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Pourquoi il faut être solidaire avec Kamel Daoud

par Nasser Djidjeli*

Nous assistons ces derniers temps à une véritable cabale organisée contre Kamel Daoud. Depuis qu'il a fait paraître une tribune dans le monde du 5 février 2016 intitulée «Cologne lieu de fantasmes», notre concitoyen est la cible d'un véritable lynchage médiatique.

Cette tribune de Kamel Daoud se voulait être une analyse des tristes évènements de Cologne ou des agressions sexuelles ont été commises contre des citoyennes allemandes la nuit du réveillon par des personnes réfugiées ou immigrées. Cette opération de démolition à l'encontre de cet auteur a commencé en France pour se continuer chez nous. Cela a débuté dans le pays qui se veut être celui des droits de l'homme et de la liberté d'expression par la publication d'un article intitulé « Kamel Daoud recycle les clichés orientalistes les plus éculés » paru dans le même journal en date du 11 février 2016 et signé par un collectif de soi-disant intellectuels français. Ces universitaires biens pensants, au lieu de porter une critique sur le fond de l'article, ce qui aurait été tout à fait leur rôle, se sont prêtés à une véritable entreprise de dénigrement et de destruction de l'auteur. Un véritable réquisitoire digne des procureurs de la pensée d'antan est dressé contre Kamel Daoud: «humaniste autoproclamé, qui répète des clichés orientalistes éculés, islamophobe», tels sont, pour ne citer que ceux-là, les principaux termes de ce qui aurait dû et pu être un débat respectueux et fécond pour les uns et les autres. On ne débat pas en usant de quolibets ou en collant des étiquettes toutes faites aux gens même si on n'est pas d'accord avec eux.

En dehors du ton dédaigneux et des propos à la limite de l'insulte affichés par ces universitaires, le débat véritable et les questions de fond sont complètement occultés. Ces gens connaissent-t-ils notre pays, notre société, ses réalités, ses problèmes et ses aspirations ? On-t-ils idée de ce qu'on a vécu dans notre chair par la faute de ceux qui ont voulu faire de la politique en utilisant la religion? Je doute fort. On peut évidemment ne pas être d'accord avec Kamel Daoud, on peut lui apporter des contre-arguments mais on ne peut accepter le paternalisme aux relents post- colonialistes qui dégoulinent de cette tribune de personnes sensées être des intellectuels. Depuis plus d'une décennie et bien avant qu'il ne soit poussé à l'exil, on s'était habitué à lire Kamel Daoud, qui dans un style certes cru, mais ô combien proche de nous, décortiquait les travers d'une société et de ses dirigeants. Il le faisait avec courage, pugnacité mais aussi beaucoup de talent. Ce qui lui a valu d'ailleurs une fatwa de mise à mort émise par un pseudo cheikh intégriste. Oui, la tribune de Kamel Daoud, en liant ces agressions sexuelles aux refugiés de manière générale peut paraître pour le moins maladroite et peut être critiquable, mais ceci fait-il de lui un islamophobe ? Accusation très grave s'il en est, et qui s'apparente aux fatwas de nos islamistes intégristes. Ceci doit-il aussi nous pousser à occulter les vrais problèmes posés par Kamel Daoud? Assurément non.

Kamel Daoud dénonce, entre autres, notre rapport en tant que musulmans, arabes ou berbères, au sexe, à la femme et à la religion. A-t-il tort ?

Ce rapport est-il normal dans nos sociétés ? La réponse est non, malheureusement!! La femme que ce soit dans la rue, dans sa famille, ou son lieu de travail subit encore les affres d'une société patriarcale et misogyne. Une femme n'est vue que comme épouse soumise, sœur domptée ou mère protectrice. Elle ne peut être acceptée en tant que personne à part entière, égale en droits et devoirs à l'homme, responsable de son destin, de son corps et de son âme. Ceci est certes le reflet d'une société patriarcale aux antipodes de la modernité, mais pas seulement. Cette attitude est légitimée, osons le dire, par notre lecture et vision de la religion. Et la lecture littéraliste de certaines Sourates et versets du livre sacré relatifs à la femme ne font, il faut le reconnaître, que donner du grain à moudre à tous ceux qui veulent faire de la femme une éternelle mineure. Que ce soit les versets concernant l'héritage, la polygamie, le témoignage, la répudiation, l'égalité de la femme par rapport à l'homme de manière générale pour ne citer que ceux-là, oui, leurs lectures littéralistes posent problème, on ne peut le nier. C'est important de signaler que cette vision de la femme n'est pas propre à l'islam mais se retrouve dans toutes les religions monothéistes et même dans le bouddhisme ou l'hindouisme.

Oui, Kamel Daoud nous incite à réfléchir sur nous-mêmes, notre société, notre rapport à la femme et à la religion. Il nous accule dans nos retranchements, met à nu nos fantasmes, nos bigoteries, notre hypocrisie, nos tartufferies et pour cela il nous est indispensable même si on peut ne pas partager toutes ses idées. Et l'hypocrisie atteint ses sommets quand ces universitaires bien-pensants nous disent que l'inégalité et la violence faite aux femmes en Europe et en Amérique du nord est occultée par Kamel Daoud (sic)!!! Comparer la condition de la femme dans ces contrées avec ce qui se passe dans certains pays musulmans où elle est encore répudiée, lapidée, ne peut conduire, ne peut voyager seule, subit le tutorat et j'en passe, est, pour le moins, intellectuellement malhonnête. Oui, nous revendiquons le droit nous aussi de vivre dans une société où la femme est l'égale de l'homme en droits et en devoirs. Oui, nous revendiquons le droit de critiquer le dogme et la religion, sans pour cela risquer d'être taxés d'islamophobes par des esprits paternalistes, moralistes, qui s'octroient à eux ce qu'ils nous refusent à nous. Et même si comparaison n'est pas raison, cela nous rappelle malheureusement le comportement d'une certaine presse et médias français qui à chaque fois qu'un esprit libre ose critiquer le gouvernement israélien, on lui sort cette arme de dissuasion massive qu'est l'accusation d'antisémite. Rien ne peut évoluer sans critique, y compris celle de la religion. Le christianisme a évolué grâce à sa remise en question par des esprits éclairés.

Oui il faut dénoncer une vision littéraliste, extrémiste, sexiste, en un mot wahhabite de l'islam qui fait malheureusement de plus en plus d'émules chez nous. Oui on doit lutter contre ceux qui utilisent la religion pour asservir la femme et mettre une chape de plomb sur la société. Oui il faut continuer à se battre pour que la femme ait la place qui lui sied dans notre société, car malgré tous les progrès enregistrés, le code de la famille qui fait de celle-ci une mineure à vie existe toujours de même que la polygamie, le tuteur matrimonial, ou la répudiation, pour ne citer que ces quelques exemples. L'article deux de la Constitution consacre toujours l'islam religion d'Etat. En dehors de l'ineptie d'un tel énoncé, cela laisse le champ libre à toutes les interprétations même les plus extrémistes. Et quand on pense que dans son message adressé aux femmes lors du 08 Mars, le président de la République souligne que les acquis doivent se faire dans le « respect de notre référence religieuse », on ne peut que rester circonspect quand à la volonté réelle de nos dirigeants de faire de la femme l'égal de l'homme en droits et en devoirs. Il ne faut pas oublier que notre pays est signataire de la Convention internationale de lutte contre les discriminations des femmes (CEDAW). L'Algérie l'a ratifié en 1996 non sans émettre quelques réserves sur certains articles. Réserves que le président de la République vient de lever en totalité à l'occasion de ce 8 Mars.

Ceci fait de nous un pays tenu dorénavant de respecter sans réserve, dans la forme et le fond, la totalité des articles de cette convention et nous devrions nous en féliciter si cela ne ressemblait pas en fait à un cadeau empoisonné. Car la petite phrase sibylline du président de la République citée plus haut et qui argue que tout ceci doit se faire dans le respect de nos préceptes religieux, nous fait vite douter de la volonté réelle du pouvoir de respecter un texte qu'il a ratifié. Cette convention ne prévoyant pas que ce droit des femmes à ne pas être discriminées, puisse être modulable en fonction des contextes sociaux ou religieux de chaque contrée, notre pays va très vite se retrouver en contradiction avec lui-même. C'est ce qui s'appelle lever des réserves pour mettre un gros verrou. Déchiré entre l'impérieuse et juste nécessité d'émancipation de la femme et le désir de ne pas froisser les courants islamo-conservateurs, le pouvoir s'embourbe dans ses propres contradictions. Et à vouloir contenter tout le monde, il arrive qu'on ne contente personne.

Tout dernièrement, même notre Boudjedra national s'est joint à cette curée en taxant Kamel Daoud d'écrivain qui a « soudain la grosse tête, jusqu'à renier tout ce qui a fait son algérianité et se renier lui-même » (sic). Mots qui ressemblent plus à l'insulte, l'invective ou à une fetwa qu'à une critique des idées ou des écrits de ce dernier. Ayant encore du respect pour M. Boudjedra, je suis affligé qu'il se retrouve par un de ces détours de l'histoire dans la même tranchée que le tristement célèbre sieur Hamadache pour combattre un ennemi commun. Attristé aussi que M. Boudjedra, contre toute attente, oublie que nul n'a le monopole de l'algérianité, du nationalisme ni d'ailleurs le droit d'excommunier qui que ce soit. Mais un proverbe chinois ne dit-il pas que «Ceux qui possèdent les mêmes vertus s'aiment, mais ceux qui exercent le même métier se jalousent» ? C'est vrai aussi que ces derniers temps M. Boudjedra nous a habitué à une certaine inconsistance dans les propos et les convictions. J'en veux comme exemple son dernier revirement qui s'apparente à une abjuration. En effet, après avoir déclaré haut et fort à une chaîne de télévision son athéisme, il revient quelques jours après, la voix chevrotante, pour renier tout cela en déclarant publiquement qu'il avait été piégé !!! Cela se passe évidemment de tout commentaire.

Kamel Daoud est un caricaturiste de la plume, savourons avec lui son succès car c'est le nôtre aussi et cessons de l'affubler de qualificatifs puisés dans le lexique de ceux qui souffrent encore du complexe des anciens colonisés ou colonisateurs. Notre compatriote n'est ni vendu à la France ni manipulé par elle, il ne fait qu'assumer son rôle d'intellectuel libre qui dérange certes, mais en ces temps de désert de la pensée et de bigoterie tous azimuts, on ne peut que s'en féliciter.

 *Professeur de chirurgie pédiatrique