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Le Souk... loisir, nécessité ou les deux à la fois ?

par Djillali Tahri

Une matinée au souk, sog, comme on l'appelle chez nous. C'est un vendredi matin parmi ceux des mois en cours. II est 9h. La semaine a été chargée. Et il fallait décompresser. Je voulais marcher un peu, plutôt déambuler, pour évacuer les contraintes des quotidiens et somnoler dans la marche recommandée par les médecins.

Mais où aller pour sortir de cette torpeur accumulée? Et comment concilier marche et loisirs ? L'utile à l'agréable ? Je décide donc de me diriger imitant les poètes et les bohémiens d'antan et réconciliant la médecine avec le sport, vers les lieux populaires et de préférence le souk. Parce que ce sont des lieux où notre société partage sa convivialité, défoule ses contraintes, gagne sa vie et surtout pour ceux comme moi pour marcher... Des lieux de vie tout simplement. Des lieux de gens simples qui veulent joindre parfois les deux bouts et parfois même quand les deux bouts sont largement enlacés. Des lieux de « marchands » permanents ou occasionnels. L'un de ces lieux est le souks de bric à brac ou « sog qui se tient, chaque matinée de vendredi, qu'il pleuve ou qu'il neige, au niveau d' un vieux quartier de la ville. Au sens populaire ce terme de souk équivaut, toutes proportions gardées, aux marchés aux puces d'outre mer.. Des sog en dehors des normes classiques rigides de l'offre et de la demande. Des marchés où l'on peut déambuler dans une errance tranquille. En se laissant mouvoir par la houle de la foule. Où l'on vend et achète tout et rien. De la bonne occasion à la petite (ou même grosse) arnaque. Notre souk se situe en plein air, tout à côté du quartier populaire séculaire et prestigieux de la ville El-hamri... Prestigieux parce qu'il a servi de repli et de combats à nos valeureux fidai lors de notre guerre de Libération( Ettawra) et creuset des premiers ballons du mythique MCO. J'entre dans cet antre. Comme on entre en mer, lentement... La place grouille de monde. Tous les professionnels et les désoeuvrés du vendredi sont là. Où presque. De toutes ou presque aussi, les conditions sociales. Ici c'est Marx réconcilié avec Keynes.

C'est une fourmilière. Un va et vient permanent de gens qui tournent en rond ou en long avec des regards dirigés vers le sol, vers les « offres». On se croise automatiquement, épaule contre épaule, comme mus par un système de mouvements synchronisés virtuellement. Un sourd brouhaha s'élève dans le ciel. Ce bourdonnement enveloppe tout ce monde comme pour le couper de l'extérieur. Car ils sont dedans. Et il y a les alentours. Et dedans chacun doit y trouver son compte. II y a le désoeuvré qui tourne pour «tuer» le temps, il y a le curieux de choses et d'autres, il y a l'opportuniste qui cherche la bonne occasion, il y a le futur revendeur qui cherche à faire une affaire, et il y a enfin le poète à la recherche d'un moment de remplacement. Si ces badauds tournent, les autres, ceux d'en face, sont fixes et utilisent comme présentoirs le sol, ou des étagères de fortune, ou des malles de voitures ou de fourgons ouvertes. Mais le meilleur présentoir reste ce bon sol... un sol jonché d'objets des plus divers et des plus extravagants. Du plus gros au plus petit. Du neuf à l'agonisant Cordons, vieilles prises de courant, des cuillères et des fourchettes, fnajils , bols casseroles ici neuves plus loin sentant le café plusieurs fois servis.., fiches d'antennes, des boulons , des vis, des outils de bricolages, des machines de toutes sortes. Et surtout, assis derrière ce fourtout des bonhommes au regard fatigué mais pétillants d'audace marchande. Ce sont soit des commerçants du vendredi soit des « professionnels « du bric a brac. Qui tous attendent patiemment le client. Celui qui qui sera charmé par la « marchandise». II y a aussi ceux qui dressent de larges tables sur lesquelles ils étalent leurs marchandises.

Parmi eux des commerçants en ville        qui exposent quand même les vendredis. Ceux-là sont des privilégiés qui ont donc disons leurs étals. «. Car ils sont propriétaires de tables. Et même leur marchandise est plus soignée. Matériel de bricolage, outillages...

Ce sont aussi tous les accessoires wifi... ce sont de neufs ou vieux portables, des tablettes d'occasion, ou de bonne occasion... des ustensiles de toilettes, là encore des petits vendeurs, tout timides, de cigarettes, ou du tabac à chiquer...tout à côté de vieux téléviseurs « à ventres», ou plats, des postes cassettes, des postes radio. Tous objets qui pleurent tendrement leur jeunesse, leurs heures de gloire. De l'autre côté ce sont les hauts parleurs des guérisseurs qui vibrent et clament les vertus médicinales de leurs potions... Et puis, et après, ceux assis et ceux debout il y a ceux qui tournent. Ils tournent avec des vêtements divers en mains...ils tournent et quand ils se fatiguent s'arrêtent pour souffler et reprendre. Ils vous proposent le beau tricot pourtant noirci par l'usure, la belle veste fripée ou la magnifique chemise de marque qui malgré son âge, des survets de vétérans... Mais détrompez-vous.

Ce monde fonctionne harmonieusement. II a ses codes. II a ses convenances. La fourberie y est innocente. La tromperie fait ici le commerçant. La cupidité, jurent-ils, y est absente. On se résigne de ce que l'on peut gagner. Et chaque somme est pour chacun sa fortune. Ils traitent l'argent comme un ami qui veut bien les épauler de temps à autre. Quand il le veut bien. Et ils l'attendent. Parfois en le forçant. Si certains veulent compléter leur relative fortune, d'autres cherchent seulement à survivre jusqu'au lendemain. La vie est ainsi faite et la fortune est partagée au hasard des sorts. Et son mystère est dans la redistribution. Les nantis restent paradoxalement toujours insatisfaits. Les moins chanceux développent la résignation et cette résignation les irradient d'une humanité des temps anciens. Faites de sentiments simples, parfois clamés mais très souvent contenus par une pudeur inconsciente héritée de ce temps révolu.... Une résignation tranquille. II y a aussi les autres, frénétiques, qui veulent faire des affaires et pour qui, chaque vendredi est un défi à la fortune... leurs projets défient la méditerranée... Ensuite, un peu plus loin un peu à l'écart , voila des ballots éventrés , ouverts aux 4 vents, contenant de vieux vêtements dits de fripes. C'est la « friperie «. Presque la ruée. Des mains s'affairent et tirent, qui veste, qui gilet, qui chemise, qui... qui... et à chacun son bonheur vestimentaire.

Et sa future prestance sociale d'habits»... griffés». Tout à côté aussi un autre attroupement... c'est l'attroupement autour de la ‘calentica'. Le plat du pauvre mais aussi du riche.... on prend son casse-croute et on se débrouille un coin, qui sur une pierre qui debout... qui pour savourer cette suculente bénédiction alimentaire. Mais finalement vous avez vu passer le temps ? Emporté par cette torpeur d'un matinée déclinante, vous vous êtes habitués aux mouvements, aux bruits, aux odeurs, aux marchandages faits de ruses innocentes ou naïves d'un autre ordre commercial, vous avez été happé par les laisser-allers improvisés, vous êtes passés devant la résignation des vies stationnées en marge soit par terre soit devant des étalages. Vous les avez passés en revue, tous réfugiés dans cet antre de paisibilité sociale qu'est le sog. Où nous nous retrouvons tous dans ces moments intemporels de ces brèves matinées bien a eux.... bien à nous, mais entre nous. Puis le soleil s'élève se positionne au milieu du ciel pour commencer son déclin. Et tout alors se ralentit. Des espaces se libèrent. Le brouhaha des départs devient plus sourd. Une torpeur plus lourde enveloppe alors ce crépuscule commercial de la roue de la fortune et de l'acceptation des infortunes. Et avec des mains résignées ou agitées ils commencent à ranger leurs affaires.

Par gestes lents ou brusques. En attendant le vendredi suivant. Qui peut-être sera meilleur. Ni philosophie, ni bavardages, ni plaintes, comme si, à chaque jour suffit sa peine veut en être la regle... La sobriété le dispute à la retenue et à une certaine résignation devant la vie. Avec la chance comme amie fidèle.... Et à la fin chacun sort du sog à sa façon, , selon le chemin de vie de ce jour. Pour certains les poches jamais pleines comme l'on veut, pour d'autres de quoi tenir les autres jours. Pour tous les yeux en ptôses fatiguées et la tête parfois très lourde après cet enième vendredi. Pour le randonneur, c'est le ravissement d'avoir « tué un temps vide dans son parcours existentiel qu'il voulait maussade. Pour le chercheur avide, d'avoir à prix facile trouvé son objet, parfois si rare se rassure t-il.

A la fin enfin tous s'éparpillent en laissant derrière eux des lieux devenant progressivement silencieux comme peut l'être un quartier populaire. D'un silence teinté d'une sourde tristesse, comme si ces lieux avaient une âme, et se sentaient brusquement seuls, leurs amis ainsi dispersés jusqu'à d'autres lendemains... d'autres vendredis...Et alors je m'apprête moi aussi à« sortir». Apaisé, même sans avoir trouvé mon occasion... Vidé de tout souffle contraignant. Emportant avec moi ces vagues humaines empreintes de simplicité et de résignation, en forme de courage devant l'adversité de l'existence. Des moments arrachés au bonheur Et en me demandant que si notre société a des classes, celle-ci n'est-elle pas la plus apaisée.

Et je me suis dit aussi que si finalement le bonheur simple a des adresses n'est-ce pas ici l'une d'elles ? N'est-ce pas là malgré tout, une forme de naïveté sociale, si fugace soit-elle, qui émane finalement de ces gens-là ? Et qui nous irradie de ce sentiment furtif, de cette euphorie ambiante qui nous enveloppe un moment pour nous emporter dans des rivages de sérénité, d'immatérialité et de contentement beat? Et les sages ou praticiens ne devraient-ils pas prescrire des cures de psychothérapie dans les errements des souks? Et puis comme pour clore les choses de la vie ici-bas s'élèvent les premiers appels à la prière du vendredi.... Pour un moment de méditation avant que la vie et la ville nous reprennent et nous larguent sur ses rives synonymes d'errance urbaine ? Mais Dieu pourquoi le bonheur reste si fugitif ? Pourquoi nous fuit- il ainsi, toujours ? Pourquoi fréquente- t-il souvent des endroits inattendus? Où donc le trouver et nous reposer des adversités de la vie ? Et comment donc le retenir et y rester en sa compagnie ?... Pour un plus long temps dans un petit coin de son immensité ? Mais ça, chers amis, c'est une autre histoire...l'histoire de nos vies, de toutes les vies...