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«Cher Kamel,

par Adam Shatz *

Il y a quelques jours, une amie tunisienne m'a envoyé une lettre qui a paru dans Le Monde, une lettre qui a porté les signatures de plusieurs universitaires que je connais. Des universitaires un peu bien-pensants, c'est vrai, mais, quand même, des gens qui ne sont pas tes adversaires - qui ne devraient pas être tes adversaires. Le ton de la lettre m'a dérangé. Je n'aimais pas le style de dénonciation publique, un style qui me rappelait un peu le style gauche-soviétique-puritain. Et tu dois savoir que, en tant qu'ami, je ne signerais pas de telle lettre contre toi, bien que je ne partage pas du tout les opinions que tu as exprimées dans ton article dans Le Monde - et maintenant, même plus férocement il me semble, dans la chronique des New York Times.

Pour moi, c'est très difficile d'imaginer que tu pourrais vraiment croire à ce que tu y écrivais. Ce n'était pas le Kamel Daoud que je connais et à qui j'ai consacré un long article. Nous avons beaucoup parlé des problèmes de sexe dans le monde arabo-musulman quand j'étais à Oran. Mais en même temps on a parlé des ambiguïtés de la «culture» (mot que je n'aime pas); par exemple, le fait que les femmes voilées sont parfois les plus émancipées sexuellement. Mais dans tes écrits récents c'est comme si tout l'ambiguïté dont on a parlé - et que, plus que personne, tu pourrais analyser dans toute sa nuance ? a disparu. Et dans des publications lues par des lecteurs occidentaux pour qui ce que tu écris n'est que la confirmation de préjugés et d'idées fixes.

Je ne dis pas que tu fais ça exprès, ou même que tu joues le jeu des «impérialistes»; non, je ne t'accuse de rien. Sauf de n'y pas penser - et de tomber dans des pièges étranges et peut-être dangereux. Surtout l'idée d'un rapport entre les évènements directes entre Cologne et l'Islamisme, même l'Islam» singulier.

Je te rappelle qu'on a vu, il y a quelques ans, des évènements similaires - pas de même taille, mais quand même - pendant le Puerto Rican Day parade à New York. Les hommes Puerto Ricans qui molestaient les femmes dans la rue n'étaient pas sous l'influence de l'Islam mais d'alcool... Sans preuve que l'»Islam» agissait sur les esprits de ces hommes à Cologne, il me semble curieux de faire de telles propositions, et de suggérer que cette «maladie» menace l'Europe... Dans son livre classique «Illness and its Metaphors,» Susan Sontag nous a montré que l'idée de «maladie» a une histoire pas très noble, liée souvent au fascisme. Les juifs, comme tu le sais, étaient considérés comme une espèce de maladie; et les anti-Sémites d'Europe, dans le 19ième siècle, à l'époque de l'émancipation, ont parlé beaucoup des coutumes sexuelles des juifs, et de la domination des hommes juifs sur les femmes... Les échos de cette obsession me mettaient mal à l'aise.

Je ne dis pas qu'il ne faut pas parler de la question sexuelle dans le monde arabo-musulman. Bien sûr que non. Il y a beaucoup d'écrivains qui en ont parlé d'une façon révélatrice - Fatima Mernissi, Adonis, même (un peu hystériquement) Boudjedra - et je sais de nos conversations, et de ton roman magistral, que tu es bien placé de t'adresser à ce sujet. Il n'y a pas beaucoup de personnes qui peuvent en parler avec une telle complexité. Mais après avoir réfléchi, et dans une forme qui va au-delà de la provocation - et des clichés.

Après avoir lu ta chronique, j'ai déjeuné avec une écrivaine égyptienne, une amie que tu aimerais bien, et elle me disait que ses jeunes amis au Caire sont tous bisexuelles. C'est quelque chose de discret, bien sûr, mais ils vivent leurs vies; ils trouvent leurs orgasmes, même avant le mariage, ils sont créatifs, ils inventent une nouvelle vie pour eux-mêmes, et, qui sait, pour l'avenir de l'Egypte. Il n'y pas d'espace pour cette réalité dans les articles que tu as publié. Il n'y a que la «misère» - et la menace de ses misérables qui sont actuellement refugiés en Europe. Comme les juifs disent à Passover (et que les Israéliens oublient en Palestine): il faut toujours se souvenir qu'on était une fois étranger dans la terre d'Egypte.

Kamel, tu es tellement brillant, et tu es tendre, aussi. Ca je le sais. C'est à toi, et à toi seul, de décider comment tu veux t'engager dans la politique, mais je veux que tu saches que je m'inquiète pour toi, et j'espère que tu réfléchiras bien à tes positions...et retourner à la mode d'expression qui, à mon avis, est ton genre meilleur: la littérature.

J'espère que tu comprendras que je t'écris avec les sentiments les plus profonds de l'amitié. »

* Journaliste collaborateur au New York Times, Nation, etc.