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Le chorégraphe et directeur de la compagnie Ballet Jazz Art, Raza Hammadi, au «Le Quotidien d'Oran»: «Je viens donner à mon pays, l'Algérie, sans rien attendre en retour»

par Houari Saaïdia

D'origine algérienne -précisément de Guemar, capitale religieuse et patrimoniale de la région d'Oued Souf- né en Tunisie, de nationalité française, Raza Hammadi, 63 ans, a fait ses premiers pas de danse à l'âge de 17 ans. Chorégraphe, directeur de la compagnie de danse ?Ballet Jazz Art', le célébrissime artiste était en début de semaine à Oran, à l'invitation de l'Institut français d'Algérie, au lendemain de sa participation à la 11e édition du Festival de danse contemporaine d'Alger. Rencontre avec un globe-trotteur féru de mélanges qui enseigne aujourd'hui entre Paris et Vichy, dans la loge du Théâtre régional d'Oran Abdelkader Alloula, où il a été cueilli à froid par ?Le Quotidien d'Oran' alors qu'il venait fraîchement de terminer son spectacle de trois pièces chorégraphiques. Corps et visage expressifs, Raza, comme tous les grands artistes et comédiens, présente encore des signes de trac d'avant et d'après-scène et un certain mélange de sentiments de soulagement, de libération et de délivrance après avoir passé avec succès le face-à-face « toujours angoissant et délicat » avec le public. C'est le sentiment de satisfaction du devoir accompli qui finit par l'emporter. C'est l'apaisement, puis peu à peu la décontraction. La joie enfin. « Ce sont des ballets qui sont bien perçus dans les pays méditerranéens. Le public peut s'y identifier », dit-il. Loin de vouloir les réduire à un miroir, les ballets Jazz Art n'en offrent pas moins des indices de reconnaissance, des traces rythmiques et thématiques. Mais on discerne aussi des trames à résonance plus universelle : la figure d'amants malheureux, de l'impossibilité de l'amour sur lequel semble planer une malédiction. « C'est, dit-il, une thématique qui est reliée à l'humanité. On retrouve toujours et partout cette forme de rapports». «J'aime rester dans le sens de la vie ». Ses ballets vont aussi faire surgir le désir et la violence du désir, la tendresse et le tourment, la douleur et l'amour, la colère et la joie, la solitude et la complicité. La vie et la mort. Une danse expressive. Une écriture inspirée, tout en force, nuance et subtilité, qui reste toujours lisible, refuse l'hermétisme sans pour autant faire une quelconque concession au discours : «Je peux exprimer ce que j'ai envie de dire sans le dire». «Faire de la danse, c'est prendre conscience de son corps et par cette prise de conscience ouvrir et enrichir notre être. C'est aussi reconnaître son histoire et sa culture dansante et musicale. Cet art de vivre propre à la Méditerranée passe par le corps. Et cet art est à préserver et à reconquérir. Nous sommes des médiateurs. Le Ballet Jazz Art est une passerelle entre les cultures».

Le Quotidien d'Oran : Après un spectacle très exigeant sur les plans physique, technique et psychologique à l'Opéra d'Alger, vous venez d'enchaîner par un autre, de même niveau d'exigence, au Théâtre d'Oran, sans compter les autres points intermédiaires du programme de votre séjour dans votre pays d'origine. Ce énième déplacement de Raza Hammadi en Algérie est-il le plus chargé en termes d'activité professionnelle ?

Raza Hammadi : Je suis revenu en Algérie, plein d'enthousiasme, pour donner sans rien attendre en retour, pour mon pays et terre de mes ancêtres. Il y a quatre ans, j'ai perdu ma mère et je l'ai ramenée en Algérie et me suis dis : c'est le moment que je fasse quelque chose pour mon pays. L'été passé, j'ai apporté ma petite pierre à l'édifice des Jeux Méditerranéens d'Oran en participant à la cérémonie d'ouverture par un petit spectacle chorégraphique qui aura fait sensation. En août, j'étais avec Kamel Daoud et d'autres parmi la délégation qui accompagnait le Président Macron lors de sa visite en Algérie. Je suis d'une famille d'artistes. Nous sommes originaires d'Oued Souf et plus précisément de Guemar, la capitale religieuse et patrimoniale de la région d'El-Oued. Nous avons le corps dans l'art et l'art dans le corps. Mes trois frères et moi sommes dans les livres de l'histoire de la danse en France. Nous avons créé une école de danse, l'Espace Pléiade. Présent à Paris et Vichy, ce centre de formation, agréé par le ministère de la Culture et de la Communication, est réputé pour la qualité de ses professeurs et le niveau technique et artistique des cours de danse dispensés. Et cette expérience de formation, nous voulons la partager avec l'Algérie. Nous avons un vrai savoir-faire. Tous les danseurs, ici présents à l'Opéra, ont été formés par nos soins. Personnellement, je suis dans la formation depuis 40 ans. A présent, je veux former en Algérie. C'est mon but. A Alger (en marge du 11ème Festival culturel international de la danse contemporaine), j'en ai parlé avec la ministre de la Culture et je lui ai dit en substance qu'il faut qu'on fasse ensemble un vrai ballet en Algérie. Je me suis engagé auprès d'elle de mettre en place quelque chose d'extraordinaire en Algérie pour peu qu'on me laisse travailler.

Q.O. : L'accompagnement institutionnel des autorités algériennes vous-est il nécessaire ?

R. H. : Bien évidemment qu'on en a besoin. C'est clair, sans l'accompagnement institutionnel, on ne peut absolument rien faire. Et c'était d'ailleurs dans cet ordre d'idée que j'ai sollicité la ministre de la Culture pour envisager la possibilité d'entreprendre une collaboration, libre à elle d'en définir le cadre et tout ce qui va avec, qui me permette de lancer un cursus spécialisé à l'ISMAS (Institut Supérieur des Métiers des Arts du Spectacle et de l'Audiovisuel). En fait, cette idée me taraude l'esprit depuis bien des années et j'étais, il y a trois ans, sur le point d'entamer les démarches pour obtenir la nationalité algérienne mais j'ai dû remettre cela à plus tard en raison du coronavirus. Je compte me relancer dans cette voie car la nationalité algérienne me facilitera beaucoup les choses.

Q.O. : La rareté dans notre pays des infrastructures culturelles qui s'y prêtent, les opéras et les théâtres tout en particulier, cela n'est-il pas un facteur handicapant pour votre projet de collaboration en Algérie ?

R. H. : Là où il n'y a rien, il y a tout à faire. On a travaillé avec l'Institut français d'Algérie et le Théâtre régional d'Oran et là on a fait des master-class (classes de maîtres) pour le perfectionnement et le partage d'expériences. Tous les jeunes qui m'ont contacté en ont envie. Ils sont tous des autodidactes. Ce sont, sans leur jeter des fleurs, des danseurs dans l'âme. Il leur faut juste la structure. J'ai pris cette année trois danseurs algériens et j'ai commencé à ouvrir un couloir pour ramener des professeurs de danse. J'ai discuté avec Madame la ministre de la Culture et avec M. Mohamed Afane en tant qu'homme de l'art et mécène très dévoué et entreprenant dans le paysage culturel algérien, en général et je peux vous assurer que les choses laissent entrevoir les prémices d'un projet très prometteur à court terme. Et ce n'est pas là une vue d'esprit...

Q.O. : Comment passer des vœux aux actes, des intentions aux actions ?

R. H. : Il suffit de concrétiser. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres, j'en suis bien conscient. Nous sommes des pays qui aiment danser. L'art de la danse met le corps dansant, vivant et vibrant, en relation et en dialogue avec l'environnement. Les danses d'inspiration africaine, ou danses Afro, participent à la construction avec soi, à l'autre, aux savoirs, à la nature et au monde, tout en étant une ode à la naissance et à la mort, à la souffrance et à la joie, à l'hostilité et à la mort... Il y a lieu donc d'explorer les rapports entre nos danses et l'environnement, dans leur corporalité, leur théâtralité, leur historicité et leur contemporanéité. On ne fait pas du copier. On est organique. On a la technicité, qu'on dépasse d'ailleurs, ainsi que l'expressivité et la prise d'espace. Moi, j'ai travaillé avec des Américains. Je dirais plutôt les Afro-américains. Pas besoin de rappeler qu'une grande partie de la culture américaine repose sur la colonne vertébrale de la culture africaine. En particulier, le mouvement de danse des années 20 est né dans les communautés noires des Etats-Unis... J'ai parlé avec la Dame de l'Opéra d'Alger et je lui ai dit : «Libérez les enfants ! Donnez-leur l'espace, sans limite ni restriction, pour s'exprimer ! ». J'ai fait des master-class à Alger et à Oran et ça a été un grand succès aux Jeux Méditerranéens d'Oran. Au tout début du spectacle, il y avait trois personnes qui dansaient pendant 3 minutes et demie. C'étaient les nôtres.

Q.O. : Vous avez eu des contacts avec le Ballet d'Alger dans ce sens ?

R. H. : Oui, je leur ai demandé de me donner l'opportunité de travailler avec eux et, le cas échéant, je leur présenterai un répertoire. J'ai fait la même chose en Tunisie il y a 10 ans par le biais d'une convention en passant par les Français... Il faut libérer les initiatives. Former les formateurs, c'est la première étape fondamentalement importante de toute stratégie.

Q.O. : Forcément, les sensibilités culturelles et traditionnelles propres au public algérien doivent avoir été prises en ligne de compte par votre ballet, très souvent habitué aux scènes occidentales, n'est-ce pas ?

R. H. : Tout à fait. On a fait ça tout à l'heure, vous l'avez sans doute remarqué. Les caractères et les spécificités culturels et traditionnels de la société algérienne ne pouvaient pas, bien entendu, nous échapper. Nous avons été très regardants sur ça, à tout point de vue. Ainsi, on a bien pris le soin, par exemple, dans le choix de la tenue vestimentaire des danseuses et des danseurs dans un souci de pudeur et pour ne pas choquer les sensibilités du public. Cela ne nous a pas empêché et je n'y vois aucune incompatibilité ni encore moins de contradiction, de rester dans des thématiques festives, sensuelles et sensationnelles faisant intervenir et interagir la mixité sur scène. Ceci dit, on a opté pour la complexité; c'est un art de haut niveau.

Q.O. : Pouvez-vous nous expliquer, autrement que par le langage chorégraphique s'entend, les trois tableaux que votre ballet a présenté sur scène tout à l'heure ?

R. H. : La première pièce est intitulée «5e vague», en référence à la 5e vague du coronavirus. Tout y est basé sur la musicalité. C'est la mise en bouche du spectacle. La deuxième fresque est axée sur le thème du patriarcat, c'est-à-dire la forme de famille fondée sur la parenté par les mâles et l'autorité prépondérante du père. On y trouve aussi le concept de la dignité de patriarche. La pièce met en évidence en quelque sorte le différentiel Orient/Occident par rapport à la notion du patriarcat. En fait, j'ai gagné beaucoup de prix et dans différents grands festivals internationaux grâce à cette œuvre, dont un très prestigieux qui m'a été décerné par l'Opéra de Paris par le biais de Rosella Hightower, la directrice de la danse au ballet de cet opéra. Pour autant, on ne cherche pas la reconnaissance institutionnelle mais plutôt la reconnaissance de la vie. La troisième pièce, quant à elle, je la dois à un ami qui nous a énormément aidés. J'aime beaucoup cette pièce. Je l'ai travaillée et retravaillée sous plusieurs formes, à ma façon. Tout y est millimétré pour que le son arabo-andalous monte crescendo jusqu'à provoquer comme un tsunami émotionnel dans le public. On a travaillé sur des thématiques simples et humaines... J'ai dit à Mme Ahlem Gharbi (la directrice générale de l'Institut français d'Algérie et conseillère culturelle de l'Ambassade de France à Alger) : « Ramenez des choses comme ça pour que les gens s'identifient ». Nous sommes les passerelles entre les deux rives, les deux pays, les deux peuples. Il faut garder l'authenticité et l'originalité et y ajouter la contemporanéité. Le temps, c'est le vrai paramètre. C'est pour cela que j'ai dit à Mme la ministre de la Culture algérienne : « Il faut donner la chance aux jeunes en temps réel. A l'instant T, pas un peu plus tard ». Car on vieillit très vite dans la vie. Et encore beaucoup plus vite dans la danse. Dans trois ans, on ne pourra plus faire ce qu'on fait aujourd'hui. Il ne faut pas tuer la génération. Il y a plein de jeunes qui m'écrivent sur les réseaux sociaux et qui vont jusqu'à m'inviter chez-eux pour s'installer et travailler pour leur donner la possibilité de devenir danseur professionnel.

Q.O. : La maison d'Yves Saint Laurent et le futur Musée-Théâtre de Mohamed Afane sont au menu de votre séjour à Oran. Pouvez-vous nous en parler un peu plus ?

R. H. : Je compte revenir prochainement à Oran pour l'inauguration de l'ensemble culturel Musée-Théâtre de Mohamed Afane. Et là, par devoir moral de reconnaissance à l'égard de cet homme, je dois ouvrir une petite parenthèse pour dire que je n'ai jamais rencontré pendant toute ma vie un Algérien aussi dévoué, généreux et méticuleux, tout à la fois, quand il s'agit de donner, par l'art et la culture, à son pays en général et sa ville en particulier. Demain (lundi 13 mars) il est prévu que nous visitions la maison d'Yves Saint-Laurent à Oran à l'invitation de M. Afane. Pour votre information, dans mes cours de danse j'ai la meilleure amie d'Yves Saint-Laurent, sa muse, son égérie. C'est comme ça d'ailleurs que j'ai fait la connaissance de M. Afane. Il voulait tant rencontrer cette femme, «le double féminin» du grand couturier comme il l'appelait lui-même. Et c'était dans ce but précis que M. Afane est venu à moi pour que je le mette en contact avec Betty Catroux. C'est une histoire très longue... Pour revenir à ma propre famille d'artistes, voici mon frère Naser (Raza Hammani nous présente son frère aîné) qui fait partie du groupe. C'est un créateur de lumière qui a travaillé 15 ans avec la famille Chaplin notamment dans le «Cirque invisible» de la fille de Charly Chaplin, Madame Victoria Chaplin Thierrée (actrice et costumière, épouse de l'acteur-écrivain français Baptiste Thierrée)».

Q.O. : Un petit mot pour clore...

R. H. : 38 ans après l'inauguration de Riadh El Feth, je reviens en Algérie à l'instar de plusieurs artistes de la 2e génération d'émigrés en France afin de transmettre aux Algériens toute mon expérience. Il y a de belles choses à partager. On a travaillé dans le collectivisme là-bas et on peut faire de même ici. Et je dis toujours que là où il n'y a rien, il y a tout à faire.





Il porte sur l'ouverture de master-class pour les métiers de la danse et la chorographie - Un accord de partenariat entre Mohamed Afane et Raza Hamadi





Au lendemain de son spectacle donné au Théâtre d'Oran, Raza Hammadi ainsi que les membres de son groupe Ballet Jazz Art ont été les hôtes de Mohamed Afane, qui les a gratifiés d'une réception à son hôtel Liberté Oran suivie d'une visite guidée à travers un circuit culturel, dont les points saillants ont été la maison d'Yves Saint-Laurent, rue Stora, Plateau Saint-Michel et le musée-galerie qui lui est annexée au sein du même complexe hôtelier. La rencontre entre les deux hommes d'art aura été fructueuse à plus d'un égard puisqu'un accord a été scellé entre les deux parties, dans le cadre d'un mécénat culturel, portant sur l'ouverture de master-class dédiés à la formation par le chorégraphe et directeur de la compagnie Ballet Jazz Art, Raza Hammadi, de jeunes Oranais dans les métiers de la danse et de la chorégraphie. Le fondateur de la prestigieuse école de danse ?Espace Pléiade' devra retourner prochainement à Oran pour finaliser et peaufiner ce projet de partenariat, qui ambitionne de former des formateurs à l'étape suivante, ainsi que pour la participation artistique à la cérémonie d'inauguration du projet en voie d'achèvement de l'ensemble culturel Musée-Théâtre du même investisseur Mohamed Afane.