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Le prix de la citoyenneté

par Brahim SENOUCI

Dans le jargon de la presse, les marronniers désignent des articles de saison, liés à des événements récurrents. Que la neige se mette à tomber et on verra fleurir dans les journaux des reportages sur le salage des routes, la galère des automobilistes, l'impéritie des responsables.

Les marronniers rythment la banalité des jours, relatent en hiver le froid de l'hiver, en été la chaleur de l'été. Chaque automne, en notre beau pays d'Algérie, on redécouvre? la pluie ! Un martien qui débarquerait de façon impromptue en Algérie serait persuadé qu'il s'agit d'un phénomène inédit, au vu des titres de la presse sur les dégâts que la pluie occasionne : rues et caves inondées, circulation bloquée? On connait les coupables, ces maudits avaloirs bouchés que personne ne s'est préoccupé, dans la douce quiétude de l'été, de débarrasser des saletés qui les obstruent. Les Ramadhans se suivent et se ressemblent. C'est le mois propice à la floraison du plus beau des marronniers. Les journaux titrent sur la folie des prix, la malhonnêteté de ces marchands qui profitent de la boulimie des consommateurs pour s'autoriser des marges bénéficiaires confortables. Si on se plongeait dans la lecture des journaux datant du début des Ramadhans 2010, 2009, 2008?, on y trouverait sans aucun doute des copies conformes des livraisons de celui de 2011. Les marronniers fleurissent sous toutes les latitudes. Dans tous les pays, les phénomènes cycliques donnent lieu au même bégaiement médiatique. La différence, dans l'Algérie plongée dans la léthargie d'un début de jeûne suffocant, c'est que les journalistes ne s'arrêtent pas au constat mais font assaut d'indignations recuites et proposent les mêmes solutions dont on a expérimenté le caractère impraticable lors des épisodes précédents.

Les soucis liés au caractère particulier de ce mois sont légitimes. Mais pourquoi diable reproduire à l'identique des approches dont la vanité a été largement démontrée ? Pourquoi s'échiner à en appeler à l'Etat alors que les journalistes et une grande partie du public savent que les prix sont libres ? Pourquoi s'entêter à en appeler à la piété des commerçants quand on a expérimenté la vanité de ce genre d'appels ? Pourquoi reproduire les mêmes analyses, les mêmes colères? Pourquoi s'entêter à proposer les mêmes pseudo-remèdes qui ont montré leur inutilité ?

Une des définitions de la folie est de croire qu'on peut répéter indéfiniment la même chose en escomptant un résultat différent.

Voici une belle définition, ô combien pertinente sous nos latitudes.

Elle ne vaut pas seulement pour le Ramadhan. Elle s'applique à peu près partout.

Prenons quelques exemples, au hasard.

La saleté ! Ah, le beau marronnier populaire ! Le chœur des trente millions d'Algériens entonne chaque matin la même rengaine : « Mon Dieu, que les gens sont sales ! Mais que fait la police ? ». Personne ne s'attribue la moindre responsabilité individuelle, personne ne s'interroge sur sa contribution à l'effort collectif de défiguration de nos paysages urbains. En Algérie, « les autres » se traduit par « pas moi ».

Une anecdote à propos de notre incapacité à lier l'état général de notre pays à notre comportement individuel. Nous sommes un groupe d'amis assis autour d'une meïda à l'occasion d'un mariage. Nous devisons en savourant un excellent couscous. L'un des convives se dévoue pour découper le traditionnel morceau de viande épaisse. Il nous en distribue une part pour chacun. Tout en officiant, il nous annonce qu'il vient de faire des analyses de sang à la demande de son médecin. Il ajoute, en enfournant un superbe morceau de gras, qu'on lui a trouvé du cholestérol et se demande comment il a bien pu attraper cette « saloperie »?

On sait aujourd'hui que l'Université a failli dans sa mission de former les cadres de la Nation. Cela fait quelque temps qu'on le subodore. Maintenant, on en a la certitude. Il existe en effet des instruments de mesure que, n'en déplaise au Ministre de l'Enseignement Supérieur, l'on ne peut remettre en cause. Ils indiquent de façon claire la déchéance de nos universités, dépassées par bon nombre d'établissements de pays africains bien moins nantis financièrement que notre pays. Face à cela, sans nous attarder sur la tentative de déni pathétique du responsable en chef de cette situation, il n'y a pas de réponse. On continue comme avant à inscrire des cohortes de bacheliers dont l'avenir est déterminé par leurs notes au baccalauréat et non par une quelconque vocation.

C'est ainsi que nous avons de nombreux médecins qui n'ont pas le moindre intérêt pour le métier qu'ils exercent de façon purement routinière, des professeurs dépourvus de l'envie de transmettre un savoir, du reste approximatif, à des jeunes gens qui, souvent, s'en moquent royalement, la majorité d'entre eux n'étant obnubilée que par la sacro sainte note qui leur permettra de « fermer » l'année.

Les passe-droits, voilà un beau sujet d'indignation habituel. Tout le monde les dénonce ; tout le monde les pratique. Un quidam fait la queue devant un guichet de mairie en bouillonnant d'impatience. L'impatience devient exaspération quand des privilégiés sont invités à quitter le rang des mortels ordinaires pour accéder au saint des saints où leur sera délivré en priorité le document désiré. Et puis, la colère fond parce que quelqu'un est venu taper sur l'épaule du quidam (Wech ! Ca va, cousin ? Besoin de quelque chose ?) et l'invite à le suivre dans son bureau où, le temps d'un expresso et d'une cigarette, il empochera l'acte de naissance ou le certificat de résidence attendus et quittera la mairie avec un regard méprisant pour les galériens qui n'ont pas d'autre solution que d'attendre? En fait, chacun de nous se comporte comme s'il était seul au monde. Chacun essaie de survivre comme s'il était sur une île déserte, entouré de fauves.

La minuterie de l'immeuble tombe en panne. Le coût de la réparation pour chaque copropriétaire est dérisoire. Toutefois, certains refusent de l'acquitter. La réparation ne sera pas effectuée. Chaque occupant accrochera une ampoule au-dessus de sa porte, ampoule qui brûlera toute la nuit. A terme, cette solution sera moins pratique et plus onéreuse que la réparation de la minuterie.

En règle générale, les solutions individuelles sont plus coûteuses que les solutions collectives. Pourtant, en Algérie, nous privilégions les premières. C'est que l'action collective a un prix que nous ne sommes sans doute pas encore disposés à payer. Il s'agit pour chacun de modifier son comportement pour le rendre compatible avec la vie en communauté. Il faut que chacun s'astreigne à obéir à des règles communes, ne pas encombrer les parties communes, sortir les poubelles à des heures compatibles avec le passage des bennes, participer aux dépenses communes telles que celles occasionnées par le rafraîchissement des murs, le remplacement des vitres brisées? En somme, il faut que chacun soit acteur de son cadre de vie, qu'il le façonne plutôt que d'être façonné par lui.

La citoyenneté ne se décrète pas. On n'est pas citoyen par la vertu de la naissance. On ne l'est pas parce qu'on est porteur d'une carte d'identité qui le proclame. Etre citoyen d'une Nation, c'est être reconnu comme un de ses bâtisseurs.

Les exemples qui précèdent peuvent paraître banals. Ils n'en sont pas moins révélateurs. Quand on accepte de vivre dans un immeuble sale et sans eau, quand on accepte de vivre dans un environnement dégradé en faisant mine de s'en indigner, on n'a pas le droit au titre de citoyen. Nous y aurons droit le jour où nous ferons le lien entre nos attitudes individuelles et l'état de notre pays, le jour où nous cesserons de nous lamenter sur nous-mêmes et de vitupérer contre de mystérieux « autres » qui s'ingénieraient à nous empoisonner la vie.

Les « autres », c'est nous, avec nos petits égoïsmes imbéciles, nos petites lâchetés au quotidien qui nous poussent à accepter des passe-droits quand ils nous profitent tout en dénonçant ceux dont nous ne bénéficions pas.

Les « autres », c'est nous, avec nos petites hypocrisies qui nous poussent souvent à faire montre d'une religiosité excessive, ostentatoire, à occuper les premiers rangs des prieurs du vendredi, pour nous racheter aux yeux de la société, croyons-nous, de nos malhonnêtetés, de nos mensonges?

Cela va plus loin qu'on ne le pense

S'abstraire de toute allégeance à une règle commune, « ruser » avec la morale, s'habituer à vivre comme des loups solitaires dans une jungle jonchée d'immondices, c'est ainsi qu'on fait le lit de la corruption généralisée. C'est ainsi qu'on se retrouvera agonisant à la porte d'un hôpital, exclu d'une liste de bénéficiaires de logements?, parce qu'on n'a pas le numéro de téléphone qui nous permet de nous tirer de ces mauvais pas. Oui, ces comportements ont une traduction politique. Ils provoquent l'atomisation de la société et la rendent inapte à produire des contre pouvoirs susceptibles de contrôler l'action des gouvernements. Ils conduisent à l'état d'anomie, à une société sans règles, génératrice d'angoisse et de violence. Reproduire à l'identique des comportements dont on sait, ou devrait savoir, qu'ils ne débouchent que sur la répétition de l'échec, s'absoudre en tant que personne de toute responsabilité individuelle, c'est ainsi que nous nous installons dans la logique d'une faillite programmée que nous appelons « fatalité » pour nous dispenser de l'effort nécessaire pour changer le cours des choses. Nous pourrons saluer la prémisse d'un changement le jour où chacun d'entre nous fera sa part de son travail de citoyen, en se préoccupant de son quartier, de l'éducation de ses enfants, en s'inscrivant dans l'action collective au profit du plus grand nombre. Nous aurons le droit d'espérer le jour où nos comportements ne seront plus dictés par le conservatisme maladif que distille une société en manque de repères et qui a peut-être besoin d'être bousculée pour enfin se réaliser. Nous aurons le droit d'espérer quand nous en finirons avec la haine de soi qui nous fait percevoir l'autre comme un ennemi. Nous aurons le droit d'espérer quand nous aurons retrouvé, avec la confiance en nous, le sentiment d'une communauté de destin, gage du succès de l'aventure collective de construction d'une société apaisée et moderne.