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Le deuxième hommage des sapeurs-pompiers à Assia Djebar : ou l'élan insolite du cœur !

par Abdelkader Khelil*

«(...) L'Afrique du Nord, du temps de l'Empire français, comme le reste de l'Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges, a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales et, pour l'Algérie, exclusion de l'enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers».

Et de continuer ! « Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! Une plaie dont certains ont rouvert récemment la mémoire, trop légèrement et par dérisoire calcul électoraliste ». Ainsi s'est exprimée devant un auditoire d'académiciens, de femmes et d'hommes politiques, du gratin des lettres, des arts et de la culture dans un français châtié, Assia Djebar la romancière, en véritable icône de la culture nationale et universelle, lors de son admission à l'Académie française !

DISCOURS DE L'AUTHENTICITÉ ET DE LA DIGNITÉ !

Elle a, ce jour-là, asséné une gifle à la France coloniale, à Jules Ferry et à Victor Hugo, entre autres, qui disait ceci à propos de la colonisation de notre pays: « Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C'est la civilisation qui marche sur la barbarie. C'est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit. Nous sommes les Grecs du monde, c'est à nous d'illuminer le monde ».

Ce poète, célèbre chez nous aussi par sa poésie, « ce Grec du monde » comme il disait, oublie cependant de préciser, que de 1830 à 1871, la France coloniale dite « civilisatrice » se lança dans une politique génocidaire émaillée de crimes contre l'humanité. En 1845, dans le Dahra, devant les difficultés à réprimer l'insurrection, le colonel Pélissier décida d'enfumer les Ouled Riah dans les grottes où ils s'étaient retranchés. Quelques semaines après, le colonel Saint-Arnaud fit procéder à l'emmurement d'autres membres de la tribu des Sbéahs. Dans un rapport au maréchal Bugeaud, il écrivit : « Alors, je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n'est descendu dans les cavernes; personne que moi ne sait qu'il y a là-dessous cinq cents brigands qui n'égorgeront plus les Français ».

Je voudrais, à travers ce passage indiqué par des guillemets, attirer l'attention des lectrices et des lecteurs sur les « hauts faits » d'armes d'officiers « valeureux », qui ont de la sorte gagné leurs galons et leurs médailles militaires ! Et ce n'est pas tout ! Bien d'autres crimes sont signalés par les historiens, que des pages entières ne sauraient suffire à relater et à décrire. Oui ! La colonisation a été une immense plaie et Assia Djebar, cette grande dame, a eu le courage de le dire sans avoir peur de s'attirer les foudres des nostalgiques de « l'Algérie française » et de perdre le titre prestigieux et très convoité par l'aristocratie française, de membre de l'Académie française.

Oui ! Ce n'est pas rien que de s'exprimer ainsi, en ce haut lieu du savoir universel, où se façonnent les idées préconçues et les préjugés, dans la logique du prisme déformant en vérité absolue et consensuellement admise ! Nous avons là un authentique exemple de courage et d'affirmation identitaire ! Mais dites-moi, qui aurait fait mieux ? Quand on sait que juste pour une résidence ou une reconnaissance d'écrivain aux ordres des faiseurs d'opinions des médias de droite, certains transfuges et beaucoup d'anonymes qui se situent sur le même registre se sont mis à détester leurs origines et se sont inscrits dans cette attitude du déni de soi, nous ne pouvons être qu'admiratifs de cette « fahla » de la lignée des braves du Chenoua, cet autre lieu de résistance de cette « Algérie rebelle » et fière de son authenticité, que nous aimons ! Honneur à toi Fatma-Zohra Imalayène, toi la digne héritière de ton aïeul qui fut un des compagnons de notre Grand Émir Abdelkader et qui le suivit dans son exil ! Nous sommes ici dans le «dis-moi d'où tu viens, je te dirai qui tu es» ! Oui ! De toute évidence, tu étais une dame de grande famille et une authentique algérienne, frappée du sceau « d'el assala », et tu as préféré être enterrée à Cherchell ta ville natale et auprès de ton père dans le même cimetière ! Bravo à toi, ma grande !

PARCOURS MILITANT ET ACADEMIQUE D'UNE GRANDE ROMANCIERE !

Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zohra Imalayène, née le 30 juin 1936 à Cherchell, morte le 6 février 2015 à Paris, est une auteure d'expression française comme le fut Kateb Yacine qui a été le premier à considérer en authentique fils de l'Algérie de l'honneur et de la dignité et en esprit éclairé, la langue française comme un butin de guerre.

Assia Djebar a écrit plusieurs romans, nouvelles, poésies, essais, mais aussi pour le théâtre et a réalisé plusieurs films. Elle est, à ce titre, considérée comme une des auteurs les plus célèbres et les plus influents du Maghreb. Elle est élue à l'Académie française en 2005 et devient ainsi la première auteure nord-africaine à y être reçue. Elle est née dans une famille de la petite bourgeoisie traditionnelle algérienne, dont le père originaire de Gouraya était instituteur, et a passé son enfance à Mouzaïaville où elle a étudié à l'école française puis dans une école coranique. À partir de dix ans, elle étudie au collège de Blida et faute de pouvoir y apprendre l'arabe classique, elle débute dans le grec ancien, le latin et l'anglais. Elle obtient son baccalauréat en 1953 et entre en hypokhâgne (première année de classe préparatoire littéraire aux grandes écoles) au lycée Bugeaud d'Alger (actuel lycée Émir Abdelkader).

En 1954, elle rejoint le lycée Fénelon (Paris) et intègre par la suite l'Ecole normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, où elle choisit d'étudier l'histoire. Elle est la première algérienne et musulmane de cette école. A partir de 1956, elle décide de suivre le mot d'ordre de grève de l'UGEMA (Union générale des étudiants musulmans algériens) et ne passe pas ses examens. Elle est alors exclue de l'école de Sèvres pour avoir participé à la grève. C'est à cette occasion qu'elle écrit, en 1957, son premier roman «La soif» en adoptant le nom de plume, Assia Djebar («Assia» pour consolation, et «Djebar» comme intransigeance). Il sera suivi d'un deuxième en 1958, «Les impatients».

Etudes d'histoire (Moyen-Âge arabe et Maghreb du XIXe siècle) sous la direction de Louis Massignon et Jacques Berque. Professeur d'histoire moderne et contemporaine du Maghreb à la faculté des lettres de Rabat, de 1959 à 1962. Au printemps 1962, elle sort à Paris son troisième roman « Les enfants du nouveau monde ». Professeur d'histoire à la faculté d'Alger de 1962 à 1965, de littérature française et de cinéma de 1974 à 1980. En 1974, de retour à Alger, elle enseigne les études francophones. Parallèlement, elle commence la préparation d'un long métrage semi-documentaire, après des séjours dans la tribu maternelle des Berkani dans le Chenoua. Elle y interroge la mémoire des paysannes sur la guerre, y intègre des épisodes dans « La nouba des femmes du mont Chenoua », long-métrage de deux heures, produit en arabe et en français par la télévision algérienne, sur une musique de Bartók Béla (compositeur et pianiste hongrois, 1881-1945).

Ce long-métrage sera présenté à Carthage en 1978, puis à la Biennale de Venise, en 1979 où il obtient le prix de la Critique internationale. Il est actuellement étudié dans la plupart des universités américaines. Elle continuera son travail de cinéma avec un long métrage documentaire « La zerda et les chants de l'oubli » présenté en 1982, par la télévision algérienne et primé au Festival de Berlin comme meilleur film historique en janvier 1983. Ne pouvant travailler à la fois comme romancière francophone dans son pays tout en poursuivant une œuvre de cinéaste dans sa langue maternelle, elle choisit définitivement de retourner vivre à Paris, en 1980.

De 1980 à 2005, sa vie, en banlieue parisienne, puis à Paris, est consacrée presque exclusivement à son travail d'écriture française : romans, essais, théâtre, travail critique. De 1983 à 1989, elle est choisie par Pierre Bérégovoy, ministre des Affaires sociales, comme représentante de l'émigration algérienne pour siéger au Conseil d'administration du Fonds d'action sociale. Elle publie dès lors régulièrement aux éditions Albin Michel, aux éditions Actes Sud. Après la publication de son roman « L'Amour, la fantasia », elle fait régulièrement des tournées de lecture de ses textes en Allemagne, en Italie et des conférences dans les universités anglaises et américaines.

En 1995, elle accepte de partir enseigner en Louisiane, comme professeur titulaire à « Louisiana State University » où elle dirige également un Centre d'études françaises et francophones. En 2001, elle quitte la Louisiane pour être à « New York University » professeur titulaire. En 2002, elle est nommée « Silver Chair Professor ». Auparavant, tout l'été 2000, à Rome, dans une production du Teatro di Roma, elle met en scène un drame musical en cinq actes : « Filles d'Ismaël dans le vent et la tempête » dont elle est l'auteure. Elle écrit « Aïcha et les femmes de Médine », drame musical en trois actes, que lui a commandé un théâtre de Rotterdam. Elle a obtenu plusieurs prix littéraires :

Prix Liberatur de Francfort, 1989.

Prix Maurice Maeterlinck, 1995, Bruxelles.

International Literary Neustadt Prize, 1996 (États-Unis).

Prix Marguerite Yourcenar, 1997 (Boston États-Unis).

Prix international de Palmi (Italie).

Prix de la paix des Éditeurs allemands, 2000 (Francfort).

Prix international Pablo Neruda, 2005 (Italie).

Prix international Grinzane Cavour pour la lecture, 2006 (Turin, Italie).

Elle a aussi été nommée « Docteur honoris causa » des universités de Vienne (Autriche), de Concordia (Montréal), d'Osnabrück (Allemagne). Son œuvre littéraire est traduite en vingt-trois langues. Une vingtaine d'ouvrages traitent de son œuvre : en français, en anglais, en allemand et en italien. Elle fut élue à l'Académie française, le 16 juin 2005, au cinquième fauteuil de M. Georges Vedel.

UN PEUPLE SANS MÉMOIRE N'A PAS D'AVENIR !

Nos jeunes qui vivent dans un contexte particulier, celui d'une époque marquée par une globalisation qui façonne et formate le monde d'aujourd'hui, et plus de demain, ne laissant aucune place aux identités nationales et à l'initiative des peuples en tant qu'acteurs de leur histoire, se doivent d'en être informés, afin qu'ils puissent acquérir des réflexes de vigilance et forger leur libre-arbitre. Si j'ai parlé dans l'article précédent et celui-ci, d'écrivains qui desservent par leurs écrits les intérêts de leur pays et ceux qui, comme Assia Djebar l'ont honoré, c'est que nos jeunes sont les enfants d'un « monde-village » où les distances se raccourcissent, où les savoirs sont de plus en plus accessibles grâce aux connaissances et aux réflexions disponibles en ligne, et en « pâte malléable » pas très au fait de l'histoire de leur pays, sont bombardés par les médias, d'informations et de versions en tous genres, fausses, grossières et manipulatrices (cf. l'article paru dans le Quotidien d'Oran le jeudi 03 mars 2016).

Commémorer cette mémoire, comme ici par un second hommage à une grande écrivaine comme le font les sapeurs-pompiers après celui du 12 février 2015 à l'aéroport international Houari Boumediene, à l'occasion de la sortie d'une promotion d'officiers et d'agents, équivaut à savoir d'où l'on vient pour mieux appréhender ce qui nous relie et nous fédère. Cela devrait être, à chaque fois, une opportunité à un vaste rassemblement autour de ce que nous sommes, de nos valeurs, de ce que nous pouvons aussi penser, non seulement sur notre histoire, en saluant la mémoire de ceux qui ont combattu pour que nous soyons des êtres libres à part entière, mais aussi en nous projetant dans l'avenir.

Ces commémorations sont un rappel nécessaire des épreuves traversées par notre peuple, elles sont les leçons de notre histoire, des appels à l'union, au rassemblement en ces moments difficiles, à la mobilisation face à d'autres enjeux, d'autres menaces, et d'autres défis aussi. En effet, qui peut nous garantir que notre liberté sera pour toujours acquise ? Elle est à s'y méprendre comme cette fleur si fragile qui peut faner à tout instant si elle est mal entretenue ! Elle relève de la responsabilité de chaque génération qui doit la défendre et transmettre à la suivante la conscience de sa fragilité. La mémoire est donc primordiale dans la construction identitaire et culturelle de toute société, car un peuple sans mémoire, autrement dit un peuple amnésique, n'a pas d'avenir. Ce jour-là, c'est quatre mille jeunes pompiers des deux sexes qui défilaient en l'honneur de cette grande dame, d'un même pas cadencé et au son des fanfares d'une clique sachant parfaitement faire résonner le cuivre sans complexe et à la manière des grands, ont alors pris conscience de cet enjeu qu'a su leur transmettre des années durant en homme d'honneur et du devoir, leur chef, le moudjahid Mustapha H'biri. Il a fait de ce corps cette hirondelle qui a pu, bien des fois, faire à elle seule, le printemps que ce soit au Népal, à Médine ou ailleurs, comme en témoigne la reconnaissance internationale chaque fois exprimée par ses pairs ! Alors, bravo à toi aussi l'artiste et à tes protégés, filles et garçons, nullement attendus sur ce chapitre de l'éloge à une grande romancière, chose qui de toute évidence aurait dû être celle de cette université qui a perdu ses réflexes et n'arrête pas de nous décevoir, comme elle est aussi celle de la culture. Au regard de cet acte hautement significatif, Assia Djebar aurait été certainement fière de vous.

Il y a des moments où nous aimerions être comme vous, des gens disponibles au service des autres, qui ont de la générosité à en revendre, et pourtant toujours dans l'astreinte pour prêter leur concours à ceux qui en ont besoin. Alors oui, votre corps est aussi pour nous une fierté en ces temps difficiles, où peu de choses prêtent à satisfaction dans un quotidien fait de marasme, d'inquiétudes et bien souvent de nouvelles alarmistes qui portent atteinte au moral de tout un peuple.

* Professeur