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Le flou

par El Yazid Dib

A force de ne voir rien venir, l'on se sent myope. Et ce n'est pas parce que l'on ne voit rien, que rien n'arrivera. L'on suppute, l'on suppose, pas plus. Cependant le flou en tant que procédé est tout de même une image.

Ecrire n'est pas un acte toujours volontaire. Il est une dictée qui vous somme, depuis une histoire, une rue, une image, un être ou un fait, à sortir de votre emprisonnement. Écrire est aussi une déclaration d'amour à la passion qui vous le fait vivre. C'est briser le cou à la léthargie et tordre le pli, au jour et à la nuit. Mais penser à disserter sur une invisibilité, sur un climat muet, sur une conséquence, relève de l'érudition surhumaine. Alors oser décrire, ou réfléchir des prospectives politiques de chez nous, est un domaine divin. (ilm el ghayb). La sorcellerie, toutes couleurs confondues, a fait ses aveux d'impuissance. Allah ghaleb !

Cependant ce ne sera pas en bloquant sciemment les aiguilles d'une montre que l'on empêchera le temps d'avancer. Ou en changeant le tic-tac que l'on pourra transformer le concert de la postérité. L'histoire est comme le temps. Imprenable. Sans état d'âme. L'actualité est, ainsi, rendue imperceptible pour devenir un outil manipulatoire, aux mains de ceux qui croient faire l'avenir d'une nation. Une manipulation politico-génétique. Que ce soit mis à leur profit d'embellir davantage le label historique, terni par les affres d'une chronologie, lente et pesante, ou au secours d'une fin de règne mal-en-point ; le recours à l'opacité gestionnelle reste injustifiable à plus d'un titre.

Le président comme tout homme imbu et fortifié par la chance systémique eut, d'abord, l'idée de vouloir aplatir tout embryon d'idée de résistance pour pouvoir, enfin imposer, avec fermeté, sa vision publique des choses, le contour des intérêts de sa nation et la recherche du bonheur, à jamais perdu, de son peuple. Bouteflika n'est plus le candidat de 1999. Peu loquace, discret et presque aphasique. Il ne signifie plus le consensus d'alors tant que la concorde n'eut pu embrasser toutes les frontières nationales. Il intercepte, avec un vif pressentiment, l'avenir incertain qui, à la défaveur de la conjoncture internationale, mettant en branle la logique de la puissance au dépens du droit et de la légalité, ne peut se faire garantir un écoulement chronique heureux plein de bonne humeur, de santé et de prospérité. Le vœu se fige à l'intention. La politique au désir de la survivance. La fin d'un conte, idyllique soit-il, est, toujours, un commencement pour un autre. C'est pratiquement pareil en politique où les élections font le compte à contresens d'un conte qui peut durer cinq ans. Tous les mandats s'écourtent devant la vitesse du temps et le vieillissement des cellules qui ne donnent, au temps, que le temps d'un souvenir ramassé à un autre.

Loin d'un président, fort dans son temps, le gouvernement est assimilé à une réunion de personnes que ni l'unicité de programme, somme toute divergent, ou de vision politique, ni le partage de compétence sectorielle, ne semblent pouvoir composer, aisément, un capital-savoir ou un commando de choc homogène. L'Algérie tarde à venir au bout de ses peines. Sa présomption à la décision et l'engagement d'éradiquer le malheur qui ronge les corps et les âmes, il n'est, à la lumière des intérêts réciproques, qu'une formalité constitutionnelle, impossible à contourner. La nécessité fait taire la stérilité. Celle-ci, à son tour, se perpétue telle une passion irrésistible chez l'adolescent. Ravageuse et irresponsable. L'on ne se rend compte de l'importance de la vie philosophique, de soi et d'autrui qu'une fois la politique et ses effets nihilistes vous empoisonnent l'environnement. L'école et les lycées s'asphyxient, au jour le jour, sans qu'une intervention énergique ne puisse venir arrêter la mauvaise recréation. Le Sud brûle sous des gaz non encore consumés, sans qu'aucun sapeur, apte à éteindre le feu, n'ait eu à se faire voir. L'ANP a d'autres chats à fouetter qui ne cessent de miauler, dangereusement, le long des frontières. In Salah, les demandes de « wilayisation », le dégoût national, les inégalités sociales, le 08 mars, la famille, les fetwas de rue, les cours clandestins, les mérites brimés, la promotion des médiocres et toute la litanie sont une affaire préliminaire du gouvernement. Ce staff qui n'arrive plus à mettre la tête là où il le fallait, se contentant de graisser la patte à la bouderie. Au lieu d'aller au fond des choses, il les effleure croyant guérir le mal par des pansements budgétaires. C'est fort possible que l'on arriverait à faire taire une colère, alors que l'essentiel était de faire taire la douleur. Voire, attaquer les causes élégiaques.

Sellal l'aurait compris, maintes fois. Il ne bouge pas la main pour secouer la léthargie qui cerne les autres mains. Bouteflika, de même. Sinon quelquefois, à coups de messages. Lui qui campe, à sa manière, dans un silence mi-figue mi-raisin, face, non seulement aux désirs nourris de toute part, de le voir partir les mains derrière le dos, mais aussi envers ses multiples courtisans, flagorneurs et cornemuseurs de tout bord. Ah, s'il était dans ses formes d'antan que deviendraient ces nouveaux magnats parvenus à ses étages ? Enfin tant qu'il y des hommes il y aura, tout le temps des cajoleurs.

Si la turpitude politique et l'excès de prudence tactique de nos politiciens s'attardent et se retardent à dégager clairement un choix, le questionnement absurde qu'il est, mais réel et indiscutable suivant, reste de mise : que faire pour que l'avenir du pays ne soit plus sujet à hypothèque ? Les positions observées chez tous les acteurs nationaux, partis, pouvoir, opposition, élite, à ce sujet ne se sont, jusqu'à présent, exprimées qu'à travers des positions simulées et suggérées par les médias. Que font ces sénateurs, ces députés ? A part pointer le nez dans une salle, une ouïe dans les coulisses et une main dans la poche de la cagnotte nationale.

Pendant ce temps, le temps est au profit du vide, à l'attentisme stérile et inadéquat, du moins à ses hommes. Ils se rassérènent, ces « attendeurs » de la diversion probable qui déchirerait les rangs mal serrés d'un pouvoir, en phase de désunion. Contrairement à eux, Bouteflika utilise, même en graphie, un langage de paix et de bons offices. N'est-il pas un enfant légitime du vrai FLN ? N'était-il pas un officier supérieur de la glorieuse ALN ? Ne fut-il pas un défenseur acharné des peuples opprimés ? Le ministre le plus jeune de la planète? Le traqué par la Cour des comptes? Le grand routard du Golfe, lors de sa traversée des grands déserts? Le témoin du partage du monde ? Le compagnon des grandes figures ? Mais, c'est là où ses concurrents le prennent en piège. Ils disent que Bouteflika est un verbe d'Etat qui ne se conjugue qu'au passé simple. Une antériorité. Même recomposé, son énoncé est une antinomie de l'instant et du futur.

Ce n'est plus une évidence de dire que la force de l'un se puise, parfois, et en certaines circonstances dans la déficience de l'autre. La marge de manœuvre qui s'offre, souverainement, au président de la République va lui permettre, avec toute l'aisance voulue, de pouvoir réunir les conditions nécessaires à la continuité de son mandat. Disposant de la loi, il mettrait en branle, le cas échéant, le dispositif que lui confèrent les clauses constitutionnelles. Le scénario est rapide, utile et précis. Mais tant que la mouture de la nouvelle constitution n'est pas, encore, parvenue au stade de son amorce officielle, rien ne présume un quelconque couac. C'est à partir de l'intention à incruster dans le dispositif constitutionnel que l'on saura, un peu toutefois, l'ombre projetée de l'un ou des autres.

Avec cette énième attente de voir mieux, l'image semble moins claire que ne l'est le complexe intime entre un pouvoir et ses forces invisibles. Evoluant, en toute évidence, au sein et dans la proximité immédiate de ce même pouvoir, l'autre pouvoir, sans silhouette ni apparence, renforce son anonymat par la sensation qu'il fait dire, que quelque chose existe, immatérielle, incolore, inodore et c'est bien elle qui tracte tout le fil d'un avenir incertain. Que tout est artificiel, bien réfléchi, compartimenté et murmuré, à bon escient, à l'adresse de l'opinion publique et selon des besoins conçus et insatiables de curiosité. Les gens savourent les mystères et pensent démêler les énigmes du sérail. Le rédacteur moins érudit que l'ensemble, impuissant déclare son incompréhension totale de la « chose ». À défaut de myopie, la diplopie ou le fait de voir double vous attrape sur tous les angles monoculaires. Si l'on arrive à distinguer des spectres, l'on est toujours loin de pouvoir les identifier. Mirage ou réalité ? C'est ça le propre, dit-on, d'une politique, mais pas d'une sincérité obligatoire, en pareil cas. Brouiller les pistes, créer des amalgames, planter le doute, affermir la crainte, aplatir l'impossibilité, est-ce là un guide de gestion ?

L'acte politique ne semble, depuis longtemps, ne s'exercer qu'aux paliers des discours. Les élus nationaux ne semblent pas être dans la sainteté des secrets du sommet. Ils se donnent l'impression, suite à des chuchotements d'avoir obtenu l'oscar du prochain lauréat, du nouveau ministre ou du redéploiement d'un tel wali. Ce qui fait dire que la politique est l'inverse de la météo. En présence de gros nuages la probabilité d'averses est ressentie à un fort taux. Dans un endroit verdâtre, l'eau est censée y être. Si la nuit tombe, le jour va se lever. Ce sont, en pratique, des lois immuables de la nature. Mais en politique, rien ne prédit qu'un tel scandale va emporter, dans son spectaculaire élan, son auteur. Qu'un tel mérite, savamment, avéré va être récompensé. Qu'une telle rafale médiatique tirée, pourtant, à bout portant, va toucher sa cible. Tout est flou, et tous agissent dedans. Toutes les supputations tombent à l'eau, une fois contredites. Pas de remaniement ministériel, pas de mutation de walis, pas de débat constitutionnel, pas de gros départ important, pas d'horizon. La terre n'est plus ronde, elle ne tourne plus. Mais les racontars, les certitudes, les dignes fois, les sources sûres, s'émettent à profusion. Tout le monde donne l'impression de créer l'événement, alors que tout le monde le subit. Qui croire, ses réflexions qui ne sont d'aucune utilité ou ses fantasmes qui nourrissent l'espoir du changement ?

Le comble c'est que même le démenti n'est plus de mise, sauf s'il concerne l'intuitu-personae. L'on innocente sa petite personne et l'on se met des bâtons dans les oreilles et des brides dans les yeux quand il s'agit de sa manufacture. De sa responsabilité. Reste cette communication, à l'envolée du bon-vouloir, pour que chacun comprenne, à sa façon. Tire des conclusions et déduit des résultats. Le silence a perdu, aussi, de ses classique définitions, tendant à dire que qui ne dit mot consent. L'on ne sait plus si le consentement est toujours tacite ou s'il exige, maintenant, des preuves tangibles de son expression.

Personne, parmi les personnes en charge de définir la projection nationale, n'est apte à rendre publique une situation du comment sera fait le lendemain. Sous une question de survie se joue une raison de vie. L'on invente l'information, pour mieux asseoir son aura. L'on fait précéder la survenance d'une chose, misant sur le temps, pour dire que l'on est dans la reality-show. Le manque de netteté, dans la description de ce qui se passe, obstrue le chemin à toute analyse. Tant que l'actualité est vaporeuse, vague et indistincte, la moindre vision ne sera que délires de conjectures. C'est le flou « artistique », à l'effet maîtrisé et voulu.