chaque semaine les fermes et usines mises en vente en Europe du Sud. Budget test : 50 millions d’euros pour acquérir 10 à 15 exploitations pilotes dans les six prochains mois.

Deuxièmement, lancer le programme «1000 fermes moyennes» sur cinq ans. Importer et reconstituer 200 exploitations par an de 200 à 500 hectares. Modèle de financement : concessions de terres domaniales sur 50 ans, crédits bonifiés, accompagnement technique par des formateurs européens pendant 18 mois. Investissement : 500 millions d’euros par an. Retour attendu : autosuffisance en lait, tomates, pommes de terre, viandes blanches d’ici 2030. Création de 100 000 emplois directs.

Troisièmement, adosser à chaque cluster de fermes une unité de transformation locale. Ce modèle intégré garantit la rentabilité : l’agriculteur vend à prix garanti, l’industriel dispose d’un approvisionnement stable, le consommateur bénéficie de prix maîtrisés.

Quatrièmement, former 10 000 techniciens agricoles en trois ans. Pas des ingénieurs théoriciens, mais des cadres intermédiaires maîtrisant l’irrigation moderne, la gestion de troupeaux laitiers, la conduite de serres. Formations courtes, pratiques, certifiantes. Coût : 100 millions d’euros.

Cinquièmement, annoncer une doctrine économique claire : «Tout ce que l’Europe ferme, l’Algérie peut le reprendre.» Mettre en place des missions économiques permanentes à Madrid, Rome, Paris, Berlin. Créer un fonds souverain dédié aux acquisitions stratégiques.

Le facteur humain

La plus grande erreur serait de croire que ce transfert technologique nécessite des polytechniciens. Il demande des hommes et des femmes déterminés, travailleurs, capables de gérer une exploitation avec rigueur et efficacité. La compétence agricole ne vient pas des diplômes mais de l’usage, de la répétition, de la maîtrise du geste.

Ce sont ces hommes-là qui manquent à notre pays. Pas les discours, pas les plans quinquennaux qui finissent dans des tiroirs. Des entrepreneurs ruraux qui ont compris que leur destin se joue maintenant.

Les obstacles à surmonter

La vraie menace n’est pas le manque de moyens. C’est le labyrinthe bureaucratique qui tue toute initiative avant même qu’elle ne naisse. La solution : un guichet unique avec des délais maximums de 60 jours. Toute demande non traitée dans ce délai serait automatiquement validée.

Des intérêts établis s’opposeront : importateurs qui vivent de la rente, spéculateurs fonciers, bureaucrates qui craignent de perdre leur pouvoir. La réponse doit être politique : un discours présidentiel fort, une communication massive, une mobilisation citoyenne.

Oui, toutes les fermes importées ne réussiront pas. C’est normal. Mais un taux de succès de 60% suffirait à transformer structurellement notre économie.

L’urgence absolue

L’Histoire ne repasse pas les plats. Cette fenêtre de 2025 à 2030 ne se rouvrira pas. D’ici dix ans, soit l’Europe aura surmonté sa crise, soit d’autres pays auront capté les opportunités à notre place.

Nous avons tout ce qu’il faut : les terres, le climat, la jeunesse, l’énergie, l’argent, le marché. Il ne nous manque qu’une chose : la volonté politique d’agir vite et massivement.

Il ne s’agit plus de lancer un énième plan de développement qui finira oublié. Il s’agit de transformer radicalement notre économie en cinq ans en absorbant le meilleur de ce que l’Europe abandonne.

Les nations ne se construisent pas avec des mots. Elles se bâtissent avec des actes, de la sueur, du courage. Avec des citoyens qui refusent d’être spectateurs de leur propre histoire.

La porte est ouverte devant nous. Mais elle ne le restera pas éternellement. Le temps de l’action, c’est maintenant. Le temps des regrets, ce sera dans dix ans si nous ne bougeons pas aujourd’hui.

À nous de choisir.