![]() ![]() ![]() ![]() Depuis les fameuses déclarations du SG du FLN, une brèche semble s'être
durablement ouverte dans le débat sur le fonctionnement du système politique en
Algérie.
Les multiples réactions suscitées par ces déclarations montrent que la question du changement politique dans notre pays demeurera encore, et pour longtemps, un sujet de controverses entre acteurs, observateurs et autres analystes. Certaines des contributions parues dans les colonnes de la presse nationale dressent un véritable réquisitoire politique contre le système DRS. Emanant d'intellectuels et d'observateurs à la réputation bien établie, ces interventions se présentent souvent comme une critique politique de la logique tutélaire qui fonde le processus de prise de décision politique dans notre pays, de l'indépendance à nos jours. Les analyses pèchent cependant par le fait qu'elles éludent le fondement " sociétal " et économique d'un phénomène que les auteurs ont tendance à réduire à sa seule dimension politique. Notre régime politique n'étant assurément pas un exemple d'ouverture, c'est à juste raison que des acteurs politiques et sociaux considèrent aujourd'hui que seul un changement de système est à même d'offrir au pays des perspectives d'avenir viables et crédibles. Le changement porterait en l'occurrence sur l'impératif de permettre au plus grand nombre de participer, de manière effective, à la vie économique, politique et sociale du pays. Cependant, si ces appels à l'ouverture politique s'inscrivent dans une dynamique politique positive dans le contexte de fermeture à outrance des espaces publics d'expression, il n'en demeure pas moins que la revendication de changement de régime bute dans les faits sur des obstacles qu'on ne saurait réduire à un simple problème politique. Au moment où l'ardeur d'en découdre et d'en finir avec le régime en place envahit une large frange de la société, il peut sembler défaitiste de penser que l'action pour le changement de régime politique paraît, en ce moment précis, n'être qu'une vaine entreprise. Pourtant, à y regarder de près, l'on est bien forcé d'admettre que tout concourt, présentement, au maintien du statut quo. Au risque de contrarier certains discours ambiants, voyons pourquoi, objectivement (comme diraient les marxistes), l'exigence de changement de régime peut sembler, particulièrement dans notre pays, hors de portée. Du moins dans l'immédiat. LA LOGIQUE TUTELAIRE La première des raisons est d'ordre ? sociologique (ou sociétal). Elle renvoie au fait que, particulièrement dans le monde arabe, le pouvoir politique se pratique selon une logique tutélaire. Cette dernière, à l'œuvre quelle que soit la configuration formelle des pouvoirs en place (monarchie, république?), est davantage le reflet d'une réalité sociologique que politique. Il n'est d'ailleurs pas inutile d'observer que sa présence ne se limite pas au seul appareil d'Etat : elle se déploie également dans tous les compartiments organisés de la société au point de s'ériger en véritable institution. La logique tutélaire, fondement de l'autorité dans nos contrées, repose sur la négation de l'autonomie de l'individu et de sa capacité à décider lui-même de son avenir. Selon cette logique, le peuple a besoin d'un tuteur, d'une autorité dont la capacité de discernement et d'entendement, nécessairement supérieure, la met naturellement en position de pouvoir décider seule de ce qui convient ou ne convient pas pour la collectivité. Cette attitude ne relève pas d'un choix politique que l'on pourrait contester ou influencer, sous une forme ou une autre, mais d'une composante sociologique et culturelle, voire même psychologique, de l'individu. Expression de la rigidité du socle socioculturel de notre société, la logique tutélaire est une institution informelle. Elle est une manifestation de ce que Bourdieu appelle l'habitus. Or, s'il est relativement facile de changer rapidement les institutions formelles (Constitution, loi électorale, lois sur les associations, ?etc.), les normes informelles, elles, ne se modifient que très lentement, ces dernières n'étant pas soumises aux mêmes temporalités de changement. Le changement politique est une composante du changement social. Ce dernier ne peut s'opérer par le simple transfert de règles formelles ayant cours ailleurs. Dans nos pays, le pouvoir politique n'est que formellement exercé par les institutions (Président, Parlement, ?). La mise en place de ces dernières s'apparente le plus souvent à une reproduction servile et mimétique des institutions " occidentales ". En raison du développement dans nos sociétés de ce que D. North appelle les " dual use institutions ", l'interprétation du rôle régulateur des institutions devient problématique. En Algérie, tout le monde sait par exemple que le parlement n'a pas le pouvoir de légiférer, que la Justice n'est pas autonome, ? que le pouvoir d'un ministre n'est que formel. Le pouvoir effectif est dans les institutions informelles. Une telle situation n'est possible que parce, dans la société, il existe un habitus, entendu comme la matrice de formation des comportements, qui le permet. Ainsi, l'omniprésence du DRS dans la conduite des affaires politiques dans notre pays n'est possible et effective que parce que dans les esprits, c'est-à-dire dans la société, on considère, consciemment ou inconsciemment, que le militaire est naturellement plus légitime pour s'acquitter d'une telle tâche. Dans cet ordre d'idées, il ne nous semble pas erroné d'affirmer que c'est la société, porteuse de l'habitus qui commande les comportements individuels et collectifs, qui secrète le pouvoir autoritaire. Comment expliquer autrement que ce que l'on appelle le monde arabe, pour ne prendre que l'exemple de ce vaste espace socioculturel, soit le lieu par excellence où pullulent les régimes autoritaires ? Ce n'est donc pas à cause d'un prétendu manque de courage ou de sens de responsabilité, comme le suggèrent naïvement certains de nos politologues, que la classe politique algérienne, dans sa configuration formelle, fait montre d'obséquiosité à l'égard de la hiérarchie militaire. Pour que le changement ait lieu, il ne suffit donc pas de se donner de nouvelles institutions formelles (règles, lois, constitutions?). Encore faut-il que les institutions informelles, (c'est-à-dire les normes de comportement, les conventions, les codes de conduites auto imposées?) changent et accompagnent le changement formel, de manière à lui conférer un caractère crédible. LE CHANGEMENT OTAGE DE LA RENTE La seconde raison, économique, est pour ainsi dire classique. En effet, le régime actuel s'appuie, et on ne le répétera jamais assez, sur une importante rente pétrolière dont il est le détenteur et le distributeur exclusif. Dans l'histoire de l'Algérie indépendante, jamais le régime politique n'a été aussi riche : plus de 190 Mds de $ de réserves, et des perspectives financières qui ne s'annoncent pas des plus mauvaises. Cette conjoncture particulière, appelée (heureusement ou malheureusement ?) à durer, n'est objectivement pas de nature à inciter le régime à conforter sa légitimité politique autrement que par la corruption généralisée. Si depuis le début des années 2000, la capacité corruptrice du régime s'est déployée de manière sélective, ciblant les segments les plus utiles politiquement (armée, famille révolutionnaire, magistrats, haute administration), il n'est pas exclu qu'en cas de climat de mécontentement populaire menaçant, ce qui est loin d'être le cas actuellement, il soit procédé, selon un reflexe habituel, " pavlovien ", à un déliement plus grand des cordons de la bourse, d'autant que les ressources financières n'ont jamais été aussi abondantes. C'est dire combien est immense la capacité de manœuvre dont disposent les tenants du pouvoir actuel. Mais c'est dire aussi combien peut se révéler vaine et infructueuse l'action visant à changer l'ordre établi. La persistance de l'autoritarisme politique est indissociable de la disponibilité de la rente. Du côté de l'Etat, la rente permet de s'offrir une paix sociale et civile sans avoir à exercer une pression fiscale sur les contribuables, ni à arbitrer des conflits de répartition inhérents aux sociétés se reproduisant sur la base du travail. L'exercice de l'autorité s'en trouve d'autant plus facilité que le poids économique des éléments susceptibles de se constituer en contre pouvoir est négligeable, comparé à celui de l'Etat. Du côté de la société, la rente aiguise les appétits (hommes d'affaires), entretient des carrières (Administration), suscite des vocations dans l'art de servir (personnel politique) et crée des clientèles. La logique rentière traverse ainsi l'ensemble du corps social. Le contrat social semble se construire sur un compromis tacite : accès plus ou moins ouvert à la rente en contrepartie d'un autoritarisme politique accepté. Les considérations précédentes nous conduisent à appréhender la situation politique qui prévaut présentement en Algérie avec beaucoup de recul. Pendant que certains n'hésitent pas à en inscrire les dynamiques dans une perspective historique " généreuse " et " optimiste ", dont la trame serait le passage d'une libération nationale à un mouvement de libération sociale, d'autres, par contre, y voient la manifestation cinglante de l'échec du projet de construction nationale. Il nous semble que ces analyses, très présentes dans le débat public, pèchent moins par leur tendance à vouloir proposer des lectures qui donnent un sens au mouvement de l'Histoire que par leur inclinaison à évacuer la dimension " sociétale " du changement politique. Les communistes ont l'habitude de dire que le critère de vérité d'une théorie est la pratique. C'est, dit Lénine, la pratique qui nous fournit le moyen de discerner le vrai du faux , et d'ajouter, probablement pour se dédouaner à l'avance des éventuels excès ou égarements qu'une telle conception est susceptible d'induire, qu'interpréter le monde et le transformer vont de pair. Rien ne sous semble plus faux. " Prendre une position pratique est une chose, analyser scientifiquement des structures politiques et des doctrines de partis en est une autre " écrit à ce propos M. Weber. Ceci dit, rien ne nous oblige moralement d'accepter, encore moins d'aimer, ce que l'interprétation nous annonce. Affirmer qu'en termes d'action politique immédiate, il est présentement difficile de changer le système politique en place ne signifie pas que l'on cautionne ce système, ou que l'on en soit le suppôt zélé. Cela veut tout simplement dire que, dans notre pays, les conditions sociales objectives du moment sont telles que l'avènement d'une rupture dans la manière dont est exercé le pouvoir politique est une perspective pour le moins hypothétique. (*) Enseignant à l'université de Boumerdès |
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