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Y a-t-il une langue algérienne ?

par Faycal Sahbi

La mobilisation inédite contre le gaz de schiste est saisissante pour au moins une raison : elle a réussi, en l'espace d'un instant et d'une cause, à réconcilier certains cercles avec l'Algérie profonde. Elle a permis de converger des franges a priori éparses de la société algérienne.

C'est probablement pour la première fois dans l'histoire des protestations dans le pays où l'on voit davantage de pancartes en langue arabe qu'en langue française. Il faut dire que, depuis quelques années, l'un des débats les plus récurrents dans la scène médiatique et culturelle était celui sur la langue ou plus justement les langues en Algérie. Au point que des thèmes comme l'arabité, l'amazighité, les cercles francophones sont devenus des déclinaisons algériennes de la loi de Godwin : plus une discussion dure longtemps, plus la probabilité de faire référence à ces thèmes s'approche de 1. On a presque le sentiment que tout mène à cela.

La dernière polémique autour des déclarations de Othmane Saadi ne fait que confirmer ce constat. Dans ce contexte, des voix de plus en plus sûres proposent une troisième voie, ou peut-être une quatrième. Une prétendue langue algérienne est avancée comme une alternative à toute cette querelle linguistique. Sauf que, cette voie pose plus de questionnements qu'elle ne propose de solutions. Et, contrairement à ce que pourrait suggérer son titre, le présent texte n'a pas la prétention de discuter la légitimité de cette proposition ni de la cerner de façon exhaustive. Il ne cherche pas aussi à donner une opinion claire et tranchée. A défaut de cela, il en pose pleins de questions. L'idée de discuter le bon fondement d'une langue algérienne sur un plan linguistique est donc à écarter. Ce qui intéresse en premier lieu l'auteur du texte c'est ce que cache un tel débat et un tel discours où les non-dit sont plus importants que les dits? Pourquoi parle-t-on d'une langue algérienne maintenant ?

Il est vrai que ce n'est pas la première fois que l'on propose des solutions en forme de compromis dans cette guéguerre entre arabophones et francophones qui sévit en Algérie depuis plus d'une trentaine d'années. On parlait autrefois de la nécessité d'instaurer la Darija, langue d'échanges quotidiens, comme un moyen plus formel de communication. On a milité aussi en faveur d'une langue-synthèse des différents dialectes du Maghreb, appelée le Maghribi, un projet cher au linguiste Abdou Elimam. Le débat autour d'une langue algérienne est toutefois relativement récent. Il s'invite dans une conjoncture spéciale où la question de l'identité algérienne revient sans cesse au centre des débats, cinquante ans après l'indépendance. La langue française est de plus en plus minoritaire. L'université algérienne, notamment dans le domaine des sciences humaines et sociales et de plus en plus arabisée. La presse francophone est une presse en perte de vitesse.

Khaoula Taleb Ibrahimi, dans une contribution à L'Année du Maghreb, avait écrit en 2004 « la langue française occupe encore une place importante dans les médias écrits [...][toutefois] ils sont de plus en plus chahutés par la presse arabophone qui bénéficie du lectorat scolarisé en masse depuis les années 1980 ». Cette place qu'occupait la presse francophone dans le paysage médiatique s'est vue rétrécir ces dernières années.

Justement, si l'on remarque bien, ceux qui font l'apologie d'une langue algérienne sont pour la plupart des élites francophones. Serait-elle une dernière cartouche face à la généralisation de la langue arabe ? Les chaînes satellitaires françaises, jadis dominantes, laissent place à des chaînes arabes. « L'Algérien moyen » regarde désormais ses films dans des chaînes moyen-orientales et sous-titrés en langue arabe. Il se passionne pour des équipes de football européennes dont les matches sont retransmis sur BeIn Sport où les commentaires ne sont certes pas en arabe classique mais ne sont plus en français. On reprochait dans le passé aux élites arabophones d'avoir recours à une stratégie, en voulant imposer l'anglais comme principale langue étrangère dans l'enseignement. Ce qui est certainement vrai. Mais les élites francophones ne font-ils pas de même en proposant l'algérien comme alternative à l'arabe ? D'ailleurs, le sujet n'était même pas débattu, du moins pas de la même façon, quand le français faisait quasiment l'unanimité, comme langue formelle dans la presse et à l'université. Le débat sur la langue algérienne en cache un autre, celui entre le français et l'arabe. Sous l'apparence de cette guéguerre linguistique se profile une lutte des élites pour sauvegarder ou améliorer leur statut dans l'administration et pour le contrôle du pouvoir, reconnaît Abderrezek Dourari pour résumer la situation.

Placer le débat sur un autre niveau ne serait-il pas une ruse ? On a compris depuis longtemps qu'il ne sert à rien d'entrer en confrontation directe avec la langue arabe tant qu'elle est liée, dans l'imaginaire collectif de beaucoup, au sacré.

Revenons à In Salah dont le courage de ses habitants a fait dire à un ami, lui le spécialiste de la sociologie urbaine, que la révolte des gens « là-bas » a eu cet effet de réduire en obsolescence la guéguerre entre modernistes et conservateurs. La lutte symbolique entre arabophones et francophones qui dure depuis que le monde nombriliste « algérien du Tell » est monde n'a au final pas grand intérêt. Car une autre Algérie plus profonde et plus importante qu'une telle chamaillerie d'enfants gâtés nous prouve qu'il existe plus important qu'une stupide lutte pour la domination linguistique. La leçon que nous apprennent les gens du Sud est qu'une langue algérienne est possible. Elle existe bel et bien, mais ailleurs que là où l'on pense. Elle n'est ni le français, langue de la modernité comme le pensent naïvement certains, ni l'arabe, langue du sacré défendue par d'autres avec la même naïveté. L'algérien est la langue de la contestation face à l'injustice et de la lutte pour la vérité.