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De crise en crises

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres

Algérie 1954. Une chute au ralenti. Essai de Benjamin Stora. Editions Casbah, Alger 2014, 500 dinars, 105 pages.

Un petit livre concernant un grand évènement ! En une centaine de pages, une sorte de «Que sais-je» (d'ailleurs le format est adapté) qui raconte le début de la fin de la colonisation : l'année 1954.

Une brève chronologie des événements politiques qui ont émaillé l'année, de janvier à décembre ; une année qui avait commencé avec l'attaque massive du Viêtminh, sous les ordres du genéral Giap, contre le camp militaire français de Diên Biên Phu, en Indochine... et la défaite de la France début mai. Juillet, c'est la reconnaissance du principe d'autodétermination en Tunisie... et, en novembre la guerre qui commence de manière tonitruante le 1er novembre.

Tous les obervateurs avertis s'y attendaient, mais il n'y a de pire sourd que celui qui ne veut entendre. Il en était ainsi des hommes politiques français de l'époque, la plupart -de tous les bords politiques- étant pour «la répression sans faiblesse» (Pierre Mendès France). Il en est ainsi, aussi, pour la population européenne installée en Algérie... installée «au centre d'un empire qui va mal». Il est vrai que l'Algérie, «avec ses lieux magnifiques, des montagnes de Kabylie au désert saharien, les personnages hauts en couleurs, des administrateurs coloniaux aux commerçants prospères, semblent à leur place. Mais c'est un leurre».

D'un côté, il y a le mélange d'immaturité et d'inaccompli pour les Européens d'Algérie. De l'autre, il y a la rage et l'espoir pour les colonisés : absence de réformes sans cesse remises, poids de l'inertie, répression aveugle et parfois, sinon souvent, massive... La longue chute, au ralenti, de l'empire colonial avait commencé, mouvement peu perceptible par la classe politique française, hormis dans les petits cercles anarchistes ou trotskistes.

L'auteur raconte la descente à travers la vie quotidienne en Kabylie, à Alger, Sétif, Oran, Constantine (ville qui comprenait la communauté juive la plus importante du pays : environ 30.000 personnes ).. «à la veille de la tourmente»... la vie de 922.000 Européens et de 7.860.000 musulmans... une vie où «un Algérien ne vaut que le neuvième d'un électeur français» (selon Gilbert Meynier), où les villes sont occupées à plus de 60% par les Européens, où les villes se bidonvillisent à une allure folle, tout particulièrement à partir des années 50 où «le plus petit fonctionnaire français se croit supérieur à n'importe quel Arabe» et où «la peur commune de la majorité musulmane» avait forgé une sorte d'unité quasi-ségrégationniste, ignorant la misère de leurs «voisins» arabes.

L'auteur : Benjamin Stora, né le en décembre 1950 à Constantine. C'est l'historien français le plus algérien. Professeur à l'Université Paris XII et inspecteur général de l'Éducation nationale depuis septembre 2013. Ses recherches portent sur l'histoire de l' Algérie, et plus largement sur l'histoire du Maghreb contemporain, ainsi que sur l'empire colonial français et l'immigration en France. Il s'est intéressé, notamment, à Messali Hadj, aux luttes entre indépendantistes algériens et à l'histoire des Juifs d'Algérie. Il assure la présidence du conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration depuis août 2014. Ses liens avec les socialistes ont contribué à la reconnaissance en 2012, par la République française, du massacre du 17 octobre 1961 perpétré par la police française sur des manifestants algériens répondant à l'appel du FLN en plein cœur de Paris. En 2011, le candidat François Hollande avait participé à une commémoration de la répression sur le pont de Clichy en sa présence.[.]

Avis - Pour avoir un autre angle de description et d'analyse.

Citations : «Il serait donc erroné de considérer ceux que l'on appellera plus tard les «pieds-noirs» comme un «peuple» homogène (...). Leur unité est due à une peur commune de la majorité musulmane» (p 76), «L'Algérie est, d'abord, un immense espace rural. Et la terre est la plus longue mémoire de l'histoire algérienne. Dépositaire impassible des habitats détruits, des instruments de travail, du déplacement des populations, elle enferme beaucoup de ses secrets ; elle permet de suivre la respiration des civilisations successives ; elle englobe presque tout...» (p 82).

L'Algérie et la Démocratie. Pouvoir et crise du politique dans l'Algérie contemporaine. Essai de Lahouari Addi (Préface de Djamel Zenati). Editions El Maarifa, Alger 2014, 600 dinars, 177 pages.

L'ouvrage date déjà de plus de vingt années (première publication en 1994, au plus fort de la décennie noire) mais il n'a rien perdu de son actualité. Au-délà des procès intentés aux «janviéristes», aux «putchistes», au-delà de la thèse défendue, celle de l'acceptation d'une «régression féconde», thèse qui avait alors suscité des réactions et des controverses parfois sévères, surtout de la part des républicains démocrates face au «péril vert» devenant publiquement et physiquement plus que violent (sans compter les exemples islamiques à l'étranger), l'auteur aborde de manière rigoureuse la problématique du pouvoir et des pratiques politiques. Il met en exergue l'absence de culture et de valeurs démocratiques avec une «façon d'être», ce «non-écrit» d'importance particulière. Il exhorte à une «dépolitisation», non seulement de la sphère religieuse, mais aussi des autres sphères comme l'armée, l'école, l'histoire, la culture, la sport... seule voie pouvant se dégager des deux autoritarismes, le nationalitaire et le communautaire. Vaste programme... non encore totalement et encore imparfaitement appliqué.

 Car, les pesanteurs du passé sont restées vivaces empêchant toute progression : «De 1962 à nos jours, l'Algérie a mis en place une administration d'Etat et non un Etat politique soutenu par une administration. La police était politique, l'Etat ne l'était pas ; l'armée était politique, ainsi que l'université, l'économie, la religion, tandis que l'Etat ne l'était point»... avec une conception du pouvoir résultant de la force... par celui «qui détient les armes». On aura tout compris... La 2è ( ????) République clamée (avec l'adoption, le 7 février 2016, de nouveaux et nombreux amendements constitutionnels) par certains politiciens (au pouvoir), tout en donnant amplement raison à l'auteur, va-t-elle donner du sens avec le déperissement des représentations symboliques du passé, à la démocratisation réelle du pays. Il faut attendre son prochain ouvrage pour savoir si vraiment la polique s'est «civilisée» !

L'auteur : Né à Oran, licences en sociologie et en économie (Université d'Oran), doctorat d'Etat en 1988 (France), enseignant universitaire à Oran et à Paris, professeur associé à Princeton et à Salt Lake City (USA) et, finalement, à Lyon (professeur à l'IEP), chercheur, auteur de plusieurs ouvrages dont «Etat et Pouvoir. Approche méthodologique et sociologique» en 1990 à l'Opu, et «l'Impasse du populisme» en 1991 à l'Enal.

Avis - On peut penser tout ce que l'on veut de l'auteur, mais il est objectivement un de nos plus grands et plus brillants universitaires et analystes socio-politiques. «Un trésor d'enseignements» selon le préfacier. Mais, à lire avec précaution, tout en conservant vos propres opinions, surtout sur la théorie de la «régression féconde» assez alléchante. C'est si bien dit ! Bien écrit, cela va de soi.

Citations : «Au-delà des apparences, le nationalisme radical du FLN -variante maghrébine du nationalisme arabe- n'a emprunté à la modernité que les formes extérieures, tout en reproduisant les catégories prémodernes du politique de la société traditionnelle» ( p 47), «Le nationalisme radical du monde arabe n'a pas produit de «despotes éclairés», il a produit des dictateurs dont l'autoritarisme n'a été qu'un coup d'épée dans l'eau» (p 49), «Le populisme (produit historique de la société algérienne et non invention des dirigeants) est une idéologie qui flatte et mythifie le peuple, présenté comme un corps soudé et non comme un ensemble d'individus suceptibles d'avoir des intérêts idéologiques et matériels divergents...

 Une telle communauté n'a pas besoin de représentants élus, n'a pas besoin de droit, puisque l'objet du droit est de départager le mien du tien dans une société égoïste ordonnée par la propriété privée» ( p 81), «Née de ce que les espoirs mis dans les indépendances ont été profondément déçus, l'utopie islamiste prolonge l'utopie nationaliste qui ne s'est pas réalisée» (p 118), «Dès lors qu'il y a dans la compétition électorale un parti religieux -ou se présentant comme tel- il n'y a pas de choix libre rationnel de la part de l'électeur pour qui il est inconcevable de voter contre le message divin» (p 124), «La société algérienne sera dans l'incapacité de produire ce projet (moderne, en articulation avec son passé, sa culture et sa religion) tant que l'islam suscitera l'illusion qu'il est possible de reconstruire l'âge d'or de l'islam uniquement en appliquant la chari'a»(p 176),«La violence excite la bête immonde qu'il y a en tout homme, la culture démocratique la domestique» (p 177).

L'Algérie. Sortir de la crise. Essai de Abdellatif Benachenhou. Edité à compte d'auteur ( ???), Alger 2015, 1 100 dinars, 313 pages.

En 2001 et 2003, il avait publié deux ouvrages aux titres évocateurs : «L'Algérie, un pays qui gagne» et «Algérie, la modernisation maîtrisée». Après avoir quitté le fauteuil ministériel et le cercle présidentiel, un peu plus de dix années après, il édite cet ouvrage au titre bien moins optimiste. Déprimant même. Puisqu'il nous parle de la crise dans laquelle le pays se trouve soudainement empêtré.

C'est assez apocalytique comme introdution, d'autant qu'elle est courte et bourrée de données, en rafales de mitraillette : en 2030, c'est-à-dire dans moins de 15 annnées, les jeunes de dix-huit ans (nés en 2013), par exemple, fréquenteront («peut-être», ouf !) «une université de moins bonne qualité ou moins gratuite, se présenteront sur le marché du travail et trouveront difficilement un emploi... sur un marché du travail plus exigeant en économie ouverte». Il y aura 45 millions d'Algériens... peut-être même 50... avec un budget social de la nation qui «explosera pour assurer la protection sociale de tous, «ce qui n'est pas sûr»... En 2022, on n'exportera plus de pértrole. En 2030, on consommera 85% de la production commercialisée de gaz... Bref, la tension sera maximale et «il faudra gérer l'amertume des vieux et la grogne des jeunes, notamment diplômés».

Heureusement, il y a la question qui peut sauver. Que faire ? Bien que les solutions ne paraissent pas faciles à se dessiner en raison du petit nombre des partisans de la réforme.

Si la première partie expose la situation actuelle (Trop de rente, pas assez d'impôts et de cotisations, protection sociale excessive et injuste, couple peu vertueux de l'épargne et de l'investissement, déclin du patrimoine public, précarité de l'emploi et inégalité des revenus, vraie fausse ouverture de l'économie, modernisation sociale inachevée... bref, un statu quo intenable avec sa crise du modèle de croissance, une dérive budgétaire, une fragilité croissante du pouvoir d'achat international et une accumulation patrimoniale et technologique très fragile), la seconde partie s'intéresse aux possibles solutions pour «sortir de la crise» : Réforme des prélèvements obligatoires, sortie progressive des subventions, lutte contre l'inflation, renforcement de la qualité du service public, amliorer la qualité et le ciblage de la protection sociale, consolider et diversifier le marché financier, installer un nouveau régime de croissance, revoir la politique économique extérieure... Réformer comme cela s'est fait et/ou devait se faire en 2000-2005 (avec pour animateur l'auteur, alors ministre des Finances... ayant, entre autres, les idées du Fonds de régulation des recettes et le remboursement par anticipation de la dette extérieure), sinon c'est la marginalisation. Hélas, à partir de 2004, la hausse du prix du pétrole, malheureusement arrivée trop tôt, certaines mesures de réformes ont été «détricotées» et on a vu le retour aux «vieux démons» : moins de réformes, plus de dépenses. La baisse des prix du pétrole en 2014, 2015... et 2016 a totalement changé la donne et il va falloir «imposer des choix autrement plus contraignants».

L'auteur : Professeur agrégé de sciences économiques, diplômé de sciences politiques de Paris, ancien doyen de la faculté des sciences économiques de l'Université d'Alger, secrétaire général de l'Association des économistes du tiers-monde, un certain temps président de la Commission économique du FLN... il fut, par la suite, ministre des Finances et Conseiller économique (années 2000) du président A. Bouteflika. Auteur de près d'une vingtaine d'ouvrages, pour la plupart à contenu économique. Portrait saisissant signé Kadi Ihsane, in El Watan, 9 mai 2005.

Avis - Ouvrage très documenté et instructif. Destiné beaucoup plus aux experts, aux spécialistes, aux entrepreneurs et aux universitaires, ainsi qu'aux étudiants... et aux curieux qui veulent savoir comment on va s'en sortir. Grand public, s'abstenir...

Citations : «Sonatrach est ainsi prise en sandwich entre l'Etat, qui prélève taxes et dividendes, et les ménages qui vivent beaucoup à ses crochets» (p 17), «En Algérie, depuis plusieurs décennies, les prix ont toujours été superbement ignorés ; c'est la volonté politique, et non la rareté des biens ni les conditions de marché, qui a le plus souvent et continue de déterminer les prix. L'exception est devenue la règle» (p 25), «La pauvreté et le dénuement hérités de la colonisation imposaient à tout dirigeant politique de l'Algérie indépendante de mettre en œuvre des programmes de protection sociale. Mais celle-ci, historiquement incontournable, a dérivé vers le populisme» (p 50), «Nationaliste ouvert en matière culturelle, bonapartiste ombrageux en politique, militant du patriotisme économique, il (A. Bouteflika) a eu une position très ambivalente en matière de politique économique» (p 306), «Même en cas de hausse nouvelle des prix des hydrocarbures, le malade sera soulagé mais certainement pas guéri» (p 313) .

PS : Voilà donc une autre bonne nouvelle pour la littérature nationale francophone : Chawki Amari, le talentueux chroniqueur est lauréat du Prix de l'Assocation des écrivains de langue française (Adelf) de l'Afrique méditerranéenne-Maghreb pour l'année 2015 ; un prix remis lors du Salon du livre de Paris. Son ouvrage, édité en 2015 aux Editions Barzakh a pour titre «L'âne mort». On l'avait présenté, à sa sortie, dans cette page.

Le prix a déjà été décerné à Maïssa Bey en 2010 («Puisque mon cœur est mort») et à Akram Belkaïd en 2013 («Retours en Algérie»). Chawki Amarai fait partie, incontestablement, de la jeune (et nouvelle) vague d'écrivains algériens... les 25 -50 ans : de la belle écriture, du style accrocheur et du sens, surtout politique (ce qui est tout à fait normal, ladite génération ayant vécu, parfois dans sa chair, sous la menace terroriste en même temps sous un pouvoir autoritariste) et de la résistance... qualités et caractéristiques que l'on retrouve chez bien des écrivains arabophones. Et qu'ils soient narcissiques, quoi de plus naturel chez les gens talentueux !