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Les réformes par le sosie de Boudghène

par Kamel Daoud

Profitant un peu que le vent souffle vers l'Est et le Moyen-Orient, l'Algérie a finement et avec ruse glissé hors du monde arabe auquel l'idéologie angoissée des pères fondateurs nous rattachait de force, et hors du Maghreb qui n'a jamais existé. Où se trouve l'Algérie actuellement ? Un peu au nord-sud ouest du Japon. C'est-à-dire loin de la Tunisie, se souvenant à peine de l'Egypte ou de la Libye. Le pays est donc assis dans un bus où se passent des révolutions, mais se comporte comme s'il était assis dans un taxi à Venise. Notre diplomatie est celle neutre de l'antarctique, nos réformes sont de la coiffure et le Pouvoir le sait. Chaque matin, il se lève, ouvre la fenêtre, appuie l'oreille sur le trottoir, n'entend rien de menaçant et se relève confiant.

 Confiant dans son étoile, il referme la fenêtre, arrange le rideau puis s'appelle sur son premier portable, vers le second, pour s'entendre répondre à lui-même. «Comment-va tu ?» «Je vais bien», se dit-il. «On réforme un peu ?», lance-t-il à son oreille gauche. «Oui, mais pas trop longtemps, j'ai affaire», dit sa lèvre haute à son oreille droite. Du coup, le Pouvoir s'y met. Pour la forme, il envoie des lettres d'invitation au dialogue, mais avec de fausses dates, aux partis d'opposition. «Cher parti d'opposition, j'ai l'honneur de vous inviter à?». A chaque phrase, le Pouvoir rit et tressaute, se ressaisit puis s'y penche. Cela n'urge pas, mais il faut sauver les apparences. Il faut réformer. Comment le faire sans le faire, s'est-il dit, il y a quelques mois ? Penché alors sur une fenêtre avec un front angoissé, il a cru son heure venue, celle promise par De Gaulle aux anciens libérateurs du pays. Il a cru que c'était la fin, le retour aux Emirates et à Berlin avec un vieux manteau, la dispersion des fils et enfants, la rareté du sou et de l'ami. Puis il n'y a rien eu. Sans le colon identifié, le peuple n'a pas pu entamer un mouvement de décolonisation concret. «C'est l'erreur de De Gaulle : il fallait qu'il s'appelle Larbi et personne n'aurait pu le voir et donc le chasser». Un moment plongé dans ce souvenir, le Pouvoir ré émergea et se pencha encore une fois sur son cahier. Il aurait voulu l'écrire et le dire à haute voix : «Chers opposants, allez vous faire? etc.», mais les usages ne le permettaient pas. Il fallait sauver les apparences et il en avait un grand sens depuis le départ du colon qui l'accusait d'être sale et de ne pas savoir s'habiller élégamment. Depuis, le Pouvoir est grossier mais élégant, meurtrier mais élégant, fourbe mais élégant, dictateur mais élégant. C'est une manière de tracer la frontière entre lui et l'animalité du peuple et l'indéfini de la paysannerie.

 Rejetant cette brusque révélation, le Pouvoir se leva alors et fit le tour du bureau. Il reprit l'un de ses deux téléphones et téléphona. A un proche qui lui ressemblait étrangement. Selon les journaux, c'est un sosie qui a été retrouvé à Boudghene, un quartier populaire de Tlemcen. Le sosie était un sosie et avait toute l'apparence du Pouvoir, sauf le Pouvoir. Le Pouvoir l'avait fait venir dans le cadre du printemps arabe et des obligations de démocratisation dictées par l'Occident, et discutait longuement avec lui. «Commet allons-nous qui sommes un ?». Le Sosie, bien éduqué, répondait que le Pouvoir allait bien et que le peuple ressemble à son dirigeant et que donc il ne servait à rien de faire de réformes, sinon entre soi. C'est ce que fait, chaque après-midi, le Pouvoir. Avant le Ftour, il appelle un ministre et le sosie et écoute puis parle. Une séance qui angoisse puissamment, depuis «la solution Boudghène», les ministres et le reste du peuple. Depuis la mort de Boumediene, on ne savait plus qui détenait le pouvoir et qui était-il. Depuis quelques mois, on ne sait même plus qui est Bouteflika. Lui ou son sosie. D'autant que les deux, étrangement, sont tlemcéniens.