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La goutte capable de faire déborder le vase européen de la Grande-Bretagne ?

par Harold James *

LONDRES – Est-ce que 1,7 milliard de livres sterling (2,7 milliards de dollars) représentent une grosse dépense pour le gouvernement britannique ? C’est le cas quand il s’agit d’une exigence budgétaire de l’Union européenne qui tombe du ciel. En outre, l’impact de la facture budgétaire inattendue de l’UE n’est pas seulement d’ordre financier, car elle est arrivée à un moment où le parti anti-européen United Kingdom Independence Party (UKIP) a le vent en poupe dans les sondages. L’épisode révèle le caractère arbitraire de l’établissement du budget de l’UE, qui montre l’Union européenne elle-même sous un mauvais jour – et pourrait faire déborder le vase de l’adhésion de la Grande-Bretagne.

La facture provient d’un nouveau calcul statistique par Eurostat, l’office statistique de l’UE, de la performance économique du Royaume-Uni au cours des 20 dernières années. Les coûts à plus long terme, cependant, pourraient être beaucoup plus grands que la somme relativement faible (0,1% du PIB) impliquée. La crise politique – qui est née avec le calcul des surtaxes et des abattements budgétaires nationaux au titre de contribution au budget de l’UE – découle d’un arbitraire institutionnel qui semble injuste et provoque un immense ressentiment. Tout comme les amitiés ou les mariages qui se défont sur des questions apparemment banales mais qui trahissent en fait des problèmes fondamentaux, cette crise budgétaire a mis en évidence une faille sérieuse dans les relations entre le Royaume-Uni et l’UE.

La nouvelle demande financière a surpris le Premier ministre britannique David Cameron, qui l’a qualifiée de «tout à fait inacceptable». Pour de nombreux eurosceptiques, ce fut encore un autre signe d’un complot ourdi par la Commission européenne contre la Grande-Bretagne. Se référant à jeu de société d’assassins et détectives pour enfants, Cameron a déclaré : «Pas besoin de Cluedo pour savoir que quelqu’un a été matraqué avec la tuyauterie de plomb dans la bibliothèque». Une meilleure comparaison aurait pu être avec les cartes « Chance » du Monopoly, le jeu de société de l’ère de la Grande Dépression qui mettait en lumière l’injustice aléatoire du capitalisme.

Le moment de la prise de bec ne pouvait pas être mieux choisi pour les adversaires de l’UE en Grande-Bretagne. UKIP pourrait peut-être détenir la clé de l’équilibre du pouvoir à la suite des élections générales en mai prochain et forcer le gouvernement à tenir sa promesse référendum «in-out» sur l’adhésion à l’UE. Sous la pression électorale, les deux principaux partis de Grande-Bretagne – conservateurs et travaillistes – préconisent déjà des limites à l’immigration qui sont incompatibles avec le droit communautaire et les principes fondamentaux de l’intégration européenne. L’escalade émotionnelle pourrait conduire de nombreuses personnes, des deux côtés de la Manche, à conclure que le Royaume-Uni et l’UE sont chacun mieux sans l’autre.

Les tensions préexistantes ont inévitablement joué un grand rôle dans l’embrasement actuel. Mais la méthode de calcul du budget de l’UE est-elle également fautive ?

Il est rationnel de la contribution d’un pays au budget de l’UE reflète son niveau réel d’activité économique. Dans tous les cas, le budget total de l’UE, à environ 1% de la production de l’UE, est relativement faible et n’a pas changé depuis plus de 30 ans. La nouvelle méthode de calcul tente simplement d’obtenir une image plus précise de l’économie de l’UE, tenant compte de l’activité non officiellement mesurée dans les comptes nationaux, telle que la charité, la drogue et la prostitution.

En outre, la Grande-Bretagne n’a pas été le seul membre de l’UE à être pénalisé par le nouveau calcul. La performance économique de l’Italie a également été réévaluée, impliquant un paiement supplémentaire. Le Premier ministre italien Matteo Renzi a dûment rejoint le chœur de l’indignation, appelant la nouvelle méthode de calcul une «arme fatale».

Bien sûr, il est tout à fait raisonnable pour les gouvernements de surveiller et de taxer une part aussi large que possible de l’activité économique intérieure. Une évaluation externe qui tente de rendre compte de l’ensemble de l’économie – et calcule la contribution budgétaire sur cette base – devrait augmenter le rendement de l’impôt. Une faible capacité d’imposition a, après tout, été un problème endémique dans les pays du sud de l’Europe, y compris en Italie (et particulièrement en Grèce), tandis que la France et l’Allemagne, qui ont tous deux reçu de grandes remises, sont de meilleurs collecteurs d’impôts.

L’Italie, comme la Grèce, a tenté d’élargir sa base d’imposition. Des relevés aériens détectent maintenant les piscines de jardin ; des assesseurs fiscaux enquêtent sur les yachts amarrés dans les ports ; et aucune transaction supérieure à 1000 euros (1268 dollars) ne peut être effectuée en espèces.

Ceci dit, pourquoi donc le calcul du budget européen accorde-t-il une telle importance aux comptes nationaux, qui constituent un ensemble de conventions arbitraires ? Si, par exemple, des salaires étaient payés pour les travaux ménagers, le PIB augmenterait sans nécessiter aucune augmentation de l’activité. Dans un monde rationnel, les contributions au budget de l’UE ne seraient pas fixées arbitrairement, mais seraient déterminées automatiquement, par exemple, comme une proportion fixe des revenus de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Seule une part relativement faible serait nécessaire, ne nécessitant pas de nouveaux calculs périodiques.

La façon actuelle d’évaluer, puis réévaluer, les cotisations des membres est préjudiciable à l’UE. Poussant la logique à l’extrême, les pays membres exigeraient de nouveaux calculs pour tenir compte des différentes façons dont ils mesurent le revenu et de la richesse, opposant ainsi les pays bénéficiaires potentiels et les contributeurs. Un tel système fiscal a déjà menacé de rompre certains Etats membres – regardez l’Écosse ou la Catalogne.

Si l’UE est perçue comme étant essentiellement un coffre-fort qui attribue des ressources financières à ses membres, elle est vouée à l’échec. Alors que les défis géopolitiques s’accumulent et que l’Europe fait face à sa première menace de sécurité systémique depuis la fin de la guerre froide, les enjeux ne pourraient être plus élevés. L’Europe ne peut pas se permettre de se perdre dans ce qui devrait être un processus bureaucratique simple. Au contraire, l’UE doit être en mesure d’expliquer ce qu’elle représente vraiment, et ces idéaux doivent se refléter dans des actions claires, prévisibles et non arbitraires.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

* Il est professeur d’histoire à l’Université de Princeton et senior fellow du Center for International Governance Innovation.