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Le gaz de schiste : inopportun certes, mais pas un faux débat

par Reghis Rabah *

Son inopportunité réside dans le fait qu'il éloigne des vraies questions prioritaires que le gouvernement doit prendre en charge tout de suite pour lancer les jalons d'une réelle stratégie d'ensemble comme la transition énergétique, le modèle de consommation interne, l'efficacité énergétique, la vérité des prix des produits pétroliers et gaziers, etc.

Il n'est pas non plus un faux débat parce qu'il pose le problème de l'eau qu'il faudrait préserver coûte que coûte pour les générations futures. En effet, le ministère de l'Environnement et les détracteurs de l'utilisation de cette ressource ont réduit l'exploitation et le développement du gaz de schiste à ses impacts écologiques entre autres la contamination des nappes d'eau douce par les produits chimiques nécessaires à la fracturation hydraulique mais ni les pour ni les contre ne disent comment trouver la quantité d'eau nécessaire, ce qui laisse supposer qu'on vise la nappe de l'Albien qui désormais n'appartient plus uniquement à l'Algérie. Trois rencontres de portée nationale n'ont malheureusement pas réussi à répondre aux préoccupations que suscite cette aventure. (1)Qu'en est-il exactement ?

1-Des contraintes économiques en Algérie

Même si la démarche économique entreprise après l'indépendance reste historiquement et idéologiquement discutable (2), il existe une unanimité sur le fait que les changements opérés par les différents gouvernements qui se sont succédés sur le modèle de développement ont échoué. Cet échec a extrêmement fragilisé l'économie nationale et l'a rendue fortement dépendante de facteurs exogènes dont le contrôle échappe complètement aux décideurs. Il s'agit du prix du baril sur lequel on indexe celui du gaz, le cours du dollar, montant de la facture de vente des hydrocarbures et enfin les conditions de pluviométrie qui régule la facture alimentaire. Il est donc tout à fait normal que l'Algérien s'intéresse plus que tout autre à l'évolution du marché gazier pour drainer des devises nécessaires à son développement et s'enquérir de la santé du dollar. En 2012, les exportations algériennes hors hydrocarbures ont totalisé 2,18 milliards de dollars, soit 3% de la valeur globale des exportations. Ce pourcentage tombe à 1,1% si on en retranche celles réalisées par Sonatrach (hydrocarbures) et Fertial (ammoniac) (3). Quatre entreprises réalisent 83% de ces exportations. Sonatrach a exporté pour 935 millions de dollars de produits dérivés des hydrocarbures en 2012 contre 481 millions de dollars pour Fertial (ammoniac). Somiphost (phosphates) et Cevital (sucre) sont les deux autres exportateurs importants dont les montants restent relativement marginaux eu égard aux chiffres globaux des exportations. Pour arriver à cette performance médiocre, le consommateur algérien se prive des belles dattes qu'on met à la disposition du marché européen pour une facture ne dépassant pas les 25 millions de dollars, les truffes pour 8 et 3 pour l'échalote. L'ancien " Grenier de Rome " n'exporte en total que pour 34 millions de produits agricoles pour payer une facture alimentaire de plus de 8 milliards de dollars. Ce qui est très inquiétant c'est que malgré leur poids dans le PIB et dans les recettes extérieures de l'Algérie, les hydrocarbures n'ont pas d'impact sur le fonctionnement de l'économie. En effet, plus le temps passe, plus ce secteur fortement capitalistique consomme la rente qu'il procure. En trente, ans selon le ministre de l'Energie et des Mines (4), c'est á dire de la nationalisation jusqu'à l'arrivée de Bouteflika au pouvoir, plus de 800 milliards de dollars ont été pompés dans ce secteur et pour quel résultat ? Aujourd'hui, les incertitudes sur l'avenir des gisements en cours d'exploitation poussent à investir davantage dans l'exploration, ce qui provoque une situation inédite. Les investissements du secteur de l'Energie devraient dépasser les 100 milliards de dollars à l'horizon 2017, mais leur impact sur l'économie restera marginal. Ce qui crée un véritable malaise, avec cette impression que le monde des hydrocarbures est totalement non seulement déconnecté du reste de l'économie algérienne mais éloigne de plus en plus la possibilité de trouver une alternative à cette rente dans des délais raisonnables. En plus, ces dernières années deux événements majeurs viennent aggraver cette situation de l'Algérie, au demeurant inconfortable. Le premier est la consommation interne en gaz pour la production de l'électricité et en carburant pour faire face à un parc automobile incontrôlable ne cessent de croître pour atteindre des proportions inquiétantes qui a contraint Sonatrach à importer plus de 2,3millons de tonnes en 2011, en hausse de 78% par rapport à 2010 afin de satisfaire le marché national (5). Le deuxième est cette révolution du gaz de schiste aux Etats-Unis qui a obligé pour la première fois Sonatrach à baisser le prix de son Sahara Blend de près de 85 cents pour pouvoir le vendre car le pétrole de schiste a atteint les qualité de légèreté et de charge en souffre dont bénéficiait le pétrole algérien sur la Côte est des Etats-Unis (6). Il faut préciser toutefois que l'Algérie tire du marché américain près de 18 milliards de dollars dont 96% en hydrocarbures (7). La réalité est qu'aujourd'hui le marché américain lui échappe par ses barrières évidentes. En effet, tout porte à croire que la position algérienne reste constante et se déconnecte de plus en plus des réalités du marché. En Europe, et en dépit de la concurrence, elle peut faire valoir ses atouts de proximité mais sa position demeure l'otage de deux paramètres qui lui sont propres : sa dépendance vis-à-vis des revenus qu'elle tire de l'exportation des hydrocarbures avec lesquelles elle importe pour près de 80% des besoins de la population et des entreprises. Ensuite elle reste aussi tributaire de sa dépendance de la consommation interne par les volumes de pétrole et de gaz qu'elle devra lui réserver. Sur le court terme, plus elle maîtrise ces deux paramètres, plus à l'aise elle mettra en œuvre son programme long terme. L'avenir n'est pas non plus prometteur ; d'ici 2030, au rythme actuel de 900 000 naissances par an, la population algérienne atteindra 50 millions (8) et consommera près de 60 milliards de m3 de gaz et peut-être, sauf quelques découvertes gigantesques comme celle qu'on vient d'annoncer (9), elle devra importer son pétrole liquide et se posera la question épineuse : avec quoi ? Ceci explique, au demeurant, la panique et les différentes contradictions des dirigeants sur le sujet. Le ministre en charge du secteur de l'Energie déclare que pour le moment il s'agit d'une évaluation du potentiel algérien en ressources non conventionnelles mais l'exploitation et le développement n'est pas pour tout de suite. Le Premier ministre, lors de son intervention devant l'APN, confirme l'option et va jusqu'à dire que les Algériens maîtrisent la technique d'exploitation. Certainement, les techniciens l'ont informé que Sonatrach fracture depuis plus de 50 ans les réservoirs compacts avec acidification et injection des polymères mais on a oublié de lui dire que cela s'opère dans des puits verticaux à des pressions raisonnables. Ce n'est certainement pas le cas de la fracturation hydraulique qui exige des conditions atmosphériques beaucoup plus sévères dans des puits d'abord nombreux puis horizontaux. Depuis la capitale malaisienne, Kuala Lumpur, où se tenait la conférence mondiale du gaz, le nouveau PDG de Sonatrach, dans une de ses sorties publiques, a parlé carrément d'un puits-test dans le bassin d'Ahnet à In-Salah. Des études récentes, selon lui, réalisées en mai 2012 sur une superficie de 180.000 km2, ont fait état d'un potentiel énorme de gaz de schiste dépassant plus de 600 millions m3 par kilomètre carré, ce qui signifie que plus de 2.000 milliards de m3 peuvent être récupérés. Pour atteindre cet objectif, les investissements 2012-2016 de Sonatrach passent de 68,2 à 80 milliards de dollars. C'est-à-dire contrairement à ce qui est dit ici et là avant même les amendements de la loi sur les hydrocarbures, le train était déjà en marche. Ces réserves techniquement récupérables de gaz de schiste de l'Algérie ont été révisée en forte hausse par le département américain de l'Energie qui les situe actuellement autour de 19.800 milliards de m3 contre une évaluation de 6.440 milliards de m3 faite en 2011, soit plus que le triple de son estimation d'il y a deux années. Mais, comme ce département a l'habitude de se tromper comme il l'a fait en Pologne et se referant uniquement au 2000 milliards récupérables annoncés par le premier responsable de Sonatrach, il faut leur trouver près de 2 milliards de m3 d'eau (10).C'est à dire qu'à long terme si rien n'est fait pour changer le modèle de consommation de l'énergie voire même limiter cette consommation pour la remplacer par d'autres artifices quitte à revenir aux moyens traditionnels, on aura un choix entre le choléra et la peste : soit sacrifier l'eau pour le gaz ou vice versa.

2- La loi sur le chapitre ressources non conventionnelles était inutile

Sur le plan purement technique et expliqué au travers des raccourcis, le gaz de schiste dans sa composition ne diffère pas de celui conventionnel. Ce dernier, formé avec des mécanismes tectoniques dans une roche dite "mère", migre à travers des fissures dans une autre roche appelée "réservoir" qui est poreuse, perméable au dessus de laquelle existe une couverture qui empêche le gaz de s'échapper à la surface. Pour le ramener justement en surface, on fore verticalement et par un jeu de pression, le gaz remonte au jour. Le gaz de schiste, quant à lui, pour le ramener en surface, il va falloir aller jusqu'à la roche mère. Il se trouve que cette roche est très compacte et ne le donne pas facilement. Il faut donc la pénétrer en profondeur (11) et la fracturer à haute pression en injectant du sable pour maintenir les fissures ouvertes et permettre au gaz de s'échapper. Donc, si on pouvait exploiter cette ressource par des forages verticaux en utilisant des fractures qu'on a l'habitude de faire, on n'aurait pas besoin d'une réglementation particulière. La question qui se pose aujourd'hui est : est-ce que par cette nouvelle loi amendée, l'Algérie autorise ou pas la technique de la fracturation hydraulique, très controversée dans le monde entier non seulement pour ses conséquences écologiques mais aussi par la lourdeur des moyens matériels qu'elle nécessite. La France par exemple ne conteste pas la ressource en elle-même mais elle a pris la décision d'interdire la technique de la fracturation hydraulique tout en investissant plus de 100 millions d'euros dans la recherche d'un autre procédé moins contraignant pour exploiter et développer ses gisements en gaz de schiste.(12) La loi algérienne permet donc la prospection, la recherche, l'exploitation des " ressources non conventionnelles " mais une fois découvertes, le contractant devra soumettre un dossier d'exploitation et de développement au Conseil des ministres. La loi est en vigueur.. Supposons qu'un investisseur débute ses recherches en 2014, il pourrait présenter son dossier complet accompagné d'un profil de production au Conseil des ministres au plus tard en 2017, alors que va-t-il lui dire ? Ne pas utiliser la fracturation ! C'est la seule voie disponible. D'où va-t-on lui mettre à disposition plus de 100 m3/jour d'eau douce continuellement pendant au moins une année sinon de puiser dans la nappe de l'Albien.. etc. ? Donc la loi reste ambiguë sur plusieurs points parce que, par ce chapitre, on l'a déviée de son objectif primordial. En effet, elle devait être amendée pour attirer les investisseurs, le motif étant le désintérêt des compagnies pétrolières et le manque flagrant d'une bousculade, réalité confirmée par deux appels d'offre lancés par l'agence algérienne Alnaft pour un total d'une vingtaine de blocs à explorer dans le domaine minier. Si on se réfère aux chiffres donnés par le ministère de l'Energie et des Mines dans le bilan, édition 2010, ce domaine s'étendrait sur près de 1.536.442 km2 dont 774.688 km2 seulement sont occupés. 25% du domaine total est en prospection, 23% en recherche et 3% en exploitation. 761.754 km2 restent vierges. La performance d'exploration s'écarte de quelques dizaines de points par rapport à ce qu'il se pratique dans le monde. 13 puits forés aux 10.000 km2 contre une moyenne mondiale de 105 pour une même superficie. Parmi les fondamentaux de l'industrie pétrolière et gazière, il y a l'importance des capitaux et le risque de les investir. Le risque géologique étant favorable à l'Algérie et les entreprises pétrolières notamment françaises et partant américaines connaissent bien, même mieux que les Algériens, le terrain. Ceci explique le taux appréciable de réussite en exploration, environ 2,5/5 contre un ratio moyen mondial de 1/5. Par contre, ces compagnies sont à cheval sur le risque " pays ", lié aux relations internationales, souveraineté, stabilité politique et surtout fiscale. Il est clair que l'article 101 bis inséré au sein de la loi n°05-07 du 28 avril 2005, instaurant une taxe non déductible sur les profits exceptionnels n'a pas été du goût des associés mais n'explique qu'en partie leur boycott actuel de l'application des nouvelles dispositions. Il y va de la crédibilité de l'Algérie d'assurer une cohérence de ces textes pour la clarté qui instaure une relation de confiance avec ses partenaires. Ils peuvent avoir un choix et dans des conditions meilleures. C'est certainement ce déficit de cohérence qui a été à l'origine de la défection de nombreux investisseurs pour au moins deux raisons :

-Où trouver cet " agneau " d'investisseur qui viendrait en Algérie risquer ces capitaux et, quand il découvre du pétrole et valide commercialement sa découverte, céderait la majeur partie de sa concession à Sonatrach Spa aux conditions validées par une agence de l'Etat Alnaft (article 48 de l'ordonnance 06-10 du 29 juillet 2006). Même si ces conditions sont fixées d'avance, elles restent étrangères à la pratique mondiale en la matière.

-Au début de l'application de ces nouvelles dispositions, un appel d'offres dit de manifestation d'intérêt a été lancé pour apprécier, selon les propres termes de son initiateur, la capacité des futurs partenaires de transférer de la technologie. Lorsqu'on sait qu'à la moindre ouverture, les cadres de Sonatrach passent de l'autre côté de la barrière pour rejoindre les compagnies étrangères, on peut se demander qui capitalise, qui consolide et qui fertilise le savoir transféré. De nombreux partenaires dans ses conditions n'arrivent pas à circonscrire avec précision la forme de ce transfert. Ensuite les instruments de formation et de recherche qui auraient pu assurer cette tâche, ont été soit marginalisés comme le Centre de recherche et de développement de Sonatrach (CRD) ou carrément privatisé comme l'Institut algérien du pétrole (IAP), pionnier dans la formation et la recherche dans la chaîne pétrolière et gazière.

3 - Une cacophonie autour des impacts écologiques du gaz de schiste.

Il y a eu une très forte fixation sur la contamination des nappes aquifères de surfaces et celle du Miopliocène, du Turonien et de l'Albien en négligeant l'aspect quantitatif de l'eau qui semble essentiel dans le cas de l'Algérie. Pourquoi ? Contrairement au gisements français, américains ou polonais qui se situent en pleines agglomérations, ceux de l'Algérie sont isolés dans le sud du pays et la distance entre ces nappes et la couche réservoir dépasse les 15000 m. Donc leur contamination par les produits chimiques utilisés lors de la fracturation hydraulique existe mais de faible probabilité, donc il s'agit d'un terrain sur lequel il ne faudrait pas trop insister. Par contre la nappe de l'Albien dont les réserves en eau douce sont estimées à 40 000 milliards de m3 n'appartient pas uniquement à l'Algérie qui la partage avec la Libye et la Tunisie. Elle est considérée comme une ressource stratégique à préserver pour les générations futures. Du fait de la qualité de l'eau et de sa bonne protection naturelle, l'exploitation de cette nappe est très strictement réglementée, avec des prélèvements annuels limités sur toute la région qui interdisent pratiquement tout nouveau captage.

4 - Conclusion

Evaluer ses potentialités en gaz de schiste qu'il faudrait valoriser pour les générations futures reste une bonne chose mais se tirer une balle dans le pied pour concurrencer son gaz conventionnel au moment même où les différents Etats américains et occidentaux multiplient les moratoires contre l'utilisation de la technique très controversée de la fracturation hydraulique n'est pas du tout raisonnable et surtout contre-productif. La preuve, depuis le début de ce débat, il y a eu plusieurs découvertes et pas de moindre importance en gaz conventionnel. Cette même région de In Salah où se pratique un puits-test de gaz de schiste n'a pas encore livré tous ses secrets en ressources conventionnelles, alors ! Pourquoi chercher ailleurs ?

* consultant et économiste pétrolier

Renvois :

01- La première à l'initiative de l'Association des Industries de Gaz(AIG), la seconde organisé par un cabinet privé et la dernière par l'Institut algérien du pétrole (IAP)

02- Lire les détails dans notre contribution parue au quotidien El Watan du 15 septembre 2012

03- Association algérienne des Exportation, rapport 2012

04- Le ministre de l'Energie et les Mines au forum d'El Moudjahid du mois de février 2013

05- Voir le bilan de Sonatrach de 2011 disponible sur son site

06- Information publiée le 30 mai 2013 par l'agence Bloomberg

07- Déclaration du président du Conseil d'affaires américain à la chaîne le jeudi 30 mai 2013

08- Données disponibles dans le site de l'Organisme national de Statistiques (ONS) :taux de natalité estimé à 2,4%.

09- Le 26 octobre 2013 le ministre de l'Energie et des Mines avait annoncé la découverte d'un gisement énorme à 100 km de Hassi Messaoud (1,3 milliards de barils)

10- l'expérience américaine a montré que l'exploitation de chaque milliard de m3 de gaz de schiste nécessite 1 million de m3 d'eau

11- Faire des puits horizontaux très chers

12- Voir le rapport de juillet 2012 de l'Agence nationale de Coordination de la Recherche de l'Energie (ANCRE)