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188 ème Anniversaire de la Moubaya'â à l'Emir Abdelkader: « C'est par la vérité qu'on apprend à connaître les hommes... »

par Dr. Chamyl Boutaleb

Ibn Arabi a dit: «Les hommes sont les ennemis de ce qu'ils ignorent»; ce à quoi l'Emir Abd-El-Kader a rajouté: «Et c'est par la vérité qu'on apprend à connaître les hommes et non pas par les hommes qu'on apprend à connaitre la vérité».

Il y a 188 ans, le 27 Novembre 1832, l'Algérie venait d'avoir un chef qui devait commander aux destinées du pays et mener le djihed contre l'occupant français qui avait envahi son pays le 14 Juin 1830. Pourquoi Abd-El-Kader ben Mohieddine, jeune homme de 24 ans, a-t-il été porté à la magistrature suprême ? Pourquoi pas Mostfa Ben Smaïl et El Mazari qui regroupaient toutes les tribus Douaïr et Zmouls ; Ben Nouna qui prétendait tenir Tlemcen pour le sultan du Maroc ; Si Laribi chef des Flittas, dont le territoire près du Chélif était sous son autorité ; Cheikh Loghmiri, chef des Bni Engad, qui contrôlait le Sud ; le Caïd de Mostaganem ; ou encore le Cadi d'Arzew ? Un fait parmi tant d'autres qui ont émaillé la longue marche vers l'unification du pays sous une seule et même bannière et derrière un seul chef, ce sont les tergiversations des uns, le manque d'enthousiasme des autres, voire carrément l'opposition active ou passive de certains qui ont fait qu'entre le débarquement français et la Moubaya'â à Abd-El-Kader il n'a fallu que « 2 ans et demi seulement à l'envahisseur pour occuper un si vaste pays » (in : Rousset Camille : la conquête de l'Algérie, éd. Plon).

Tout d'abord, après le débarquement français à Sidi-Fredj, la conquête a commencé par faire tomber Alger (abandonnée sans résistance par le Dey) qui sera prise le 5 Juillet 1830 par le général de Bourmont qui déclare « prendre possession non seulement de la ville d'Alger mais de toute la Régence» (in: Lafont Pierre: Histoire de la France en Algérie, éd. Plon). La perte d'Alger fut douloureusement ressentie dans tout le pays et à la demande de leurs beys respectifs, les sages et les chefs des principales tribus responsables de leur région, décidant de résister aux Français, se rencontrèrent en une Assemblée à Tamenfoust le 23 Juillet 1830 (in : Julien Charles-André : Histoire de l'Algérie contemporaine, P.U. de France). Parmi eux signalons la présence de Sidi Mohieddine, Ben Zaâmoun, Bey Boumezrag, Bey Ahmed. Tous agirent sans lien entre eux : Bey Boumezrag s'arrogera le titre de Dey et demandera à ses collègues de se soumettre à lui ; Ben Zaâmoun également fit ses revendications car il était le chef de la puissante tribu des Flissas ; quant au Bey Ahmed, il se considérait déjà comme le successeur de Husseïn (in : Boutaleb Abdelkader : l'Emir Abd-El-Kader et la formation de la Nation Algérienne, éd. Dahleb).

 Le 04 Janvier 1831, le général Damrémont entre dans le port d'Oran. La résistance allait naître de la prise de conscience par les populations de leur solidarité face à l'envahisseur. Il fallait regrouper les résistants et les organiser (in : Lacheraf Mostefa : l'Algérie, Nation et Société, éd. F. Maspero). L'absence d'autorité temporelle amena finalement les tribus réunies le 27 Novembre 1832 à Ghriss à proposer le pouvoir à Sid El Hadj Mohieddine (Chrif et Mokaddem de la plus puissante zaouïa du pays, Zaouiya El-Qadiriya) qui refusera arguant qu'il était un homme de paix et de surcroît âgé ; il se tournera alors vers son frère cadet Ali Boutaleb qui était un véritable stratège militaire mais qui refusera à son tour car il était incapable d'assumer une telle charge ; celui-ci proposera alors son neveu et gendre Abd-El-Kader qui était non seulement un homme de poudre, mais il avait la jeunesse, la bravoure, l'intelligence et le sens du jugement très aigu et très apprécié (in : Churchill Charles-Henri : la vie d'Abd-El-Kader).

Comment s'est faite la Moubaya'â et par quoi s'est-elle concrétisée ? Il ne s'agit ni plus ni moins que d'un acte authentique dans le sens le plus légal et le plus légitime du terme, préalablement discuté pendant plusieurs mois et fruit d'intenses tractations, de compromis et d'alliances faites par toutes les tribus et donnant force de loi à l'Emir. « Cette symbolique de la Moubaya'â renvoie plutôt à la notion d'un pacte que celle d'une allégeance » (Khiari Bariza, Alger le 02/06/2012). La Moubaya?â ayant eu lieu en présence de tous les nobles, cheikhs, notables, oulamas et citoyens de toutes les régions de l'Ouest, ainsi que des délégations du centre (Kabylie), de l'est (Annaba), du sud (Chaâmbas, puis Banou Mizab) s'est traduite par un acte, écrit par Mohammed Benhaoua Benyekhlef, investissant Abd-El-Kader Ben Mohieddine El-Hassani de Amir El-Moueminine à la seule condition posée par ce dernier de « devoir toujours se conformer dans toutes ses actions aux Saints Préceptes et à l'enseignement du Coran et de rendre la justice dans leurs ressorts respectifs suivant la Chari'â, loyalement et impartialement, au fort et au faible, au noble et au vertueux ». Tous acceptèrent cette condition et seront « invités à confirmer cette promesse et le contrat passé entre eux et lui », le 4 février 1833 à la mosquée Sidi Hacène ou Madrassa El Mohammadia. Il dira : « Si j'ai accepté le pouvoir, c'est pour avoir le droit de marcher le premier et de vous conduire dans les combats de Dieu. J'y suis prêt, mais je suis prêt aussi à me ranger sous la loi de tout autre chef que vous jugerez plus digne et plus apte que moi de vous commander, pourvu qu'il s'engage à prendre en main la cause de notre Foi» (in ; Emir Mohammed Ben Abd-El-Kader, Tuhfet Ezzaïr).

L'Emir avait une vraie vision de ce que pouvait être une nation, qu'il ne pouvait construire une véritable nation algérienne sans unifier les tribus. La Moubaya'â a eu lieu dans un contexte environnemental hostile et l'on peut dire que l'Emir a reçu un « cadeau empoisonné » à savoir : réunir des tribus disparates sans lien entre elles car les Ottomans institutionnalisèrent le régime tribal qu'ils trouvèrent, divisant le pays en tribus Makhzen qu'ils s'inféodèrent au détriment des tribus Raâya, lutter contre l'envahisseur français qui s'était très bien implanté de Mars El-Kébir jusqu'à Annaba, créer un Etat moderne que même les Turcs n'ont pu réaliser alors qu'ils avaient tous les moyens et tout le temps pour le faire, au contraire !

Ils auraient pu empêcher les Français de débarquer, ils en avaient les capacités militaires à l'époque. La réussite du projet politique proposé par l'Emir dépendait du soutien et de l'unification des tribus qui y adhérèrent devenant les acteurs de leur propre vie et avenir (in : Lacheraf Mostefa, l'Algérie, Nation et Société, éd F. Maspéro).

 Pourquoi la Moubaya'â a-t-elle eu lieu sous un arbre à Ghriss ? Tout simplement, la symbolique de l'allégeance sous un frêne (« derder »), arbre majestueux, remonte aux origines de certaines allégeances des Califes dans les différentes périodes de l'Islam. Alors pourquoi à Ghriss ? et non à la Zaouïa de Sidi Mohieddine qui se trouvait au-dessus du village de Cacherou ; ou bien plus haut près des tombeaux de ses ancêtres, à Sidi Kada ; ou encore à l'opposé, près de son village natal à Gueïtnet oued El-Hammam, à l'ouest de Mascara ? C'est sous les conseils éclairés de Sidi Laredj, que le «derder» de Ghriss fut choisi parce qu'il se trouvait exactement au centre de la plaine, présentant ainsi un terrain neutre. Il faudrait également noter que la Moubaya'â à Abd-El-Kader ne s'est pas arrêtée à la date du 27 novembre 1832 mais en fait il y eut celle du 04 février 1833 qui s'est déroulée à la mosquée Sidi Hacène ou Madrassa El Mohammadia et la Moubaya'â du 18 mars 1833 qui a rassemblé 9.000 cavaliers à Khssibia et d'où l'ordre a été donné, par l'Emir, d'attaquer les garnisons françaises d'Oran. La Moubaya'â du 27 Novembre 1832 est incontestablement le point de départ de la longue lutte héroïque du peuple algérien, par sa résistance, par ses immenses sacrifices pour le recouvrement total de son indépendance qui se réalisera le 05 juillet 1962 en passant par les douloureuses périodes des insurrections (Ouled Sidi Cheikh, Cheikh Bouamama, El Mokrani, Cheikh Ahadad, Cheikh Bouziane Ez'âtchi, Sidi Lazreg des Ouled Aïdoun à El Milia, celles de la vallée du Mzab, Tiaret, Chleff, du Touat à Béchar, des confins de Tamanrasset à Ilizi, des Aurès au nord-Constantinois..., etc.), des revendications politiques (l'Emir Khaled) et enfin par le glorieux appel du 1ier Novembre 1954. Le 27 novembre de chaque année pourrait-il, enfin, être déclaré « Journée Nationale de la Résistance » ?