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Vergès et la guerre des Algériens

par Omar Merzoug

La presse française a largement couvert la disparition de Jacques Vergès. Les quotidiens parisiens «Le Figaro», «Le Monde», «Libération» ont abondamment disséqué la carrière de l'avocat, les hebdomadaires suivront et les sites électroniques ne seront pas en reste. L'impression qui s'en dégage est celle de « l'avocat de la terreur », du défenseur des « dictateurs », des «causes perdues» et enfin du «provocateur ».

A quoi est venue s'ajouter, c'est sûrement un effet de son décès, le caractè re mystérieux du personnage : " Sa vie, pleine de mystères, fait de lui un personnage de roman " écrit 'Le Figaro'. Disons-le nettement : la presse française, prévenue contre Vergès depuis son engagement anti-colonialiste, l'est encore davantage depuis qu'il a assuré la défense de Klaus Barbie, de Roger Garaudy et de Carlos. En revanche, les hommages qui viennent d'Algérie, d'Afrique et d'ailleurs semblent faire litière des réserves de la presse et d'une frange de l'opinion publique françaises.

Rendre hommage au grand avocat qu'il fut surtout pendant les années sanglantes de la révolution algérienne lorsqu'il accepta de plaider la cause des militants du FLN, enlevés, séquestrés et torturés par l'armée française, c'est d'abord retracer les moments de cette action, y dénicher les ressorts. " La Guerre d'Algérie a été la grande école de ma vie ", cette guerre qui, précise-t-il, " a été marquée par les pires crimes de guerre : viols systématiques des femmes, incendies des villages, exécutions sommaires, déplacements de populations et tortures ". On ne saurait mieux résumer l'action " civilisatrice " de l'armée française. Précisons que l'ignominie de telles actions ne saurait retomber indistinctement sur l'armée française dans son ensemble. Des soldats, des officier supérieurs se sont démarqués en dénonçant les crimes dont se rendaient coupables les tortionnaires et que couvrait le pouvoir politique des Mollet, Lacoste et Mitterrand.

En mai 1957, le général Paris de Bollardière demande à être relevé de son commandement en signe de protestation contre des actes qui salissent l'armée française. Dans une lettre envoyée à " L'Express ", il met en garde contre " l'effroyable danger qu'il y a à perdre de vue, sous prétexte d'efficacité immédiate, les valeurs morales ". Pourtant les tortionnaires des détachements spécialisés persistent et signent en faisant valoir que la " gégène ", les coups, les pendaisons, la baignoire et la " corvée de bois " font partie de l'arsenal de la répression du terrorisme du FLN. Les crimes du 17 octobre 1961 ne seront que l'acmé de ces pratiques qui déshonorent ceux qui les ont autorisés et couverts, au premier rang desquels il faut citer Maurice Papon. Le trouble jeté en France par ces pratiques, indignes d'une grande nation, a atteint les plus hautes sphères du pouvoir. En avril 1958, Michel Debré, futur premier ministre, déclarait à Jean-Marie Domenach, directeur de la revue " Esprit ", : " Oui, il y a des tortures en Algérie, mais c'est parce que nous n'avons pas d'Etat. Lorsque nous aurons un Etat, vous verrez, les choses changeront ". Elles ne changeront pas. Edmond Michelet, le Garde des Sceaux, déclarait en mars 1959, en parlant de la torture qu'il " s'agit là des séquelles de la vérole, du totalitarisme nazi ". Henri Marrou l'avait déjà écrit dans une tribune publiée par " Le Monde " : " Je ne prononcerai que trois mots, assez chargés de sens : camps de concentration, torture et répression collective " et il ajoutait : " Je ne puis éviter de parler de 'Gestapo' : partout en Algérie ont été installés de véritables laboratoires de torture, avec baignoire électrique et tout ce qu'il faut et ceci est une honte pour le pays de la Révolution française et de l'Affaire Dreyfus ". Il s'est donc trouvé, en France même, des hommes courageux, politiquement engagés et moralement intransigeants qui ont sonné l'alarme et dénoncé les crimes immondes commis au " nom du peuple français ".

Il est certain que Jacques Vergès en fait partie. Encarté au Parti communiste français en 1945, il décide, peu après le début de la guerre d' Algérie, de rompre les liens avec l'organisation communiste, parce qu'il juge les positions du PCF non seulement timorées, mais en décalage avec les réalités nouvelles imposées par l'insurrection de novembre 1954. Prisonnier de sa base ouvrière " raciste, colonialiste et impérialiste " comme le reconnaissait Laurent Casanova, membre du bureau politique, rénovateur éliminé par le très stalinien Maurice Thorez. Un signe qui ne saurait tromper quant au caractère raciste et colonialiste de la 'classe ouvrière', ceux qui votaient autrefois communiste votent aujourd'hui en faveur du Front national.

Quand il entreprend de défendre les militants du FLN, Jacques Vergès et le collectif mettent au point la " défense de rupture " qui s'oppose à la défense prônée par les avocats humanistes en ce qu'elle exclut la connivence. Celle-ci vise à amadouer les juges, à chercher le dialogue avec eux. Au contraire, la défense dite de rupture balaie ces servilités et fait usage de tous les moyens pour faire retentir, hors les prétoires, le bruit de l'injustice faite aux accusés : " Contrairement à nos confrères de la gauche officielle, loin de chercher un impossible dialogue avec les juges, nous les avons traités comme ils le méritaient et de la manière la plus brutale " (J.Vergèsin " Que mes guerres étaient belles ! " éditions du Rocher, Paris, 2007). Le procès Jeanson, plus exactement " le procès Haddad Hamada et autres ", qui s'ouvre le 5 septembre 1960 en est l'illustration. 6 Algériens et 18 Français s'apprêtent à être jugés.

Dès l'ouverture du procès, la défense va ridiculiser les représentants de la justice en faisant lanterner le tribunal. Des questions de langue, et plus exactement de traduction, qui sont d'habitude rapidement expédiées vont se traîner plusieurs jours et donner la preuve de la versatilité du tribunal et de son président qui change plusieurs fois d'avis, rendant ainsi des décisions contradictoires. De la sorte le procès qui devait être bouclé en une semaine languit jusqu'au 1er octobre. Vergès le déclare expressément le 8 septembre 1960: " Au terme de ces trois jours de débat, la preuve est faite que la défense peut, car elle est maîtresse du jeu, ordonner ce procès comme elle l'entendra, le faire durer 6 mois "

Pour bien comprendre la notion de " défense de rupture " adoptée par le Collectif, il faut la situer dans son contexte. Or celui-ci est de part en part politique. " Nous sommes dans des procès politiques, notre défense est politique et nous soulevons des arguments politiques " déclare Vergès dans " Le Salaud lumineux " (Conversations avec Jean-Louis Remilleux, Michel Lafon éditeur, 1990).

 Qu'est-ce qui distingue cette défense de rupture avec une stratégie de défense classique adoptée par les avocats de la gauche française ? La différence gît dans l'attitude de Vergès et du Collectif à l'égard des textes législatifs qui gouvernent le droit français. " Tous les avocats de la gauche invoquent en permanence la constitution française, tandis que nous nous situons le problème sur le plan international " souligne Vergès qui enfonce le clou : " Pour nous, l'Algérie n'est pas la France et les Algériens sont des résistants " en tout semblables aux résistants français pendant l'Occupation. On est en présence d'un véritable différend, c'est-à-dire qu'aucun dialogue n'est possible entre la défense et les juges. Il n'y a pas de commune mesure, un terrain où un compromis peut se déployer.

C'est un dialogue de sourds : tandis que le tribunal persiste à qualifier les militants du FLN de " citoyens français " qui seraient donc justiciables du droit français, le collectif des avocats du FLN s'insurge en disant qu'il s'agit là de " citoyens algériens ". Alors que les magistrats français accusent les résistants algériens d'avoir constitué une " association de malfaiteurs ", Vergès rétorque : " Ce sont des résistants qui ont constitué une association de résistance ". Et lorsque le tribunal impute aux militants de la cause nationale des actes de terrorisme, Vergès réplique : ces militants ont " accompli sous l'ordre de leurs chefs des actions de guerre ".

Telle est la défense de rupture parfaitement résumée au demeurant lors du procès du réseau Jeanson par la déclaration de Haddad Hamada, l'un des cadres du FLN. Après avoir rappelé que le FLN est un " mouvement libérateur " auquel il a " l'honneur d'appartenir ", un mouvement de rassemblement national ouvert à tous les Algériens. " La présence dans ses rangs d'Algériens israélites, sans distinction de race ni de religion ou d'opinions philosophiques en est un témoignage ", il ajoute : " Quant à l'accusation que vous portez contre moi, à savoir atteinte à la sécurité extérieure de l'Etat, en ma qualité d'Algérien, j'ai conscience de n'avoir jamais commis un tel délit pour la simple raison que l'Algérie n'est pas française et qu'elle ne l'a jamais été, n'en déplaise à ceux qui veulent entretenir le mythe d'une Algérie française par des arguments qui sont un défi au bon sens ". Peu après le début de la révolution algérienne, en novembre 1954, Messali Hadj répond dans 'France Observateur' aux allégations de Pierre Mendès France et de François Mitterrand. Si, leur dit-il en substance, l'Algérie est une terre française, pourquoi donc est-elle soumise à un statut particulier ? Pourquoi y a-t-il un double collège, et pourquoi, en un mot, les mêmes dispositions légales ne s'appliquent-elles pas uniment à l'Algérie et à la Métropole ? Peu après, Colette et Francis Jeanson, dans 'L'Algérie hors la loi' (1955), apportent les preuves que l'Algérie n'est pas la France. En novembre 1955, un éditorial publié par 'Les Temps Modernes', la revue de Jean-Paul Sartre, aborde frontalement la question : " Si 'l'Algérie était la France', cent vingt députés musulmans doivent entrer à l'Assemblée Nationale, les régimes des salaires, de la Sécurité Sociale, doivent être unifiés, toute discrimination doit disparaitre. Si l'Algérie n'est pas la France, il supprimer le gouvernement général, négocier avec les nationalistes et reconnaître au peuple algérien le pouvoir de s'administrer lui-même ". Pour en arriver là, il faudra plus de sept ans de guerre et des milliers de morts et de blessés. La responsabilité politique et morale, dans les crimes de guerre commis par l'armée, des Mollet et des Mitterrand, soutenus par les communistes est écrasante alors que le Front républicain avait reçu, aux élections du 2 janvier 1956, le mandat du peuple français d'en finir, selon les termes mêmes de Guy Mollet, avec une " guerre imbécile et sans issue ". Les tomates qui s'abattent sur la figure de Mollet, le 6 février 1956, le conduiront à une reculade honteuse et sans gloire devant les hordeshystériques de la populace de " Petits Blancs ".

Cette stratégie de rupture provoque dans le tribunal une sorte de séisme. Les incidents se multiplient. Les assistants, pour une bonne part des parachutistes et des partisans de l'Algérie française, présents dans la salle, menacent et insultent les avocats. Ce qui leur attirera ce commentaire de Vergès s'adressant au président Roynard : " Sommes-nous ici dans un tribunal ou dans un meeting d'assassinat ? ". Cela vaudra à Jacques Vergès un avertissement du président Roynard. Ces nervis troublaient les débats en lançant à Jacques Vergès l'épithète de " Chinois ", celui en verve de provocation répliquait : " Dois-je rappeler à ces gens que lorsque leurs ancêtres 'bouffaient' des glands dans la forêt, les miens construisaient des palais ? ". La presse française relèvera l'atmosphère de lynchage qui sévissait alors au tribunal d'Alger : " C'est sous les huées d'une centaine de personnes (des nervis et des parachutistes mêlés) que les avocats parisiens quittèrent la salle et, en proie aux cris hostiles du public " massé aux abords du tribunal " ils durent être protégés par la police pour regagner leur hôtel ".

Alors que la défense de connivence implique un accord sur les principes entre le tribunal, l'avocat et l'accusé, la stratégie de rupture se fonde sur l'absence de tout accord sur les principes et cette différence est fondamentale. Si risquée qu'elle soit, la stratégie de rupture a porté ses fruits en ce qu'elle a attiré l'attention des médias, et donc du monde, sur la lutte de libération nationale et sur les violations du droit que l'occupation française de l'Algérie impliquait. Elle fut fructueuse en ce qu'elle a entraîné un soutien et une solidarité internationale en mettant au jour les procédés infects utilisés par l'armée française pour soi-disant garder l'Algérie à la France. Elle a du même coup donné un " coup de fouet " à l'idée d'indépendance qui a fini par s'imposer en dépit de tout.