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Harbi, Fanon et les intellectuels

par Si Mohamed Baghdadi

Jeudi 16 avril. Il était impossible d'entrer au parking de Riadh El Feth pour accéder à la salle Ibn Zeydoun. Elle était archi comble. El Watan devrait organiser sa prochaine rencontre à la Coupole pour que le maximum de citoyens puisse en profiter. Toute l'intelligentsia algéroise se pressait à Ibn Zeydoun. Il fut difficile de trouver place sur les marches des travées centrales pour entendre Mohamed Harbi traiter d'un thème sans fin : « Les intellectuels et le pouvoir en Algérie ».

Au cours du débat, il y eut matière à gloser, comme d'habitude, sur le sens et le contenu du thème. Sur les définitions et le non-académisme voulu par le conférencier.

 Mais là n'était point l'essentiel. L'essentiel était dans le fait que des intellectuels et des militants aient trouvé un espace pour se retrouver, et simplement se tendre la main, échanger et exhumer les souvenirs qui font toute une vie. La foule qui se précipite à tous les « moments » organisés par El Watan exprime, par-dessus de toute autre chose, l'impérieux besoin d'espaces de libre expression, dans un pays où la parole est muselée et la pensée contraire stigmatisée et étouffée.

Ces « moments » sont la preuve vivante que le rassemblement des forces démocratiques est possible par delà tous les clivages idéologiques et politiques, qui ne sont, comme l'a si bien dit Sartre, des élections, que « des pièges à cons ». Car les camisoles de force, imposées par les « zouâma », à quelque bord qu'ils appartiennent, ne mènent qu'aux suicides, au propre comme au figuré. La dramatique histoire de nos enfants, adeptes de la harga, est là pour le prouver à tous les autistes acharnés du pouvoir.

Ceci étant dit, qu'avons retenu les uns et les autres de la conférence et du débat ? En quoi cela va-t-il nourrir nos réflexions et nos pratiques ? ou modifier nos vies et celles de nos proches ?

Pour ma part, je me suis fait une raison. Je ne pourrais diffuser la pensée de Harbi ; elle se suffit à elle-même, bien que bon nombre de jeunes auditeurs ne semblaient pas y avoir trouvé leur compte et c'est leur droit. Ils l'ont d'ailleurs dit clairement au cours du débat. Il est évident que l'histoire n'a pas les mêmes résonances pour toutes les générations. L'école et l'université ont quelque chose à voir avec ces différences de vécu, de sensibilités et de représentations, lorsque tout est perçu sous les perspectives du système, de la parole et de la pensée uniques.

Espérons que le siècle qui s'ouvre et ses vertigineuses mutations, montreront aux gouvernants de notre pays, l'inanité et l'absurdité des limites de toutes les politiques d'enfermement et de redressement, de répression et de manipulation, face à un monde qui bouge et change à la vitesse que nous lui connaissons. Alors que dans un absurde entêtement l'on n'en finit pas de prôner la continuité castratrice.

En écoutant le conférencier puis les intervenants lors du débat, je me suis construit, après coup, un dictionnaire pour lire ce qui m'a semblé essentiel dans cette rencontre. C'est dire toute la singularité de cette perspective et sa fragilité.



Autisme



Marque déposée du pouvoir en place. Cela marche avec la continuité et l'obsolescence. Personne ne parle à la personne qui n'appartient pas à son clan, donc personne ne comprend personne. Impasse et cul de sac pour toute tentative de dialogue. La gouvernance démocratique ne se décrète pas. C'est le labeur de tous les jours citoyens et des gouvernants qui apprennent à écouter les autres parler. La gouvernance démocratique est une invention d'hommes persévérants, à la parole plurielle.



Avenir



Les jeunes d'aujourd'hui ont posé au conférencier une juste question: en quoi ce que vous dites nous intéresse-t-il ? Ils donneront eux-mêmes la réponse : chaque génération invente son avenir. Et chaque invention comporte ses risques. Risques suprêmes de perdre sa liberté, comme le journaliste Benchicou, ou sa vie, comme le jeune harrag de mon quartier à Annaba?



La mort tu sais

ce sont les souvenirs en grappes

accrochées aux treilles de la vie

une à une cueillies

au seuil de la maison des pères?

la mort tu sais

c'est le souvenir d'une vie à l'envers

des grappes déshabillées

grain après grain

pour parler

la voile déployée

du départ de ma mère que je ne reverrais plus?

A qui la faute si je ne sais plus déterrer l'avenir

pour inventer l'aurore?



Bombes



Harbi a découvert trois bombes à retardement : le berbérisme qui n'en finit pas de s'inventer des schismes séparatistes, les dérives islamistes du système éducatif toujours à la recherche de la pierre philosophale et enfin l'unanimisme des visions nationalitaires. Il faudrait en ajouter deux : la misère galopante qui va s'aggraver avec la crise majeure que la planète se coltine, et la jeunesse qui ne cesse de rêver d'ailleurs. C'est cela le cercle vicieux de la continuité. Persévérer dans l'erreur tout en se persuadant que l'on est dans le vrai. Le pire des aveuglements.



Boumediène



Harbi lui a reconnu une vertu. Celle d'avoir réussi à faire de l'Armée de Libération Nationale (ALN), le lieu de rencontre de la paysannerie plébéienne et de l 'intelligentsia algérienne. N'avait-il que cette vertu ?



Changement



Ennemi juré des hommes politiques frappés d'obsolescence. Le changement est la voie royale de la vie créative et productive. De l'élan démocratique. Il est rupture avec la rigidité des institutions et les stériles enfermements de la continuité.



Continuité



Choisir la continuité c'est regarder le train des autres passer, sans même vous saluer. Des fois, en passant, ils vous marchent sur les pieds, sans le faire exprès, ni vous demander pardon. C'est ligoter et étouffer les surprises et étonnements qui font, et sont, le sel de la vie. C'est s'installer dans la mort des jours qui se ressemblent, des mots qui tournent en rond et des idées qui finissent en copeaux ; sciure d'une langue incapable de s'inventer des chemins de traverse pour fleurir sur les lèvres du peuple citoyen, du peuple souverain.



Discours



Œuvre de porte plumes issus de l'intelligentsia et preuve du fossé entre gouvernants et gouvernés. Le discours consacre la « négritude » des intellectuels et l'envers du décor, entre le dire et le faire, entre le proclamé et le réalisé, entre la promesse et la désillusion. Et, plus simplement, entre le mensonge et la vérité.



Générations



A chaque génération ses valeurs et ses vérités. Hier on disait « khouya », aujourd'hui nos enfants disent « chriki ». Glissement sémantique, certes, mais non moins glissement de valeurs. Les valeurs sont produites par les hommes et l'histoire de leurs luttes réelles. Aujourd'hui, à Genève, on parle de valeurs universelles, lorsque les enfants de la Shoah pilonnent les enfants de l'intifada. Que faut-il en penser ? Ma réponse, comme celle des Antillais face au « prosaïque », est poétique, lorsque Tsahal a bombardé Beit Hanoun :



Pour Marwan?
De Beit Hanoun
1
Un matin d'étoiles bues
Et de rêves sonores
Sur Beit Hanoun
Lentement s'est levé?
Beit Hanoun au souffle retenu
Attendant le désastre
2
Marwan a rangé ses cahiers
Ses crayons de couleur
Et dans sa poche glissé
Un bâton de craie blanche
Pour dessiner la colombe perchée
Sur le vieil olivier
Qui prés de la maison
Sommeille
Depuis la nuit des temps
3
L'aurore ouvrait ses ailes lumineuses
Quand le char a pointé
Sa gueule malfaisante
Sur les toits assoupis
La terre s'est entrouverte
En un cri démentiel
Sur la maison offerte
Aux obus sans partage
4
Marwan s'est envolé?
De sa poche est tombé
Un morceau de craie claire par l'obus dispersée?
5
Une colombe blanche
Par sa main dessinée
Est venue se poser
Sur le vieil olivier
Qui devant la maison
Sommeille en silence
Depuis la nuit des temps.
6
Je suis si loin
Et si proche pourtant
Que le cœur m'en éclate
De ne pouvoir brandir
Ma colère à la face des cieux
À la face de Dieu
L'enfant de la Shoah
Est devenu bourreau
Au glaive sans pitié
Comme hier sans raison
Un Adolf brûlait
Tous les juifs par millions
Dans ses fours injustes crématoires
7
Je suis si loin
Et si proche pourtant
Que le cœur m'en éclate
De voir Marwan voler
Sa colombe à la main
Prés du vieil olivier
Qui le pleure en silence
Depuis
La nuit des temps.



Liquidations



Manière forte de faire passer de vie à trépas, en un mot, de supprimer ceux qui vous dérangent et ne partagent pas vos pensées et points de vue. Tragiques et sublimes destinées de Abane Ramdane et de Tayeb El Watani. Inacceptables dérapages qui ont privé l'Algérie des meilleurs de ses fils. Comme les enfants de la wilaya 3 fauchés, en plein vol, en plein rêve, à la fleur de l'âge.



Obsolescence



Depuis que le regretté El Hachemi Chérif a donné vie à ce concept de la vulgate MDS, il semblerait qu'il s'agisse là d'un poncif incontournable de la pensée politique de notre pays. A mon sens, et tout prosaïquement, l'obsolescence est à la fois, un processus et un état. Le processus de ce qui est en train de vieillir, et l'état, de ce qui a déjà vieilli. Relation dialectique bien connue. L'obsolescence de la société politique est une donnée du système, sa marque de fabrique, dont la caractéristique essentielle est la médiocrité, la courtisanerie ou la servitude consciemment assumée1. Si non, le système ne serait pas ce qu'il est : incapable de changer, de créer du neuf, de secréter et de réaliser les réformes dont le pays a besoin. La médiocrité élargie est la condition de la reproduction ininterrompue du système. La médiocrité ne se réfère pas uniquement à la compétence, mais à la capacité de servir le système et de s'y soumettre. Une sorte de gage que le système tire sur l'avenir, même si, de temps à autre, soubresauts, révoltes ou insurrections venaient à déranger le bel ordonnancement des servitudes institutionnelles et courtisanes ; et à introduire, comme en octobre 88, ou en avril 2001, des changements jusque, et y compris dans la Constitution, pour atténuer le choc et ses ébranlements, le phagocyter et se l'approprier.



Panne



Tout le monde est en panne en notre pays qui a accompli l'une des révolutions les plus remarquables du XX siècle : la société politique, la société civile et les hommes « fabricateurs » du système qui nous gouverne et nous assujettit. Le plus grave est que les intellectuels le soient aussi. Eux qui auraient dû être, selon ce que nous en disent sociologues et politologues, la force motrice d'une société, lorsqu'elle se trouve en rade.

Or la société réelle est loin d'être en panne, puisqu'elle réagit, chaque fois que les atteintes aux droits des personnes deviennent insupportables. Dans tous les coins du pays, des émeutes éclatent, des pneus brûlent et des routes sont barrées, pour dire ça suffit, plus rien ne pourra passer si des solutions justes ne nous sont apportées. Le « système » en panne provoque, sans s'en rendre compte, la panne de toute la société ; et son acharnement à se croire omniscient et omnipotent provoquera immanquablement sa perte. C'est ce vers quoi il s'achemine irrésistiblement.

Une idée en l'air : c'est la panne, stade suprême de l'obsolescence qui déclenche toutes les formes de violence. Mais qui se demande pourquoi sommes-nous en panne ? Qui se demande en quoi suis-je responsable de la panne ? Nous nous contentons généralement d'accuser les autres pour nous dédouaner de toutes nos pannes, avec la facilité d'esquive des pleutres.

 

Production



Pour Mohamed Harbi les intellectuels algériens sont plus des diffuseurs que des producteurs d'idées. Seraient-ils à court d'idées qu'il faille leur en souffler pour transformer leur monde ? Quelles responsabilités au niveau du système éducatif dont l'archaïsme pédagogique perdure ? Quelles différences entre l'enseignement scolastique dispensé par les zaouïas et les écoles de la « république » ? De manière générale, c'est le système tout entier qui est producteur ou stérilisateur d'idées. Alors qu'à l'indépendance nous avions toutes les chances du monde pour décoller et participer à la production des connaissances et du savoir, aujourd'hui, la régression est telle que nous assumons difficilement leur reproduction ou leur diffusion.



Soumission



Etat de l'intellectuel au service du système, qui va du porte-plume enchanté à la prise de note servile, au premier rang de tous les apparatchiks et courtisans du Palais endormi, alors que vous venez d'écrire la palabre que le Prince, lira avec superbe. Harbi considère que la soumission est l'un des critères majeurs, définissant l'intellectuel apparatchik qui, tout en s'autocensurant, pratique une irrémédiable castration volontaire.



Violence



La violence traverse l'histoire entière de notre pays. Elle est présente à toutes les dates décisives de notre destin collectif. Pour en rester aux contours de la conférence, faut-il évoquer les assassinats politiques au cours de la Révolution et après l'indépendance. Qui parlera des assassins de Abane Ramdane et de ceux de Mohamed Boudiaf ? Qui lèvera le voile sur la liquidation de centaines d'étudiants en wilaya 3 ? Qu'en dit et qu'en dira l'histoire ? Qui a commandité l'assassinat de Boudiaf. Et lorsque le commanditaire de celui de Benhamouda, le juste, proclame haut et fort l'avoir fait, les gens du pouvoir réagissent avec une invraisemblable mollesse. Aux historiens de demain de diffuser ce qu'ils trouveront et aux hommes d'aujourd'hui de dire ce qu'ils en pensent. Il est des violences injustes comme celles que je viens d'évoquer qui ne demandent rien moins qu'une juste réparation.

La vraie réconciliation, c'est « Justice et vérité » en Afrique du sud, et les tribunaux populaires, « gacaca »-, du Rwanda. Comme il est des violences justes et, à ce titre, il faut convenir avec Frantz Fanon que c'est la violence qui vous fait sortir des ornières de la stagnation. Octobre 88 et avril 2001 en sont les sanglants témoignages.

La semaine prochaine nous parlerons de Frantz Fanon qui a si peu été évoqué et qui, dans les Damnés de la terre, a consacré aux intellectuels, à la bourgeoisie nationale et au leader, des pages que nous devrions lire et relire. Elles nous renseigneraient sur les « mésaventures de la conscience nationale ».

Dans la préface qu'il lui a consacré, après celle retentissante de Jean Paul Sartre à la sortie du livre, Abdelaziz Bouteflika écrit, dans la nouvelle édition de l'Anep :

« Je conseille au lecteur de procéder à une seconde lecture qui prenne quasiment le texte à rebours et l'éclaire à partir des quelques pages de la « conclusion », magnifique de sobriété inventive, futuriste, généreuse, poème palpitant et rigoureux, fondateur d'un nouvel humanisme : « Non, nous ne voulons rattraper personne. Mais nous voulons marcher tout le temps, la nuit et le jour, en compagnie de l'homme, de tous les hommes. Il s'agit de ne pas étirer la caravane, car alors chaque rang perçoit à peine celui qui le précède et les hommes qui ne se reconnaissent plus se rencontrent de moins en moins, se parlent de moins en moins. »

Comme les voies (voix) de Dieu, celles de la mémoire et de l'oubli sont impénétrables.