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Besoin de «dégauchissage» pour certains hauts responsables

par Benabid Tahar*

La responsabilité, en particulier dans les hautes fonctions de l'Etat, est une affaire sérieuse et hautement sensible. L'accès à un tel statut mérite la plus grande attention de la part des décideurs et devrait être soumis à une sélection rigoureuse afin d'en éloigner les incompétents, les cabotins et autres bouffons.

On a malheureusement vu, depuis des décennies, défiler dans nos institutions, jusqu'aux premières loges du pouvoir, foultitude d'énergumènes et de personnages extravagants, excentriques.           Figure en haut du podium un certain Premier ministre sous Bouteflika qui, semble-t-il, a été un moment adoubé par des membres du cabinet noir pour accéder à la magistrature suprême. Il a été à deux doigts d'y arriver, selon certains témoignages. Imaginez la catastrophe ! C'est que le bougre nous en a fait voir de toutes les couleurs en matière de maladresses et de bouffonneries. A tel point que la néologie populaire s'est trouvée enrichie du terme «Sellalade» pour désigner un écart de langage ou de conduite, voire une boutade de bas étage.

Les prestations clownesques du personnage qui faisaient rire certains, amusaient la galerie, me rendaient personnellement triste. Tous ceux qui pressentaient, avec assez de lucidité, les conséquences désastreuses que la gouvernance de tels piètres farceurs pouvait avoir sur l'avenir du pays étaient forcément sujets à une profonde affliction. On peut raisonnablement concevoir une erreur d'appréciation lors du choix d'un candidat à nommer à un poste de responsabilité ou à une fonction supérieure de l'Etat. En revanche, il est inconcevable, inconséquent et insensé de laisser perdurer le burlesque alors qu'il s'agit du devenir des institutions et, par ricochet, celui de la nation. Il est au bout du compte épuisant, handicapant, de subir les travers des mauvaises plaisanteries qui durent trop longtemps.

C'est pire que de finir avec une massue sur la tête. Sans avoir à juger de leurs compétences, on est en droit de se demander, à juste titre, sur quelle base ont été choisis des responsables aussi gauches, farfelus, et j'en passe. S'il en existe une, j'avoue que sa compréhension me serait ardue. A moins que, pour des desseins inavoués, on mise sciemment sur un cheval rétif pour gagner une étrange compétition. Inutile d'être dans les secrets de l'alcôve ou connaisseur des arcanes du pouvoir pour deviner que les nominations et les promotions de carrière se sont toujours faites sur des critères propres aux obscurs cénacles de la décision. Bien malin qui arrive à déchiffrer les codes permettant de comprendre le mode d'octroi des intrigants sésames ouvrant la porte aux ascensions sociales, via des voies sinueuses et ténébreuses. Nul besoin d'être grand clerc pour comprendre que le mérite, la compétence, la probité, le sérieux et autres valeurs de ce registre ne sont pas dans l'orthodoxie d'une secte de décideurs qui ne s'accommode point de la vertu. Après tant d'années de règne chaotique, la coterie peut faire valoir à son honneur un bilan, à nul autre semblable, catastrophique à tout point de vue.

Entre autres, la décadence morale, l'érosion des consciences, la délinquance politique, l'épuration intellectuelle, le tout approximatif, la médiocrité, l'absence de rigueur ont fini par produire un syncrétisme où règne l'anomie, mortifère pour la nation. Le tout aggravé par le mépris de la «populace», «Rachi», terme péjoratif souvent utilisé dans les cercles fermés. Alors que le rapport aux concitoyens devrait être empreint de civilité, de respect mutuel et d'humilité, certains responsables cultivent plutôt l'esprit d'irrévérence et de condescendance, voire d'arrogance à l'endroit du peuple. Face aux caméras de télévision, l'attitude martiale, ils s'en donnent à cœur joie, dans l'espoir de gagner les faveurs de leurs bienfaiteurs.

Cela va des théâtrales bourrasques, chargées de remontrances, au nauséabond humour caustique, de très mauvais goût. A les voir déverser leur logorrhée à travers des laïus creux -serinant des phrases populistes sous emballage, prêtes à l'emploi, médiocrement démagogiques-, ils donnent l'impression de jouer un simple rôle dans un scénario appris par cœur, écrit dans les antichambres de l'incantation par les plumitifs du pouvoir. Ils trouvent pourtant le moyen de mal le jouer. Et dire qu'ils sont censés assumer des responsabilités, accomplir des devoirs et prendre des initiatives à même d'assurer les meilleures conditions au succès des projets à leur actif. A ces niveaux de responsabilité, du reste comme à tous les niveaux, on n'a pas droit à la pusillanimité, à la légèreté et la nonchalance, encore moins au manque de considération pour le citoyen. Dans le déni des réalités, ils vous surprennent parfois avec des remarques ou des suggestions insensées et peu amènes, pour ne pas dire désobligeantes. Hautains, ils poussent parfois l'incivilité aux limites de la mauvaise éducation.

Le système politique algérien a façonné un personnel qui, par simple accès à une fonction supérieure, croit devenir surdoué en tout, au-dessus de tout. Sa parole doit faire office d'oracle. A ses yeux, le citoyen est son obligé. Se mettre dans la peau d'un contradicteur à son égard n'est pas de bon conseil. Persuadé d'avoir toujours raison, il s'autorise à surjouer le guide, le donneur de leçons, le bon conseiller, le bienfaiteur au besoin?

La litanie peut s'allonger à n'en plus finir. Généralement, le mépris de ce qu'ils appellent en aparté la plèbe est un des ressorts de la personnalité intérieure de cette catégorie de responsables, de leurs affidés et de leurs appendices.

Profondément persuadés d'être, et de demeurer assez longtemps, du bon côté de l'histoire, ils ne savent pas se remettre en cause et encore moins faire amende honorable pour leurs méprises. La retenue et la contenance de soi étant peu ancrées dans leur mentalité, ils se laissent aller, presque instinctivement aux dérapages et toutes sortes d'absurdités. Leur degré d'arrogance est indexé au rang occupé dans la coterie, gagné au prix d'une exécrable allégeance au pouvoir du moment.

Les plus malins et les chevronnés qui savent observer «le correctement politique» usent de divers subterfuges pour se laisser une marge de manœuvre au cas où la sémantique usitée ne permet pas d'atteindre l'objectif visé ou est justement source de problèmes. Lorsque l'on sait qu'un simple lapsus peut faire les choux gras d'une certaine presse et exposer à la vindicte, on doit prendre des précautions pour parer les coups et éviter le revers de la médaille. Pour regrettable que cela soit, certains de nos responsables maîtrisent bien l'art de la tromperie mais pas celui du jeu de mots, du choix de la phraséologie, de la litote et de l'esquisse politique. Et pour cause ! Cela requiert de l'intelligence, de la finesse d'esprit et de la subtilité. Rattrapés par leur gaucherie, pris dans un tourbillon médiatique, acculés par leurs détracteurs, nos héros recourent aux formules classiques du genre «mes propos ont été déformés» ou «mes propos sont sortis de leur contexte» ou même «mes dires ont dépassé ma pensée», etc. En la matière et à titre illustratif, il convient de se rappeler les prouesses de l'ex-wali de Mostaganem. Outre l'abjection de son comportement vis-à-vis des citoyens, ce commis de l'Etat, en insistant inutilement sur un détail vestimentaire, a soulevé une tempête qui a envahi la blogosphère, les réseaux sociaux et toute la scène médiatique.

Ne voilà-t-il pas qu'une futilité fut ainsi élevée au rang d'un scandale national. Du coup, l'essentiel de la visite du sieur wali est relégué au domaine de l'anecdotique.

C'est dire qu'à trop se concentrer sur l'affirmation de son pouvoir, on en oublie les préalables à son exercice. Malheureusement, il se trouve encore des hauts fonctionnaires de l'Etat qui n'ont rien retenu des expériences passées. De mauvais élèves, incapables de tirer des leçons des évènements, même les plus marquants et les plus récents. Ils reproduisent les mêmes erreurs dans ?'la nouvelle Algérie''. Le wali d'Oran nous en a apporté la preuve lors de sa visite d'une école. Au lieu de s'offusquer de la situation peu reluisante que lui exposait une vaillante enseignante, il s'est accroché à des propos anodins prononcés par celle-ci juste pour décrire l'état de vétusté d'un équipement présenté, peut-être en guise de métaphore, comme ?'datant du temps de la colonisation''. Détail secondaire qui a pourtant valu à l'enseignante une irrévérence déplorable de la part de ce représentant de l'Etat.

Mieux encore, de la visite du wali, censée apporter si ce n'est des solutions au moins le soutien des autorités à l'établissement inspecté, l'opinion publique ne retiendra que le geste déplacé de ce dernier, pour ne pas dire bourde. Perçue comme un manque de respect pour l'enseignante, la bévue du wali a suscité l'indignation des citoyens, largement exprimée sur les réseaux sociaux. Il se fait hélas qu'à ce genre d'incidents, les hommes du pouvoir nous ont habitués depuis belle lurette; sauf qu'on pensait que l'époque des incartades et autres abus était révolue. Cependant, les mauvais réflexes ont la peau dure. Il convient de noter que le pire s'invite lorsque l'on se convainc que le peuple n'est qu'une masse de sujets immatures et passifs qui ont juste besoin d'être assistés pour subvenir à leurs besoins au quotidien. En d'autres termes, un troupeau à gouverner sans se soucier de son consentement; nul besoin de son avis. L'idée d'exercer le pouvoir dans l'intérêt du peuple et en son nom est incompatible avec le logiciel du système, inconcevable dans son paradigme.

Depuis l'indépendance, les sujets régaliens sont exclusivement pris en charge, dans l'opacité totale, par un cercle restreint au sommet du pouvoir. Le reste est laissé, non sans contrôle, aux étages inférieurs des commis de l'Etat et autres vassaux des baronnies. On se soucie peu des aspirations de ?'la populace'' au développement et à une vie décente et digne. La carrière des hiérarques et des responsables véreux, leurs privilèges et la quiétude du palais comptent plus que tout. Le régime est ainsi fait. Ses adeptes, ses défenseurs, ses courtisans flagorneurs, les usufruitiers de tous genres usent de tous les moyens pour lui garantir l'immuabilité. Alea jacta est ! Néanmoins, pour garder espoir, prions pour que «la nouvelle Algérie», que le pouvoir actuel se propose de construire, rétablisse les citoyens dans leurs droits au respect, à la dignité, à la justice et à la liberté, dans le cadre des lois de la république évidemment. Il est indéniable que chaque individu a son propre caractère, ses défauts, ses qualités, ses penchants et ses vices. Cependant, dans l'exercice de ses fonctions, on n'est plus l'homme ou la femme. On est «monsieur le Ministre», «monsieur le Directeur», «monsieur le Wali», etc. Si l'on est incapable de contrôler ses émotions, de contenir sa colère, de rester serein dans toute situation et d'observer les règles de conduite que dicte la fonction, on est une sorte «d'usurpateur officiellement nommé» à un poste bien au-dessus de ses aptitudes. On se doit de démissionner. Les chaussures trop grandes ne sont portées que par les clowns. Le mode de gestion et le comportement de certains fonctionnaires provoquent chez les citoyens le sentiment de l'abondant, de la frustration, de la méfiance et de la détestation, devenus endémiques au fil du temps, à l'endroit du pouvoir et des responsables en général. C'est ce qui fait le nid de la contestation, de la radicalisation et du terrorisme, voire du banditisme. Gagnés par le sentiment d'être trop longtemps trompés, puisant leur force dans l'indignation et la colère, les citoyens se révoltent en masse et à leur manière. La suite est facile à deviner. La question est de savoir s'il existe une réelle volonté politique de s'affranchir d'un système pervers et désuet. La gravité de la situation recommande urgemment de changer de modèle de gouvernance. Autrement, les problèmes si complexes aujourd'hui deviendront inextricables demain. Il est vain et contreproductif de s'engager dans la voie des compromis qui rassurent à présent mais ne règlent en rien les problèmes. Car il ne s'agit en fait que d'éphémères trêves, de nature à rajouter de l'épaisseur à la complexité de la problématique. La réalité, d'amertume et de violence incontournables, serait qu'on s'acheminerait alors à pas assurés vers le naufrage. Reprenons vite nos esprits et convoquons le bon sens, la clairvoyance et le génie car, comme on dit chez nous, «le diable enlève la raison à ceux qu'il veut précipiter dans le désastre».

*Professeur, ecole Nationale Supérieure de Technologie