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Société :
Morale, éthique et déontologie ou la quête d'exemplarité: «L'éthique c'est l'esthétique de dedans» Pierre Reverdi
par Boudina Rachid* Introduction: lorsque les mots ont du
mal à donner du sens
Il n'est jamais simple de parler d'éthique, de morale et de déontologie. Ce sont des notions dont tout le monde se réclame, mais que peu prennent le temps de distinguer vraiment. Elles ont pourtant des histoires différentes, des usages différents et, surtout, un poids très particulier dans la vie des institutions. Pour comprendre ce qu'elles peuvent apporter à l'administration algérienne et aux entreprises publiques, encore faut-il revenir sur ce qu'elles signifient réellement. 1. La morale : la première boussole Pendant des siècles, la morale a été le seul véritable guide. Elle ne se rédigeait pas dans des ordonnances, ni dans des circulaires ; elle se transmettait dans les familles, dans les communautés, dans les gestes du quotidien. C'était ce qui «se faisait» et ce qui «ne se faisait pas». Chacun en avait l'intuition, même sans pouvoir l'expliquer. La morale est à l'origine de l'éthique. Certains philosophes assument la pleine synonymie entre les deux termes, au point qu'ils ont font un usage indifférencié. A l'inverse, d'autres penseurs ne s'en satisfont pas et aiment à préciser les domaines de compétence des eux concepts : Le terme de morale résonne comme un ensemble de règles et de valeur liées à la tradition ou à des croyances, tandis que l'éthique est davantage considérée comme une réflexion et une analyse rationnelle de ces valeurs. D'autres logiciens préfèrent encore dire que la morale est tout ce qui se rapporte à des impératifs: elle se détermine comme un ensemble de normes et de règles qui doivent s'imposer à tous, elle dit le bien et le mal, c'est donc à la fois un référentiel et un impératif. La moraleest parfois rigide, parfois bienveillante, mais elle dessine un cadre commun. Un adulte n'a pas besoin d'ouvrir un code pour savoir ce qu'est une attitude décente. C'est une évidence partagée. 2. L'éthique:la réflexion avant l'action Le terme éthique est surtout utilisé dans le milieu restreint des philosophes de profession et renvoie à une racine grecque : éthos (mœurs). L'éthique introduit une dimension supplémentaire par rapport à la simple morale : «c'est une attitude sur les principes moraux qui guident nos actions et nos choix, en distinguant ce qui est bon pour nous-mêmes et pour la communauté ». « Au niveau individuel, «l'éthique est un positionnement personnel face à un acte ou une parole qui nécessite de faire un choix. Elle fait appel à une conception de la dignité humaine pour se prononcer selon des valeurs». «Au niveau professionnel, c'est l'ensemble des règles de conduite qui régissent les actions d'un professionnel dans son travail, comme l'éthique de santé et de la médecine, la génétique, les conflits d'intérêts etc. ». Au niveau collectif, l'éthique « participe aux questionnements sur les choix de société et contribue à l'évolution des normes et règles qui nous régissent». Plus clairement encore l'éthique aide à prendre la décision lorsqu'on on est en face d'un dilemme, où il faut choisir entre deux options contradictoires et insatisfaisantes. Elle tient compte de différents principes, comme ne pas faire de mal, faire du bien, respecter et être juste ». D'ailleurs, elle n'impose rien. Elle interroge. Elle demande à chacun de prendre un peu de recul, de réfléchir avant de décider, non pas pour éviter une sanction, mais pour rester fidèle à ce qu'il estime juste. Là où la morale dit « tu dois », l'éthique dit « réfléchis » et « pourquoi ferais-je cela ? ». Là où la morale dit «tu dois», l'éthique demande «pourquoi ferais-je cela ? ». C'est une démarche plus intérieure, plus consciente. Elle ne s'appuie pas sur l'autorité d'une règle, mais sur une forme de cohérence avec sa conscience. Elle pousse chacun à agir, non pas par automatisme ou pour éviter un reproche, mais parce qu'il estime que c'est la meilleure manière de faire. Elle ne garantit pas que tout sera parfait, mais elle oblige l'individu à se situer, à s'interroger, à prendre ses responsabilités. C'est une exigence plus tranquille, mais plus profonde aussi. Si on devait insister, on dirait que l'éthique formalise les valeurs, principes et règles de conduite. Elle vise, par une réflexion propre à se doter d'une orientation en liaison avec la culture de l'organisation concernée. Cette autorégulation des comportements peut être qualifiée de pro-active : elle permet d'anticiper les demandes de nature sociétale. C'est une possibilité pour l'institution (entreprise ou administration) de promouvoir des normes de comportement qui satisfont aussi bien ses propres intérêts que les attentes des acteurs extérieurs. Guillon (1994), indique que « cette volonté de devancer les pouvoirs publics dans leur mission législative, permet d'éviter de se faire imposer une norme, voire même d'influer sur la fixation de celle-ci ». 3. La déontologie : la règle au service de la fonction La déontologie est la science des devoirs. Au début, on pensait qu'elle faisait doublon avec l'éthique originelle, qui, elle-même etait vue comme la science de la morale. Ce qui va progressivement différencier la déontologie de l'éthique, c'est l'usage du vocable dans des contextes bien précis : ceux des devoirs professionnels. L'éthique donne des principes directeurs : la règle déontologique leur donne un contenu concret ». La déontologie vise à réguler les situations couramment rencontrées par un corps de personnes exerçant un métier identifié. Elle cherche à donner impérativement, face à des situations données, des solutions pratiques et précises définissant les règles de comportement à adopter. Plus prosaïquement, on peut dire que le code de déontologie constitue un ensemble de règles dont se dote une profession, ou une partie de la profession, au travers d'une organisation professionnelle, qui devient l'instance d'élaboration, de mise en œuvre, de surveillance et d'application de ces règles. Ce n'est plus seulement une affaire de valeurs, mais de règles : ce qui est permis, ce qui est interdit, ce qui doit être évité, ce qui doit être déclaré et la manière correcte de se comporter dans une fonction donnée. Contrairement à l'éthique, la déontologie n'est pas une réflexion personnelle, c'est un engagement institutionnel. Elle protège l'usager, elle protège l'agent, et elle protège la fonction elle-même. Elle sert de garde-fou dans les métiers où un simple écart peut devenir grave : la santé, la sécurité, la justice, la police, la douane et à un degré moindre àd'autres administrations beaucoup moins exposées au risque déontologique. 4- la déontologie en administration publique A l'intérieur del'administration publique, la déontologie ne doit pas être seulement conceptuelle. Ce n'est pas une simple profession de foi : elle doit déterminer la façon dont l'État doit encadrer ses agents, lutter contre les dérives, et garantir un minimum d'équité dans ses relations avec les citoyens. On peut dire, que la déontologieintervient ici comme le versant normatif, qui traduit les valeurs en règles précises dûment inscrites dans des textes opposables. En somme, c'est « l'éthique devenue obligatoire ». L'administration algérienne a longtemps fonctionné, même si on n'est pas complètement sûrs que l'usage du passé composé soit de bon conseil pour l'occasion, dans un univers très normatif. La règle, la procédure, la signature, la hiérarchie constituaient ses piliers traditionnels. Cette construction avait sa logique: elle offrait de la stabilité, une certaine forme de discipline, et un cadre clair pour l'action publique. Mais les attentes ont évolué. Le citoyen ne demande plus seulement que l'administration applique la loi : il veut qu'elle l'écoute, qu'elle justifie ses choix, qu'elle lui parle clairement, qu'elle respecte son temps et son besoin d'information. Depuis, les choses ont évolué et cette transformation silencieusea obligél'administration à revisiter ses pratiques. L'ordonnance 66-133 du 2 juin 1966 portant statut général de la fonction publique avait déjà donné le ton à travers ses article 14 à 20. Bien évidemment, on ne pouvait s'attendre dans ce registre à une grande avancée : le texte était lisse, bien formulé, mais on savait que c'était à peine une sage copie de la législation de l'occupant. Pour le mieux, c'était un texte de transition pour un pays qui venait à peine de recouvrer son indépendance et qui devait choisir ses priorités. C'est bien l'ordonnance 06-03 du 15 juillet 2006 portant statut général de la fonction publique qui a réellement prévalu comme marqueur décisif de la déontologie dans la fonction publique algérienne. C'est un texte d'envergure qui a su donner corps aux valeurs immanentes du service public par l'édiction de prescriptions concrètes formant une déontologie très formalisée. On trouve dans ce socle commundes règles précises qui sont autant d'obligations professionnelles que juridiques. Cet inventaire s'étale sur 14 articles (de l'article 40 à l'article 54):loyauté, obligations de réserve, neutralité, secret professionnel, conflits d'intérêts, respect de la hiérarchie Autant de prescriptions claires qui définissent ce que l'agent doit, ou ne doit pas faire. Le statut général a pu affirmer et distinguer ce qui est del'éthique, et ce qui est de la déontologie. L'une est un horizon, l'autre est un garde-fou. L'une inspire et oriente le comportement, l'autre sanctionne la faute. Là où la déontologie fixe la limite, l'éthique élève le niveau. 5-Un socle commun et des ajouts sectoriels Pour certains corps spécifiques : la police, douanes, impôts, domaine, lafrontière est mince pour passer de la faute professionnelle à l'infraction pénale, à tel point qu'on ne sait pas dire parfois, si c'est la faute professionnelle qui précède ou c'est l'inverse, comme c'est le cas lorsqu'il y'a : usage abusif de la force, corruption, trafic d'influence, violation du secret professionnel, favoritisme : Ici, la déontologie ne se limite plus à un rappel moral : elle devient un garde-fou juridique. A ce sujet, on peut conclure que si le statut général a quasiment balisé le chemin pour régenter les obligations généralesqui pèsent sur le fonctionnaire, certaines administrations doivent compléter les obligations générales par des obligations spécifiques àleur domaine d'activité : conduite exemplaire, gestion saine des deniers publics, transparence dans les décisions, rapports équilibrés avec le citoyen, prévention des abus d'autorité etc. 6-Entre la théorie et la réalité : un fossé inégal selon les secteurs Une question revient souvent: quelle administration applique réellementson code éthique ou déontologique ? La réponse est nuancée. Certaines institutions ont fait un effort de formalisation remarquable. La DGSN (Police nationale), la Direction générale des impôts (DGI) et la Direction générale des douanes (DGD), par exemple, disposent de référentiels internes relativement détaillés, souvent inspirés de standards internationaux. Dans d'autres secteurs sensibles : collectivité territoriales, urbanisme et d'autres encore, l'application, malgré que les règles soient disponibles, écrites noir sur blanc, reste variable. Ce n'est pas prouvé, mais on peut penser que cela dépend parfois de la perception que se fait la hiérarchie du sujet. Selon le cas, la procédure disciplinaire peut être instantanée, comme elle peut marquer le pas, non pas du fait de mécanismes disciplinaires incomplets ou mal assimilé, mais davantage parce que l'échelle de commandement ne s'implique pas assez lorsqu'il faut prendre ses responsabilités. D'autres administrations, moins exposées, montrent une meilleure stabilité : éducation, culture, archives, bibliothèques, institutions universitaires. Là, les écarts entre le texte et la pratique sont généralement moins prononcés, mais l'absence de codes déontologiques et, encore moins éthiques formalisés, limite parfois la lisibilité et la recevabilité des procédures disciplinaires, si tant qu'ils existent. 7. L'entreprise : un autre terrain institutionnel On pourrait croire que les notions de déontologie et d'éthique concernent surtout l'administration et que, de son côté, l'entreprise vit, peinarde, une existence saine et débarrassée de tout souci d'ordre déontologique. Loin s'en faut. La différence avec l'administration, c'est que les problèmes de cet ordre-là ne sont pas médiatisées comme lorsqu'il s'agit de l'administration. Dans l'entreprise aussi, lamorale ne suffit pas et l'intuition non plus. Le paysage éthique et déontologique reste à bâtir. Certaines entreprises disposent bien de chartes internes ou de codes de conduite. On y trouve beaucoup de ressemblance avec les règles du statut général. Cependant, il existe tout un panel de prescriptions qui sont propres à l'entreprise : - devoir de loyauté : agir dans l'intérêt de l'entreprise, ne pas nuire à sa réputation et son image de marque, ne pas détourner les clients ou des contrats, ne pas divulguer des informations sensibles ; - devoir de confidentialité : Le salarié doit protéger les données de l'entreprise:les procédés techniques, les informations commerciales, les secrets professionnels. Ce devoir continue même après la fin du contrat. - interdiction de concurrence déloyale : le salarié ne doit pas créer une activité qui concurrence directement l'employeur, travailler pour un concurrent en utilisant des informations internes,profiter d'un poste pour monter une activité parallèle contraire aux intérêts de l'entreprise (ce qui n'est pas l'interdiction de cumul des fonctionnaires des fonctionnaires, c'est simplement interdit de concurrencer l'employeur). - obligation d'exécuter le travail avec diligence et professionnalisme : le salarié doitaccomplir son travail sérieusement, respecter les délais, éviter les négligences graves,se tenir informé des compétences nécessaires. C'est une obligation de moyens, pas de résultats. - Respect des instructions légitimes de l'employeur : le salarié doit suivre les directives hiérarchiques, les procédures internes,les protocoles qualité et sécurité,les commandements et les injonctions du règlement intérieur. Quant à l'éthique en entreprise, elle est censée être une manière de piloter l'organisation tenant compte de la loyauté, de l'équité, de la clarté des décisions, de l'accessibilité de l'information et du respect de la parole donnée. Une entreprise qui agit de façon éthique ne le fait pas par pure vertu; elle le fait parce que cela crée de la stabilité, de la confiance, et donc de la performance. Conclusion Le vrai défi, dans toute institution, publique ou privée, n'est pas d'écrire un code.Le plus difficile est de le faire vivre. On peut afficher des principes très nobles sur un panneau, mais si les pratiques internes ne suivent pas, ces principes deviennent décoratifs. À l'inverse, on peut avoirsur le terrain des agents irréprochables, mais sans cadre écrit, leurs bonnes pratiques restent individuelles et isolées. L'enjeu est donc d'articuler un cadre juridique solide, une culture professionnelle partagée,des règles déontologiques claireset une éthique vécue au quotidien. C'est cette articulation, lente, progressive, parfois hésitante, qui transforme réellement une institution. Si l'administration algérienne, et plus largement toutes les institutions du pays, parviennent à faire coexister harmonieusement morale sociale et éthique réflexive (c'est-à-dire que l'agent, ou le salarié d'une manière générale, observe les bonnes pratiques professionnelles, se regarde agir, analyse sa manière de fonctionner et les raisons de son action de façon critique et constructive), elles franchiront un cap décisif en gagnant le challenge de la confiance. Et la confiance, contrairement à ce que l'on croit, ne se décrète pas. Elle se construit dans le geste quotidien, dans une réponse un peu mieux expliquée, dans un traitement plus équitable, dans une décision un peu plus transparente. On croit que ce sont des détails, oui, ce sont effectivement des détails, mais ce sont des détails qui, joints etaboutés, finissent par donner à une institution son vrai visage. * Inspecteur en chef de la fonction publique à la retraite | |||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||