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La tragédie de la propriété privée

par Arezki Derguini

Quelles structures de la propriété peuvent rendre possible une accumulation du capital qui entretiennent la société, subviennent à ses besoins et la tiennent ensemble, au lieu de l'appauvrir et de la fragmenter ? On soutiendra que la propriété privée, absolue et exclusive, qui se généralise ne permet pas d'assurer une activité à chacun, au contraire elle concentre l'activité autour de certains pôles et élargit le monde de l'activité précaire et des populations inutiles. Nous allons voir qu'après avoir été associée au droit de vivre et au travail (J. Locke), elle s'en dissocie avec le mouvement d'abstraction du travail et la concentration de la propriété. Qu'une redistribution ne soit pas capable de corriger la concentration du capital sans une forte préférence pour l'égalité et si n'est pas préservé le capital naturel et les autres formes de capitaux (Th. Paine). Qu'il faut à nouveau remettre le droit à une activité au centre du processus d'accumulation pour assurer son développement et la cohésion sociale (J. G. Fichte). Un consensus scientifique existe aujourd'hui sur le rôle crucial des institutions dans le processus d'accumulation, on notera le point de vue de Dani Rodrik selon lequel la politique doit plus se préoccuper d'intégration nationale que d'ouverture commerciale, que les institutions doivent être spécifiques au contexte local, le produit de la délibération sociale. Car des institutions ayant réussi dans un contexte ne pouvant pas réussir nécessairement dans un autre.

La délibération sociale et l'inconscient de la science économique

Nous avons tort de séparer l'économie politique de la philosophie politique, car c'est de cette dernière qu'elle a émergé. On ne peut ignorer toute la part de réflexivité sociale, d'histoire sociale et politique qu'elle comprend. Ces philosophies politiques supportent toujours cette économie politique, cette spécialité scientifique. Et toutes les sociétés ne partagent pas la même philosophie. Le formalisme de la science économique n'est que la pointe dure d'une intelligence sociale spécifique à prétention universelle. Ce qui est devenu un inconscient de l'économie politique n'est pas partagé par les sociétés qui n'ont pas participé au débat. Ce n'est pas un hasard si les sociétés qui ont réussi à accumuler sont celles qui ont suivi leur propre « médication » plutôt que celle des institutions internationales. Ce sont celles qui sont restées les plus sensibles à leur propre processus d'accumulation. Car ce sont les agents d'ici qui accumulent ou dissipent et non ceux de partout et nulle part. Car prendre séparément la science économique de son inconscient, la philosophie politique et les croyances sociales, pour performer la vie économique, conduit en général à priver la société de la capacité à réfléchir sur elle-même pour confier celle-ci à des experts hors sol. On a alors pensé qu'il fallait changer les croyances sociales, mais celles-ci que l'on supposait comme inertes ont réagi et se sont dérobées. On s'étonne ensuite que l'on ait produit du nihilisme, que le mot d'ordre des mouvements sociaux soit «Yetnahaou gâa». Repartons donc de la philosophie politique pour reprendre un débat et voir comment il peut nous concerner.

Après J. Locke, la propriété de soi et des fruits de son travail

On peut dire que les théories dominantes de la propriété privée tournent autour de John Locke (1690). Le cinquième chapitre du Second traité du gouvernement civil, Of Property continue d'animer de nos jours un débat toujours ouvert sur la légitimité de la propriété privée. Locke y soutient que, dans l'état de nature, l'individu peut s'approprier la part des choses communes à laquelle il mêle son travail, s'il en laisse suffisamment pour les autres. Dans le débat, l'argument de Locke extirpé hors du paradigme théologique jus naturaliste devint central pour à tout le moins quatre courants de pensée : le libéralisme classique, le marxisme, le libertarisme et le républicanisme[1].

Pour Locke, c'est parce que l'individu est propriétaire de lui-même qu'il est propriétaire de son travail et du produit de son travail. « Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout, s'il reste aux autres assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes. »[2]

Ainsi la propriété chez J. Locke commence avec la propriété de soi et se prolonge par la propriété du travail et de son produit. Mais est-on vraiment propriétaire de soi ? Que peut-on s'approprier de soi ? Pouvons-nous disposer de nous-mêmes comme nous disposons d'une chose que l'on produit et reproduit ? Nous n'avons choisi ni de naître équipés comme nous le sommes. Notre corps fonctionne avec des organes internes et externes qui ont leur vie propre. Il est peuplé d'une multitude de corps vivants qui l'habitent, qui échangent constamment avec le reste de la vie, sans lesquels il ne pourrait se préserver. Il n'est pas coupé de multiples vies. Bref, une appropriation ne fait pas une propriété, et davantage une propriété absolue et exclusive. Une appropriation privée n'exclut pas une propriété commune. Ce que nous prenons d'une chose ne fait pas de la chose notre propriété.

Ce qui décide Locke à simplifier la réalité, à affirmer que notre corps nous appartient à l'exclusion de tout autre, c'est que d'autres disputaient et affirmaient qu'il appartenait à un autre, le monarque de droit divin et ses lieutenants. Mais ceux qui n'ont pas connu l'état de servitude du maître et de l'esclave n'ont pas besoin d'affirmer d'un ton péremptoire, ce corps m'appartient exclusivement. Ils peuvent vivre en bonne compagnie avec les autres copropriétaires ou s'attacher à d'autres considérations.

Ensuite, maintenant qu'un corps ne peut plus fonctionner sans des organes artificiels qui souvent ne lui appartiennent pas et sans lesquels il ne peut s'approprier sa part du monde, que lui rapporte la propriété de son corps ? Quelle liberté a un corps devenu économiquement inutile ? Dans le monde de la propriété privée et du marché, où tout s'échange et ne se donne pas, quelle part peut-il s'approprier, sans ces organes artificiels, de ce monde qui lui a été donné en partage avec l'humanité ? C'est de toute une propriété sociale (Robert Castel) dont notre corps a besoin pour construire son autonomie, s'approprier sa part du monde. Il ne convient plus de sacraliser la propriété privée comme l'a fait en son temps la Révolution française ni de considérer les autres êtres non humains qui nous composent comme des choses, nos esclaves, pour fonder la liberté. De plus, la nouvelle concentration de la propriété privée mondiale est passée par là. La propriété privée a permis la concentration des ressources mondiales dans les mains d'une minorité [3].

Nous ne sommes que des copropriétaires de notre corps qui maintenant est inutile sans ses organes artificiels. L'homme est le seul animal à se fabriquer de nouveaux organes, à connaître un processus d'exo somatisation. Nous devons son existence et sa subsistance à d'autres êtres vivants et artificiels qui ont leur propre vie et qui partagent avec nous des activités communes. L'inconscient de Freud nous en dit quelque chose, mais aussi la tenue de notre attention. Nous est-elle vraiment soumise ? Nos idées nous appartiennent-elles ? Notre santé nous en dit quelque chose, avec nos maladies. Notre enfance et notre vieillesse avec leur dépendance. Nous appartenons à une espèce, à un climat, à une biosphère. Être propriétaire de son corps, n'est plus synonyme de liberté, de puissance d'agir, quand cela a pu l'être.

La multiplication des corps inutiles invalide la croyance selon laquelle la propriété exclusive du corps privé est le point de départ de la liberté, de la capacité de s'approprier sa part du monde. Le corps doit se prolonger de toute une propriété sociale pour fonder son autonomie. Le corps vivant a été et continue d'être la copropriété de plusieurs êtres, internes et externes, qui se le disputent et le composent. De renoncer à une telle croyance, nous permettrait de mieux voir ces êtres internes et externes de qui sa vie dépend, pour entretenir avec eux de meilleurs rapports, des rapports de coopétition plutôt que d'exclusion. D'avoir voulu saucissonner, chosifier le monde pour se l'approprier et en devenir maître, on a dépeuplé le monde de ses êtres vivants et mis en danger les conditions de son existence. Et le grand capital n'ayant pas encore renoncé à produire la vie, nous poursuivons notre marche de destruction de la vie réelle.

L'origine transcendantale de la propriété privée, sa démocratisation et sa concentration

Le chasseur, le pêcheur qui s'approprie un animal, une plante, s'approprie un individu d'une réserve que la collectivité protège et entretient [4]. Au départ, il n'y a pas Dieu et l'individu nu, un « état de nature ». Le chasseur européen s'approprie une proie de la propriété d'un maître, du domaine d'un guerrier qui le tient sous sa protection, qui le protège de la prédation d'autres guerriers. Le chasseur d'une tribu chasse sur un territoire de sa tribu, qui doit faire face à la prédation d'autres tribus. Ensuite, il ne dispose pas seul de sa chasse, il vit en tribu, il ne décide pas de ce qui lui revient en propre. Le pêcheur d'une collectivité obéit aux règles de la pêche de la collectivité qui gère la réserve de poissons, qui la protège d'autres prédateurs. Entre ce que le pêcheur et le chasseur s'approprient et ce qui leur revient de droit, il y a un collectif qui redistribue. En fait, nous nous approprions ce qui ne nous appartient pas, des êtres différents de nous, mais que la société nous attribue. Avant le « gouvernement civil », l'individu entretient des rapports avec d'autres êtres que lui, se trouve impliqué dans d'autres associations. Cet individu a le droit de se soustraire, de s'insurger contre le type de gouvernement dans lequel il est pris tout comme d'y participer, pleinement ou partiellement [5]. Mais il ne pourra pas s'abstraire de ses rapports avec d'autres êtres que lui, d'un système de distribution de la propriété qu'il n'a pas inventé. Son invention pourra faire avec et le transformer. L'invention que fut la propriété absolue et exclusive, à force de nier un tel système de copropriété qui ne cesse de se complexifier, produit aujourd'hui plus d'effets, d'externalités négatives que positives.

La propriété absolue et exclusive suppose la transcendance de l'individu par rapport à ses milieux d'appartenance. Elle suppose la domination sur les êtres non humains qui l'entourent et le composent. Le travail qu'il mêle à la chose le rend maître de la chose à l'exclusion de tout autre que lui. Pourtant, quand le fermier travaille la terre d'un propriétaire, le travail qu'il mêle à la terre ne le rend pas maître de la terre, mais seulement d'une partie du produit de la terre. Quand il travaille la terre de Dieu (« état de nature »), de même, il n'en est pas le maître, le producteur unique de son produit. Commandent à la terre, participent à la production de la terre bien des choses : le ciel, le sol et les airs son soleil et son eau, le climat, son aridité ou son caractère tempéré, son peuplement minéral et organique. Dans sa volonté d'accroitre le produit de la terre, l'homme moderne s'efforcera par son travail de se rendre maître de tous ses éléments, de les mettre au travail et tel un esclavagiste au prix de leur vie s'il pense qu'il ne lui en coûtera rien. Il parviendra à en asservir beaucoup, mais à en détruire beaucoup d'autres. Il est vrai que l'individu est enclin à se soucier davantage de sa survie que celle de son espèce.

Dans les faits Locke supprime la médiation entre l'homme et le créateur avec son « état de nature ». On est dans l'esprit de la Réforme. Contre Filmer, dont il cherchait à décrédibiliser la théorie d'un pouvoir politique absolu que les monarques auraient hérité d'Adam, il affirme que de ce que Dieu a créé, nul maître ne peut s'en prétendre le propriétaire [6]. Chacun peut s'approprier de ces choses communes pour sa subsistance s'il ne menace pas la subsistance des autres. Mais Dieu ayant légué à tous les hommes le monde qu'Il a créé et non à quelques-uns, et en partage aux humains et à nuls autres êtres, voilà pourquoi les humains excluront les autres producteurs non humains de la propriété de la chose produite, de la chose appropriée. Dans l'état de nature, les lois naturelles règnent sur des esclaves soumis. L'esclavage est remis en cause dans la société, mais pas dans la nature. Cela ne garantit pas la survie des êtres vivants non humains qui finissent par se révolter s'ils le peuvent, comme les êtres humains, ou par se suicider quand ils ne le peuvent pas et que la lutte contre la nature ne les décime pas.

La propriété exclusive ne se justifie donc pas du point de vue de la production et de tous ses producteurs humains et non humains qui y prennent part, mais d'un seul, du seul point de vue humain à l'exclusion de tous les autres et d'un point de vue transcendant : celui de Dieu qui s'est retiré du monde et y a déposé ses lois, « lois de la nature », lois éternelles et immuables, et qui plutôt que de confier le monde à des lieutenants, l'a confié à des lois et des hommes de science. L'homme dispute et arrache aux autres producteurs silencieux la propriété de la chose qu'il emporte en apparence : c'est sa « lutte contre la nature ». Il pense s'en réserver l'usage. Il use du travail des autres producteurs, de la terre, de la mer et de leurs peuples, pour s'approprier du produit de leur travail. Du processus de production, il n'évalue que ce qu'il lui en coûte de s'approprier du travail d'autres producteurs, de sa lutte pour s'approprier l'usage du travail de certains d'entre eux. L'homme occidental reste esclavagiste quant aux producteurs non humains. Il dispute aux autres producteurs humains, dans les règles de la société, la concurrence par exemple, l'appropriation de toute chose et guerroie avec d'autres humains qui ne peuvent lui faire face et obéir à ses règles de dispute. Et pourquoi s'étonner qu'il fût esclavagiste avec d'autres sociétés ? Il l'est resté longtemps. Car en vérité de considérer les êtres comme des choses, comme des moyens, les autres êtres humains soumis à d'autres lois que les siennes et auxquelles il n'accorde pas la dignité de loi, ne peuvent pas être traitées autrement que des choses. Mais voilà, les êtres ne sont pas ce que nous voulons.

L'homme doit descendre de son piédestal s'il veut que d'autres êtres vivants acceptent de coopérer avec lui. Il lui faut cesser de vouloir chosifier tout ce qu'il touche, de vouloir tout soumettre à sa volonté. Il doit rentrer en résonance avec le monde (Hartmut Rosa), savoir écouter ce que chaque être a à dire du monde et de lui-même.

Si donc chaque homme qui mêle son travail à tout ce qu'il fait sortir de l'état de nature en devient propriétaire, il n'en reste pas moins pour Locke qu'après chaque appropriation privée il doit « en rester assez, d'une qualité aussi bonne, et même plus que ne pouvaient utiliser les individus qui n'étaient pas encore pourvus »[7]. Il reste que les enfants et d'autres ont des droits sur la propriété des parents, qu'il est interdit de détruire inutilement la chose et qu'il faut faire preuve de charité envers le nécessiteux[8]. Ce sont là les éléments d'une théorie de la propriété que ne développe pas John Locke, mais qui continuent d'animer les débats modernes sur la propriété privée.

On peut donc affirmer qu'après avoir détaché le droit d'appropriation d'un maître souverain, Locke ré encastre ce droit dans des devoirs sociaux (non-gaspillage, subsistance des autres humains, règles de l'héritage) largement inspirés du droit naturel et prolongeant le droit antérieur. Chaque humain est maintenant un monarque de droit divin quant aux rapports avec les non humains. La fonction sociale que porte la propriété est double : la conservation de l'individu et de l'espèce humaine [9], mais non de la biosphère. On s'aperçoit aujourd'hui que ce qu'il détruit inutilement est davantage que ce qu'il pouvait penser.

Je voudrai m'inscrire dans un débat sur propriété privée en empruntant à Elonor Ostrom (la gouvernance collective des biens communs, la propriété comme « faisceau de droits ») et à Bruno Latour (le naturalisme de la société occidentale, « le parlement des choses »). Il me restera à intégrer le travail de Georgescu Roegen (la loi de l'entropie et le processus économique) pour mieux réinscrire la production humaine dans la production naturelle. J'incline à penser que la « tragédie de la propriété privée » va bientôt succéder à ce que Garett Hardin a appelé la « tragédie des communs ».

A partir de Thomas Paine (Justice agraire, 1795) : La Redistribution peut-elle corriger les effets de la concentration du capital ?

Thomas Paine dans son ouvrage Justice agraire[10], peut être interprété comme une simplification de la théorie de l'appropriation de John Locke. Le raisonnement peut être présenté de la manière suivante : puisque le produit de la terre ne peut pas être détaché de la terre, puisque la terre est un bien commun, une appropriation privée peut être autorisée dès lors que le producteur verse une redevance à la collectivité au titre de la propriété commune. Nous essayerons de montrer qu'un tel raisonnement, qui a un certain retentissement aujourd'hui en préconisant une redistribution suite à la concentration de la propriété, suppose un processus de production qui ne garantit pas la pérennité de la terre. Le souci de Thomas Paine est de corriger le mal que la propriété privée a engendré, car « le monopole foncier, qui a commencé avec elle, a produit le mal le plus grand. Il a dépossédé plus de la moitié des habitants de chaque nation de leur héritage naturel, sans leur attribuer, comme cela aurait dû être fait, une indemnisation pour cette perte, et a ainsi créé une sorte de pauvreté et de misère qui n'existait pas auparavant. » Je vais m'appuyer sur Thomas Paine pour montrer que la propriété privée bourgeoise ne procède pas d'un état de nature, mais d'une propriété antérieure, seigneuriale et royale, et que l'amélioration du produit de la terre ne protège pas le capital naturel du capital argent et de sa concentration. Et que la garantie d'une activité pour tous exige la protection du capital naturel et des autres formes de capitaux vivants.

« C'est une position irréfutable que la terre, dans son état naturel était et aurait toujours continué d'être, la propriété commune du genre humain. Dans cet état chaque homme serait né propriétaire. Il aurait été à vie propriétaire indivis garanti par la propriété du sol, et de toutes ses productions naturelles, végétales et animales.

Mais la terre dans son état naturel, comme je l'ai dit, n'est capable de nourrir qu'un petit nombre d'habitants comparé à ce qu'elle est capable de faire dans un état cultivé. Et comme il est impossible de séparer l'amélioration faite par l'agriculture de la terre elle-même, sur laquelle cette amélioration est faite, l'idée de propriété foncière a résulté de cette moralité, mais il est néanmoins vrai que c'est la valeur de l'amélioration, seulement, et pas la terre elle-même, qui est la propriété individuelle.

Chaque propriétaire, donc, de terre cultivée, doit à la communauté une redevance foncière (car je ne connais pas de meilleur terme pour exprimer l'idée) pour la terre qu'il détient ; et c'est de cette redevance foncière que le fonds proposé dans ce plan doit venir. »[11]

Faisons ressortir du raisonnement de Thomas Paine trois enchaînements.

« Comme il est impossible de séparer l'amélioration faite par l'agriculture de la terre elle-même, sur laquelle cette amélioration est faite, l'idée de propriété foncière a résulté de cette moralité ».

« La valeur de l'amélioration excédait tellement la valeur de la terre naturelle, à cette époque, qu'elle l'a absorbée ; jusqu'à ce que, à la fin, le droit commun de tous ne devienne confondu dans le droit agricole de l'individu.»

Comme la séparation de la terre de ses fruits n'est pas possible, l'appropriation de ses fruits a exigé la propriété de la terre. L'appropriation des fruits de la terre précède ainsi la propriété de la terre. Ce qui est oublié aujourd'hui, mais qui a été, tout du moins dans certaines contrées autres que les tribus indiennes données en exemple, c'est que la monopolisation des fruits de la terre a précédé, justifié la privatisation monopolisation de la terre. Puisque l'on ne pouvait pas séparer la terre de ses fruits. L'appropriation privée des fruits de la terre par les seigneurs de la guerre, qui considéraient comme sujets le peuple des humains et les autres peuples d'êtres vivants, a été en fait démocratisé par la révolution bourgeoise grâce la révolte de ces peuples d'humains. La propriété privée a une généalogie qui remonte au-delà du temps de la bourgeoisie. La propriété privée n'est pas bourgeoise dans son essence, elle a d'abord été « aristocratique ». Le fils du ciel possédait tout ce qu'il y avait sur la terre, tout comme le monarque de droit divin, tout comme le seigneur sur ses terres. En fait la bourgeoisie a démocratisé la propriété privée. Cette démocratisation de la propriété privée qui est aujourd'hui ruinée par la concentration du capital et la destruction du capital naturel.

Cette non-séparation de la terre et de ses fruits ne signifie pas nécessairement que l'amélioration des produits de la terre impliquerait celle de la terre. Aspect auquel ne s'intéresse pas alors Thaine. L'amélioration des produits de la terre peut conduire à l'épuisement des puissances productives de la terre. Comme l'ont fait les labours profonds lors de la période coloniale dans les hautes plaines algériennes ou le font les concessions actuelles dans le Sud algérien qui se préoccupent plus de ce qu'elles tirent de la terre et pas du tout de ce qui y reste. Nous sommes dans des processus de conversion destruction du capital naturel en capital argent qui n'ont aucun égard à la reproduction des ressources naturelles. Le capital argent qui vise à s'abstraire de la culture de la terre ne s'attache pas au capital naturel. La « destruction création » de la production veut être créatrice d'argent, accroitre le capital argent de son propriétaire et non le capital naturel du propriétaire de la terre. En termes économiques, le fermier ne vise pas à accroitre la rente différentielle, mais le profit. Il s'efforcera au contraire à faire en sorte que cela soit son capital argent qui rapporte et non le capital naturel, en s'appropriant et reproduisant les puissances d'agir des agents de la culture de la terre. Si les terres sont abondantes et sans propriétaires, le fermier pourra passer d'une terre à une autre sans rendre compte de l'état du capital naturel qu'il laisse à la terre. Avec le moindre investissement, il pourrait se contenter d'exploiter les seules terres de qualité et en changer une fois celles-ci épuisées. Dans son rapport au fermier, le propriétaire pourra se soucier de l'amélioration de son capital naturel ou seulement du capital argent qu'il en obtient selon le rapport qu'il envisage d'entretenir avec la terre : rester attaché à elle, soigner sa culture ou s'en séparer. Si le propriétaire est lui-même plus intéressé par le capital argent que lui rapporte sa terre, s'il n'est pas attaché à son capital naturel et se soucie plutôt d'expatrier son capital argent, tel un État endetté qui doit faire face à ses dettes et à des obligations sociales ruineuses ou un particulier dans un tel État, le capital naturel pourra être épuisé par sa conversion en capital argent. Il videra la terre de son potentiel de production, épuisera ses agents producteurs. Pour que la culture de la terre puisse préserver et enrichir la terre, il faudrait que le propriétaire soit suffisamment attaché à la qualité de sa terre, persévère dans sa culture enrichissante, pour en faire une condition du cahier des charges du fermier. La propriété d'État ou collective ne suffira pas à protéger le capital naturel et empêcher la concentration du capital, si ne change pas le rapport de la société à la terre, le rapport des êtres humains entre eux et avec les autres êtres vivants. Il faudrait que le capital argent ne vise pas à chosifier toutes les puissances d'agir des vivants et que les humains ne visent pas à accaparer toutes les puissances des autres êtres vivants.

Ce n'est donc pas la propriété qui peut justifier, permettre la préservation et l'accroissement du capital naturel, qui est en mesure d'empêcher la conversion destruction du capital naturel et culturel en capital argent, en fantasmant la production reproduction du capital naturel et culturel sous la forme de marchandises propriété privée du capital argent, en liquéfiant les différentes formes de capitaux. Ce à quoi penserait conduire le processus d'abstraction du travail sous la direction d'une appropriation privée illimitée source de croissance marchande, serait comme une agriculture hors-sol. Une propriété préservatrice ou amélioratrice du potentiel de la terre serait celle où les puissances d'agir de la culture de la terre seraient accrues, où les puissances d'agir des êtres humains renforceraient celles des autres êtres vivants au lieu de les réduire, de les transformer en marchandises. C'est celle qui développe le pluralisme des formes de capitaux et non leur réduction en capital argent. Et qui ne conduit pas par conséquent à une concentration du capital entre les mains de quelques êtres vivants.

La préservation d'une activité pour chacun dépend de la préservation du travail non humain. Le droit au travail suppose un autre rapport aux autres êtres non humains, vivants et artificiels. La culture de la terre ne doit pas seulement enrichir l' « homme aux deniers », mais tous les travailleurs humains et non humains qui participent à la culture de la terre[12]. La chosification du travail vivant humain et non humain par laquelle la propriété privée s'approprie leur travail, concentre la propriété, tue et liquéfie la vie[13].

De la propriété commune à la propriété privée, à la redevance foncière.

2. « mais il est néanmoins vrai que c'est la valeur de l'amélioration, seulement, et pas la terre elle-même, qui est la propriété individuelle » ».

3. « Chaque propriétaire, donc, de terre cultivée, doit à la communauté une redevance foncière (car je ne connais pas de meilleur terme pour exprimer l'idée) pour la terre qu'il détient ; ... .

Après avoir confondu la propriété avec son appropriation par le travail, établissant la propriété privée sur la propriété commune, il revient à la séparation originelle des deux propriétés pour justifier la redevance financière.

Face à la concentration de la propriété qui a dépossédé une part de l'humanité des fruits de la terre et du travail, Thaine recourt à la redistribution des revenus de la concentration pour corriger le mauvais sort fait à une partie de la population. Ce qui fut possible en effet, mais ne l'est plus.

Pour que la société accepte de reprendre d'une main (redistribution) ce qu'elle a donné d'une autre (concentration), il faut qu'elle dispose d'une sérieuse justification. Ou autrement dit, pour que les politiques puissent développer une politique généreuse de redistribution, assurant des services publics de qualité pour tous comme le préconise OXFAM[14], il faudrait que la société ait un fort consentement à l'impôt. Or cela est rarement le cas. On citera quand même l'exemple des pays scandinaves. En choisissant de concentrer la propriété du capital et un développement important du travail précaire, ces pays ne manifestent pas une préférence pour l'inégalité, ils se soumettent à la loi que leur impose la compétition internationale, la compétition des grandes puissances militaires animées par une nette préférence pour l'inégalité. La préférence pour l'égalité de ces pays se manifeste alors dans un fort consentement à l'impôt qui en retour leur permet de maintenir une forte cohésion sociale et de faire face à la compétition internationale. Il faut noter que les préférences pour l'égalité ou l'inégalité ont quelque chose de profondément historique. Elles dépendent de l'avantage durable que l'on pense en tirer. Les structures sociales ont leur place dans ces préférences, mais ne les subsument pas, les préférences les débordent et les articulent.

Ce sont les préférences sociales pour l'égalité ou l'inégalité qui décideront comment les fonctions de la propriété, l'efficacité et l'équité, seront articulées. Avec la concentration du capital exigée à l'heure actuelle par la compétition internationale des grandes puissances, la redistribution restera un vœu pieux des politiques si la société ne tient pas à sa préférence pour l'égalité. L'efficacité sacrifiera l'équité. L'Algérie a commencé à faire l'apprentissage de la préférence pour l'inégalité avec la différenciation que le développement a introduit. Se détachera-t-elle de sa préférence millénaire pour l'égalité au moment où il faudra y rester fortement attaché ? C'est à voir. Car il reste qu'avec le réchauffement climatique, l'anthropogène, particulièrement sensibles dans nos écosystèmes fragiles, il ne faudra pas faire preuve d'égalité entre les humains seulement, mais aussi d'une certaine égalité avec les autres espèces d'êtres vivants et artificiels pour préserver la biosphère et l'espèce humaine. Le renforcement de la préférence pour l'inégalité face à une redistribution de plus en plus en difficulté prépare de sérieuses discordances.

Ce point nous permettra de faire la transition avec Fichte (1800). Ce n'est pas le droit à la propriété privée qui permettra à l'espèce humaine d'échapper aux crises sociales et écologiques, mais le droit à une activité que l'on pourra assimiler au droit d'exister, si l'on respecte ce droit au-delà des êtres humains.

A partir de Fichte et sa conception particulière de la propriété

« J'ai décrit le droit de propriété comme le droit exclusif à des actions, nullement comme un droit sur les choses... En traitant ainsi le problème, on s'épargne une quantité de subtilités inutiles et l'on est certain d'avoir épuisé tous les genres de propriété en un concept absolument compréhensif »[15].

« Notre théorie... place la première et originaire propriété, fondement de tout le reste, dans le droit exclusif à une activité déterminée... De ce genre est le droit exclusif de l'agriculteur de cultiver son champ ; droit qui ne fait pas obstacle au droit d'un autre de faire paître dans le même champ son bétail, une fois la moisson terminée jusqu'aux semailles, ou au droit de l'État à une exploitation minière au-dessous de la surface du sol »[16].

Une ébauche de la théorie de la propriété comme faisceaux de droits plutôt que comme propriété absolue et exclusive. Mais ce qui compte avec Fichte, c'est le droit au travail qui prend la centralité de la construction sociale et étatique, plutôt que la propriété privée.

De ce qui précède, il ressort que le capital argent dans sa quête de croissance illimitée s'attache à chosifier les puissances d'agir de la vie matérielle pour se les approprier, les transformer en marchandises, et les convertir en capital argent. Il tend à inscrire toute la production, la vie matérielle, dans le procès de circulation monétaire (selon la formule de K. Marx A-M-A') pour accroître la puissance productive. En s'efforçant de s'incorporer les marchandises non produites par des marchandises (P. Sraffa) ou marchandises fictives selon K. Polanyi (monnaie, nature et travail), il produit de l'entropie (Nicholas Georgescu-Roegen), des externalités négatives qui portent atteinte à la société, au climat et à la biodiversité. Il prolétarise la société (Bernard Stiegler) et polarise le marché du travail. Il détruit et absorbe les autres formes de capitaux que sont le capital culturel vivant (le savoir des êtres humains), le capital social (le lien social et la confiance sociale) et le capital naturel (les êtres vivants naturels) auxquels il substitue des marchandises, machines et algorithmes.

On a soutenu aussi que la démocratisation de la propriété privée opérée par les révolutions bourgeoises a pris fin, la propriété privée ayant repris un processus de concentration qui fait perdre au droit de propriété privée l et exclusif son caractère révolutionnaire et démocratique. Nous avons aussi soutenu qu'une politique de redistribution importante ne pouvait être envisagée si elle préservait un tel processus de concentration de la propriété, une telle inégalité de distribution du pouvoir d'achat mondial. À moins que la société ne soit animée d'une puissante préférence pour l'égalité pour faire jouer à la redistribution la fonction d'intégration que le marché ne peut pas effectuer lui-même étant donné la polarisation du marché du travail et la concentration de la propriété. Mais l'existence de telles enclaves nationales où dominerait une telle préférence n'empêche pas la concentration de la propriété de se poursuivre à l'échelle mondiale et de produire ses destructions, ses externalités négatives, crises sociales et crises climatiques, qui menacent l'espèce humaine dans son ensemble.

Ce n'est donc pas une redistribution qui ne remettrait pas en cause la concentration du capital à l'échelle mondiale qui est en mesure de corriger le mal qu'une telle concentration provoque. Une telle redistribution a été possible dans une partie du monde sous l'hégémonie occidentale, l'ouvrier occidental pouvait profiter alors d'un « ruissellement » des richesses des riches aux pauvres. Elle est encore possible dans cette partie de l'Occident où la préférence pour l'égalité est forte. Avec le réveil des anciennes puissances non occidentales, avec le désordre mondial que la croissance des inégalités et de la conflictualité crée dans les autres sociétés, avec des ressources mondiales qui ne sont plus en mesure de soutenir l'universalisation du mode de vie dominant, à un tel niveau de concentration, le couple concentration redistribution a du mal à assurer les différentes intégrations nationales. La concentration du capital à l'échelle mondiale ne permet plus une redistribution correctrice des distributions marchandes, même dans ses anciennes enclaves occidentales. Les services publics ne pourront pas s'imposer aux fortunes privées[17]. La course à la puissance mondiale polarise les ressources. C'est à une redistribution mondiale du pouvoir d'achat et de la structure du capital, c'est à la concentration du capital, qu'il faut s'attaquer et à la guerre comme principe de construction des sociétés et des rapports internationaux. C'est à la guerre qu'il faut faire la guerre. Le capital argent, physique, culturel et naturel doit être autrement distribué de sorte à déprolétariser la société, à redonner au travail vivant ses puissances d'agir. Ce n'est pas à une classe d'épargner et d'investir.

Dans les termes de K. Polanyi, c'est la réciprocité qui a disparu des rapports sociaux avec le développement d'une asymétrie marchande croissante et sur laquelle la redistribution ne peut plus compter pour corriger la concentration primaire de la propriété et des revenus.

C'est une certaine propension pour l'égalité promue par les révolutions bourgeoises qui a été sapée par la concentration du capital mondial. Là où la préférence pour l'égalité a résisté, là où la réciprocité sociale fonctionne, l'esprit de corps a dominé, les effets polarisants de la concentration du capital ont été redressés par la fonction de redistribution.

Ce qu'il faut retenir pour une société émergente. La réciprocité ou symétrie sociale dans une société marchande développée à forte concentration du capital s'exprime dans la puissance de la fonction de redistribution. Pour une société émergente, où la base de la vie matérielle détériorée est large et l'économie de marché un étage émergent, c'est le développement des échanges sur la base d'une forte réciprocité sociale qui rend possible la fonction d'intégration nationale. Ce n'est pas un Etat sur le mode westphalien qui peut assurer une telle fonction d'intégration, sinon pour extraire de cette dite nation les richesses naturelles et entretenir une armée en mesure de le faire.

Le droit de propriété, entendu comme propriété absolue et exclusive ne peut plus soutenir le droit de subsister, donner une activité, un salaire de subsistance, comme disaient les classiques, à tous les individus des peuples de la terre. Seule la protection du droit à une activité peut assurer un revenu décent à tous. Ce qui suppose que le travail puisse regagner ses puissances d'agir. Que la propriété intellectuelle et le capital physique ne soient pas monopolisés par une minorité.

Pour que tous les individus puissent avoir une activité décente, il faut d'autres rapports entre capital et travail. La compétition des puissances militaires et la marchandisation de toutes les formes de vie et des puissances d'agir concentrent la puissance et multiplient les populations inutiles. Un autre rapport du capital et du travail ne peut être construit sans que ne soit défait la guerre, le principe hobbesien de construction de l'Etat qui livre l'ordre international à la guerre.

C'est à une autre conception de l'État, ce Dieu mortel selon Hobbes ou ce Dieu gendarme selon Locke, qu'il faut venir, c'est à d'autres conceptions de l'État et du capital qu'il faut s'attacher. Une conception de l'État plus proche de celle de Spinoza, pour qui corps et esprit, sensible et intelligible, Raison et affects [18], État et société ne sont pas séparés. Pour qui le fonctionnement réel de la société sous-tend l'état de droit, le contrat social, tacite ou explicite. Pour qui, un État accroit sa puissance dès lors qu'il favorise la croissance des puissances actives de la société.

C'est une conception du capital où capital et travail ne sont pas séparés par une division sociale de classes qui surdéterminent leurs rapports et polarise la propriété du capital, « coagule » le travail, les puissances d'agir, dans les mains d'une classe.

Qu'est-ce qu'il faut entendre par capital ? Chez K. Marx c'est du travail mort, chez P. Bourdieu c'est une arme de la compétition sociale, j'adopterai celle que m'inspire B. Latour et Spinoza, une puissance d'agir que la compétition guerrière et capitaliste transforme en arme abstraite de guerre. L'expérience produit un savoir, qui se décline en savoir-faire pratique et théorique. Ce qui s'accumule ce n'est pas du travail en tant qu'énergie et matière, en tant que moyen de production, c'est de l'expérience. Dans le procès de travail, on engage des matières, organiques ou minérales, des gestes techniques et de l'énergie. Mais le « travail » commence bien avant. La production du pétrole a commencé bien avant le travail d'extraction. La force de travail a commencé son travail bien avant son usage, ce qui autorise à parler de capital humain et culturel. C'est le procès de valorisation qui clôt le procès de travail : ici commence ce qui s'achète et se vend. Ce qui se transmet c'est toute l'expérience. Ce qui s'accumule c'est le savoir, le savoir des puissances d'agir des différents êtres impliqués que vise à s'approprier le capital argent. Ce qui donne à l'accumulation un caractère dynamique, c'est l'innovation dont font preuve les puissances d'agir, les associations qu'elles créent avec de nouvelles entités, de nouvelles matières et énergies, dans de nouveaux gestes techniques. L'automatisation mécanisation des gestes évolue avec les nouvelles compositions stables et reproductibles que forment les diverses entités, êtres vivants, matières et énergies.

Quand Marx affirme que la plus-value est le produit du travail vivant, son anthropocentrisme lui fait considérer le gisement de ce travail vivant dans les seuls êtres humains. Seule la force de travail produit plus qu'elle ne consomme, certes, mais cela est récent et ne peut-être éternel, elle a longtemps vécu de prédation, sans compter les destructions de ses créations dont elle ne se croit pas comptable et qui finissent par s'accumuler et rendre la vie invivable. L'évidence tirée d'une économie de subsistance, où l'on peut supposer produire du blé avec du blé et tenir le reste pour gratuit ou négligeable, ne peut plus avoir cours à l'ère de l'Anthropogène, où « la force de travail » s'est transformée en force géologique. Le travail est vivant parce qu'il peut agir, animer et s'animer. La matière a aussi une vie, le charbon qui se transforme en chaleur, en force, ne s'anime-t-il pas au contact du feu ? Il y a une vie de la matière, ce que rend bien la notion de vie matérielle de Fernand Braudel[19]. Sous la vie marchande, il y a une vie matérielle dont elle extrait les matières et énergies qu'elle transforme en forces, dont elle manipule les puissances. Le surplus de l'usine automobile robotisée par rapport à celle qui ne l'est pas, peut-il être imputé au travail humain direct ? Il est évident qu'il ne peut être imputé au travail gratuit du travail direct. Peut-il l'être au travail indirect ? Mais alors nous avons une longue chaîne de travaux qui va de l'extraction des matières premières à la conception de la voiture à la direction de l'usine. On passe au « made in monde » (Suzanne Berger) et à l'économie monde de F. Braudel et aux rapports de ses trois étages. Et les échanges entre les trois étages dépendent de la « nature » de l'État, de l'ordre global que produit la société, des dispositions sociales vis-à-vis de l'égalité sociale ou de l'inégalité de classes.

De Fichte nous allons essayer de tirer une lecture non étatiste. Nous allons entendre par État rationnel, le fonctionnement rationnel d'une société basée sur le principe de la réciprocité sociale. Il faudra considérer ses institutions comme une production sociale, État et société relevant du même plan de fonctionnement. Il ne reviendra pas à l'État de construire la société, l'État fait partie de la société qui construit avec lui son état de droit, selon ses préférences. Un état de droit qui est produit sur la base du principe de la réciprocité sociale, aux termes d'une délibération sociale et d'une pratique réflexive, et qui consiste en une certaine régularisation automatisation des comportements sociaux ainsi que des tâches sociales nécessaires aux transactions sociales. Délibération sociale qui démarre par de simples discussions et qui s'élargit au travers d'organisations temporaires ou permanentes, armée d'une pratique réflexive qui permette à la société de se rendre compte des conséquences de son comportement. Donc un état social de droit, constitué de règles et de normes sociales, consistant en une automatisation d'une partie du fonctionnement de la société qui lui permettra d'accéder à une certaine confiance et à une certaine prévisibilité sans lesquelles une capacité d'accumuler ne peut se mettre en action.

Le monopole sur les ressources naturelles a donné à l'État une position surplombante, il en fut autant en Europe. Il ne continue à la tenir que grâce aux ressources dont il dispose encore et à la fonction de redistribution qu'elles lui permettent d'assurer. L'institution militaire de l'État westphalien devra descendre de son piédestal dès lors que la redistribution devra se réinscrire dans la fiscalité ordinaire. Fiscalité ordinaire qui ne pourra croître que si la société développe ses ressources, que si l'état de droit encourage le développement des puissances sociales. Des ressources privées oui, propriété privée absolue et exclusive issue de la fiscalité pétrolière et des positions dominantes dans l'État gendarme, non. Descendre de son piédestal pour permettre à la réciprocité sociale de fonctionner, pour assurer une activité décente à chacun et faciliter la croissance des échanges, oui.

La loi dans sa généralité automatise l'application d'une règle : tous les individus sont concernés de la même manière. Ce qui est loin de pouvoir être le cas dans les sociétés émergentes, tous ne peuvent pas être concernés de la même manière, et c'est ce qui explique souvent l'inapplicabilité de la loi. Elle doit être interprétée selon le contexte. La norme peut avoir un champ moins étendu, mais dans ce champ, elle opère une certaine automatisation des comportements. Elle s'accommode donc à la différence de la loi de publics particuliers. Et le comportement prescrit s'inspire du comportement réel. Ce n'est donc pas à loi dont le champ doit être mieux circonscrit, celui des normes communes et souhaitables, qu'il faut confier la fonction de coordination du comportement de tous, mais au principe de réciprocité et aux normes. La loi doit accorder les normes sociales avant de les subsumer si les champs d'application de celles-ci peuvent se confondre dans le champ de celle-là. C'est par les échanges entre ces différents champs normatifs que les normes peuvent former de nouveaux champs dont un champ de la loi. La loi est faite de normes communes. La régularisation des comportements, ce qui importe pour la loi et la norme, réduit l'incertitude sociale et augmente la confiance de la société dans ses interactions. Leur automatisation permet une vitesse d'exécution des opérations qui permet aux transactions d'être plus fluides, plus nombreuses. Cela permet un fonctionnement de la société plus rapide. Penser que la corruption peut avoir un autre remède que l'état social de droit, c'est échanger une corruption contre une autre, car le comportement réel se joue du comportement prescrit par la loi au lieu de lui obéir, et la norme sociale l'emporte sur la loi. La bourgeoisie a corrompu la monarchie, et la norme dans la société algérienne n'est pas le « développement », mais une appropriation privative des biens publics et une dissipation du capital naturel.

Notre société souffre de ne pas s'être donné de normes productives et de ne pas avoir élaboré d'automatismes, parce qu'un fonctionnement qui lui est surimposé conforte ses normes prédatrices et parce que son histoire n'en a pas fabriqué. Celui-ci est par conséquent chaotique, chaos profitable cependant pour une partie de la société qui dispose du revenu des ressources naturelles et de positions dominantes. Profitable tant que ce désordre organisé est en mesure de brasser des richesses matérielles. La société est en vérité un désordre organisé (théorie du chaos), ce qui compte c'est l'ordre global qui s'en dégage, est-il créatif ou dissipatif, producteur d'une faible ou importante entropie. La société algérienne a une courte histoire, elle est une société émergente qui doit intégrer ses parties dans un fonctionnement global, il ne faut donc pas s'étonner que ses mécanismes, ses automatismes ne soient pas ceux d'une société bien réglée. Les appareils d'État, s'ils ne sont pas conçus comme les institutions d'un état de droit, s'ils ne sont pas produits dans le fonctionnement d'une société souveraine, si l'État est considéré comme l'héritier du monarque, dans une société de tradition non étatique, il ne pourra que profiter à ses fonctionnaires et à leurs ordonnateurs. Dans les sociétés de tradition étatique, la sacralité de l'État a été contrebalancée par la sacralité de la propriété privée avec la révolution bourgeoise. Dans la société de tradition non étatique, il n'y a eu ni seigneurs de guerre qui se soient imposés, ni monarque de droit divin, ni empereur fils du ciel, auxquels le fonctionnement de la société devait obéir. Ni de machiavel, de Hobbes ou de Locke non plus pour penser son ordre. Ni de pratique réflexive qui puisse lui donner ses penseurs. Ni de droit de propriété privée qui puisse s'hériter et être démocratisé. Son ordre ne pourra émerger que des arrangements de ses parties prenantes qui pour leur survie devront faire face, comme dans le passé et comme la société libyenne aujourd'hui, à un monde guerrier. Les élites nationales ont manqué d'exemplarité, elles ont raté l'occasion de « discipliner » la société, nulle ne pourra plus s'élever au-dessus d'elle pour le faire. Les nouvelles élites ne pourront plus être jugées que sur leurs résultats, les plans qu'elles auront pu dresser pour la société. Il est urgent de commencer.

C'est en réaction à la théorie du libre-échange d'Adam Smith servie par la puissance maritime et industrielle britannique que Fichte réagit par L'État commercial fermé. Avec son État rationnel, Fichte en appelle à une rationalisation du fonctionnement de la société qui permette à chacun de vivre de son activité.

Pour Fichte,

« La fin de toute activité humaine est de pouvoir vivre ; et à cette possibilité de vivre, tous ceux qui ont été placés par la nature dans la vie ont le droit de prétendre. Par suite la répartition doit tout d'abord être faite de façon à permettre à tous de subsister ».

« ... le fondement de tout droit de propriété consiste dans le droit d'exclure les autres d'une certaine activité libre réservée à nous seuls, mais en aucune manière dans la possession exclusive d'objets... Ce droit de propriété qui doit être ainsi décrit, a son fondement juridique, sa force légalement contraignante uniquement dans le contrat de tous avec tous... »[20].

Face à la puissance maritime et industrielle de l'Angleterre, le problème consiste bien dans la capacité de produire et d'échanger de chacun et non dans celui de posséder. La liberté sans la capacité est illusoire, la propriété privée ne peut garantir à chacun de vivre de son activité, au contraire d'une société organisée rationnellement qui se donne une telle fin. La liberté et la propriété privée porteraient les individus à préférer les échanges avec le monde extérieur plus développé que de garantir l'activité de chacun. Pour finalement et souvent préférer y vivre. Et la liberté d'échanger des étrangers la liberté d'échanger des autochtones. Fichte n'entrevoit pas la liberté d'échanger de chacun sans une décision collective qui consiste à fermer l'économie et à l'organiser rationnellement pour garantir l'exercice l'activité de tous.

On peut imaginer tout d'abord une société fermée aux échanges extérieurs et qui ne s'y livrerait qu'ensuite, s'ils permettent d'entretenir la propriété de chacun sur une activité qui lui permette de mieux vivre. On imagine qu'une telle société doive pouvoir se mettre en bon ordre rapidement, adopter la bonne division du travail et pouvoir la transformer rapidement, pour y parvenir. Cela suppose de bons plans, Fichte en dresse un dans son ouvrage. Mais aussi une société qui puisse, s'automatiser et adapter rapidement ses automatismes aux changements de plans et de circonstances. On imagine aussi qu'une société incapable de recevoir de ses élites de bons plans ne peut être compétitive et se verrait contrainte d'échanger ses ressources naturelles, son capital, contre des marchandises périssables. L'étranger serait alors dans la situation confortable de s'accaparer ses ressources naturelles à moindres frais, en n'étant contraint à la limite que d'entretenir le minimum d'activité nécessaire à leur extraction. Une dictature.

C'est donc de la capacité d'ouverture et de fermeture d'une société que sa capacité de production dépend. De la capacité d'assurer à chacun la propriété d'une activité décente et de la capacité de ces activités à se développer avec les échanges extérieurs. Le retour du protectionnisme avec une charge de xénophobie n'est pas étranger à un tel processus de fermeture. Il est cependant dans les termes de Spinoza, le résultat d'affects passifs qui au contraire des affects actifs, dégrade la puissance d'agir de la société au lieu de l'augmenter. Le problème est alors de savoir si elle peut améliorer ou préserver son bien-être et sa compétitivité sans cette concurrence et cette coopération extérieures. Les États-Unis n'ont pas pu accroître leur puissance productive malgré l'accroissement de leur pouvoir d'achat grâce aux exportations chinoises. La guerre économique qu'elle livre à la Chine retardera certainement la progression chinoise, mais elle ne stimulera pas sa compétitivité en handicapant simplement la compétitivité chinoise qui bénéficiait, en retour de ses exportations, du transfert de technologie. Shenzhen s'est transformé d'atelier du monde en pôle technologique mondial.

En guise de conclusion. C'est la capacité de la société à se fermer aux échanges extérieurs qui permettra aux principes de réciprocité et de redistribution d'assurer leur fonction d'intégration, au droit de chacun à une activité, d'exister. C'est alors de cette capacité et du fonctionnement de ces principes qu'elle pourra produire ses normes. Le droit de propriété privée absolu et exclusif sur les choses n'a plus à être sacralisé comme le fit la Révolution française, il doit respecter le fonctionnement des principes de réciprocité et de redistribution. Ensuite, c'est de la qualité de son ouverture aux échanges extérieurs, de sa capacité d'absorption des échanges extérieurs, qu'elle pourra améliorer son bien-être.

Notes

[1] Fabri, F. (2016). De l'appropriation à la propriété : John Locke et la fécondité d'un malentendu devenu classique, pp. 343-344. Philosophiques, 43(2), 343-369

[2] J. Locke (1690). Chapitre V. De la propriété des choses. http://classiques.uqac.ca/classiques/locke_john/traite_du_gouvernement/traite_gouv_civil_tdm.html

[3] En 2018, 26 personnes possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l'humanité. m0.libe.com/pointer/2019/01/20/RAPPORT_Davos_Oxfam_210119.pdf

[4] Ce n'est pas un hasard si Locke fait abstraction de la division fondamentale du travail qui caractérise la société européenne sans la remettre en cause. Il vise à donner une nouvelle légitimité au droit de propriété privée et à le stabiliser. La conquête sera réservée au reste du monde. Il reste que la propriété privée a une généalogie qui l'a fait descendre du monarque et son droit absolu, de la conquête qu'elle fait semblant d'oublier.

[5] Hirschman, Albert O, Exit, voice, and loyalty: responses to decline in firms, organizations, and states. 1970. Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995

[6] Fabri F.. Ibid pp. 356-357.

[7] Locke [1690] cité par Dang Ai-Thu. Libéralisme et justice sociale : la clause lockéenne des droits de propriété, p. 206. In: Revue française d'économie, volume 10, n°4, 1995. pp. 205-238

[8] Fabri, ibid. p. 364.

[9] « Nul autre que l'homme ne saurait avoir de droit sur ce à quoi le travail s'attache, dès lors que ce qui reste suffit aux autres, en quantité et en qualité » (Locke [1690, a], §27, p. 91). Cité par Dang Ai-Thu. Ibid.

[10] Thomas Piketty cite beaucoup Thomas Paine qu'il publie sur son site. Il y a beaucoup de résonance de ma réflexion avec ce que je sais des travaux de Piketty, mais peu de rapports.

[11] Thomas Paine, Justice agraire.

[12] Ce qui est l'objet de la permaculture. Voir Une agriculture pérenne pour l'autosuffisance et les exploitations de toutes tailles. Bill Mollison & David Holmgren https://www.permatheque.fr/PDF/Bill%20Mollison%20-%20Permaculture%201.pdf

[13] On connait le mythe du roi Midas qui voulait transformer tout ce qu'il touchait en or. L' « homme aux deniers » veut tout transformer en argent. Il liquéfie la vie au sens où les êtres vivants et leur puissance d'agir sont transformés en choses et les choses en liquidités monétaires. Il y a là comme une résonance avec la société liquide de Zygmunt Bauman.

[14] OXFAM, Services publics ou fortunes privées ? https://www.oxfam.org/fr/publications/services-publics-ou-fortunes-privees

[15] J.G. Fichte, « l'État commercial fermé » (1800), chap.1). Cité par Jean Boncoeur. Droit de propriété et organisation économique dans « l'État commercial fermé » de Johann Gottlieb Fichte (1800) https://www.umr-amure.fr/wp-content/uploads/2018/06/sequedem3_jb.pdf

[16] Ibid., chap.7.

[17] Selon les recommandations du rapport d'Oxfam, op cit..

[18] Spinoza oppose affects passifs et affects actif et non raison et passions. Ce sont les affects actifs qui permettent de dépasser les affects passifs, non la raison abstraite.

[19] Dans sa théorie des trois étages de l'économie, F. Braudel distingue la vie matérielle ou économie en général, l'économie marchande, spécialisée, concurrentielle et cohérente, et l'économie capitaliste monopoliste et mondiale. La vie marchande s'élève de la vie matérielle, le capitalisme de l'économie marchande qu'il surplombe et administre et s'accapare la vie non marchande qu'il conquiert avec l'aide de l'État guerrier. Les trois étages forment une hiérarchie de fait. Un paysan autoconsommateur, un céréalier et une banque, pour donner des exemples. Cette hiérarchie de fait n'implique pas automatiquement une hiérarchie d'autorité. La propension pour l'égalité de la société, la passion égalitaire, peut en régler le fonctionnement. Le paysan peut commander à la banque ou inversement, selon par exemple que les fonds de la banque sont détenus par une minorité de riches ou par des paysans. Cela dépend de la fonction sociale et politique de la banque : faire de l'argent seulement ou non.

[20] J.G. Fichte. Ibid., chap.3. Cité par Jean Boncoeur. Op. cit.