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Chouabir, 1956 : la bataille oubliée qui a secoué l'armée française dans le Sud algérien

par Laala Bechetoula Laghouati

Pour tous ceux qui croient que le désert ne garde pas les cicatrices des empires. Une déroute française au cœur du Djebel Amour.

Le 3 octobre 1956, à une trentaine de kilomètres au nord d'Aflou, un coin sec et escarpé du Sahara algérien devient, en quelques heures, l'un des plus grands cauchemars militaires de l'armée française. Ce jour-là, quatre unités de l'Armée de libération nationale (ALN), bien que faiblement armées, piègent puis anéantissent une colonne française forte de 90 véhicules et près d'un millier de soldats. Le lieu : la gorge de Chouabir, une faille de pierres et de silence, qui deviendra en une matinée le théâtre d'un affrontement titanesque.

L'effet de surprise : une arme redoutable

Commandées par le charismatique Moulay Abdallah, les katibas de la Wilaya V ont préparé leur coup avec une précision chirurgicale. Le convoi français quitte Aflou à l'aube. Les résistants, déjà en place depuis la veille, attendent patiemment que l'ensemble de la colonne s'engage dans la passe. Puis, à 9 h 40, le chaos. Des explosifs artisanaux éclatent sous les premiers camions. Des rafales jaillissent des hauteurs. Pris au piège, les soldats français ne peuvent ni avancer ni reculer. Les avions T-6 français tournent dans le ciel mais n'osent pas frapper leurs propres hommes.

1.372 morts ? Ce que dit la mémoire populaire

Le bilan exact de cette bataille fait encore débat. L'armée française reconnaît officiellement une trentaine de morts. Mais les témoins locaux, les anciens combattants de la région, et plusieurs publications universitaires algériennes parlent de plus de 1.300 soldats français tués, 90 camions détruits, et une victoire stratégique éclatante pour le FLN. Un rapport circonstancié de l'époque existe faisant état de 1.372 morts français selon le Professeur Ali Sohbi de l'université de Laghouat. « Ce fut notre Dien Biên Phu à nous », affirmera un ancien maquisard de la région dans un documentaire de la chaîne nationale en 1982.

Un tournant dans la guerre d'indépendance

Au-delà du choc militaire, Chouabir a changé les règles du jeu. Elle a montré que la guerre ne se gagnerait pas uniquement dans les montagnes de Kabylie ou des Aurès. Le Sud aussi, longtemps perçu comme secondaire, devenait une zone de haute intensité.

En réaction, la France envoie en urgence des renforts. Des unités parachutistes, jusque-là cantonnées à Alger ou Constantine, sont redéployées vers le Djebel Amour. Le désert, jusqu'ici terrain d'oubli, devient un enjeu militaire.

Une résonance internationale... étouffée

Malgré sa portée, la bataille de Chouabir reste méconnue à l'international. En 1956, la guerre d'Algérie n'est pas encore «officielle» en France. Les journaux sont sous surveillance. Peu d'échos filtrent hors des frontières.

Mais dans les pays du Sud, la nouvelle circule autrement. Des articles paraissent en Égypte, au Ghana, à Damas. Dans les cercles anticoloniaux, on cite Chouabir comme un symbole du courage d'un peuple face à un empire.

Pourquoi Chouabir reste dans l'ombre ?

Trois raisons principales expliquent l'effacement relatif de cette bataille dans les mémoires collectives :

1. L'absence d'archives françaises ouvertes au public : les documents militaires sont encore classifiés ou incomplets.

2. Le silence stratégique du FLN postindépendance, soucieux de ne pas trop concentrer l'histoire sur une seule région ou une seule figure.

3. Le poids de la guerre psychologique : la bataille a été minimisée en France et surmédiatisée localement, créant une sorte de déséquilibre dans les sources.

Une mémoire à reconquérir

Aujourd'hui, Chouabir n'est ni enseignée dans les manuels militaires français, ni suffisamment valorisée dans les programmes algériens. Pourtant, elle constitue un cas d'école :

- d'intelligence tactique face à une armée suréquipée,

- de coordination entre katibas issues de plusieurs zones, et de résilience saharienne, où les combattants n'avaient que le relief, la foi et l'effet de surprise.

Ce que nous dit Chouabir, 70 ans plus tard

À l'heure où les archives se rouvrent peu à peu, où les films de guerre algériens explorent enfin le Sud, où les jeunes générations veulent reconnecter avec une histoire décentrée, Chouabir doit revenir au cœur du récit national. Il ne s'agit pas de glorifier la violence, mais de comprendre ce que cette bataille révèle : la capacité d'un peuple dominé à bousculer toutes les certitudes. Même dans les endroits les plus oubliés de la carte.

À retenir

Date : 3 octobre 1956

Lieu : Gorges de Chouabir, Djebel Amour (Aflou)

Résultat : victoire stratégique de l'ALN

Pertes estimées : 1.375 soldats français tués (sources algériennes), 25 morts côté FLN

Conséquence : renforcement militaire français au Sud, montée de la Wilaya V.