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Le ministre de l'intérieur, le ministère public et la police judiciaire

par Zerrouk Ahmed*

Le président de la République a adressé le 25 août de l'année en cours une instruction au ministre de la justice, au ministre de l'intérieur, au commandant de la gendarmerie nationale, au directeur général de la sécurité intérieure et au directeur général de la sûreté nationale, par laquelle il leur est demandé de ne faire procéder à aucune enquête ou poursuites judiciaires contre les responsables locaux sans obtenir préalablement l'aval du ministre de l'intérieur, et ce en attendant l'adaptation du dispositif législatif y afférent, notamment la dépénalisation de l'acte de gestion.

Cette instruction présidentielle entre dans le cadre de la relance de l'économie et de l'investissement. Il est utile de relever que le Président de la République s'est déjà engagé pour la dépénalisation de l'acte de gestion, lors de la conférence nationale sur le plan de relance pour une nouvelle économie qui s'est tenue les 18 et 19 aout 2020, en estimant que les gestionnaires ne pouvaient vivre avec la peur au ventre pour avoir pris une décision qui s'est avérée par la suite inappropriée sans que des faits de malversation en soient établis.

Par ailleurs, le président du CNESE, intervenant le 30 aout 2020 sur les ondes de la chaine III, à l'émission « l'invité de la rédaction », a constaté que les chefs d'entreprises, confrontés à une situation critique, ne peuvent pas, par crainte, prendre de décisions de passer des contrats d'investir ou de recruter. Il a plaidé pour cerner les conditions de mise en œuvre d'une économie basée sur la concurrence et la liberté de mouvement des chefs d'entreprises, qui est actuellement entravée par la pénalisation de l'acte de gestion.

A titre de rappel, en juin 2008 et dans le cadre de la réforme financière, une réflexion a été entamée sur la dépénalisation de l'acte de gestion. La pénalisation a été considérée comme étant la source de l'immobilisme.

En 2011, le Président de la République déchu a pris la décision de dépénaliser l'acte de gestion. Il a été considéré que le gestionnaire est terrorisé et ne veut prendre aucune initiative, et tout cela aux dépens de l'économie nationale et de la création de la richesse. L'acte de gestion étant pénalisé en Algérie, le chef d'une entreprise publique quant une erreur est commise, peut être soumis à une sentence pénale, ce qui peut créer des blocages préjudiciables au bon fonctionnement de certaines entreprises.

Cette décision n'a pas été appliquée par la commission ad-hoc créée à cet effet.

Cette question a été posée, une nouvelle fois, lors de la réunion tripartite tenue en 2014 entre le gouvernement, le patronat et le syndicat. Un comité a été crée pour étudier cette difficulté, notamment sur les moyens de distinguer entre l'erreur de gestion de la fraude.

Il a fallu attendre la réunion du conseil des ministres tenue le 22 juillet 2015, pour que le projet de loi modifiant et complétant le code pénal, en matière de dépénalisation de l'acte de gestion soit adopté.

Ce projet de loi prévoyait que pour les entreprises dont l'Etat détient la totalité des capitaux ou les entreprises à capitaux mixtes, l'action publique n'est engagée que sur plainte des organes sociaux concernés (conseil d'administration, assemblée générale).

C'est ainsi que l'ordonnance 15-02 du 23 juillet 2015, modifiant et complétant l'ordonnance 66-155 du 8 juin 1966 portant code de procédure pénale, a prévu un article 6 bis rédigé ainsi qu'il suit :

« L'action publique ne peut être mise en mouvement à l'encontre des gestionnaires des entreprises publiques économiques dont l'Etat détient la totalité des capitaux ou à capitaux mixtes, pour des actes de gestion ayant entrainé le vol, le détournement, la détérioration ou la perte de deniers publics ou privés, que sur plainte préalable des organes sociaux de l'entreprise prévus par le code de commerce et la législation en vigueur.

La non dénonciation de faits à caractère délictueux expose les membres des organes sociaux de l'entreprise aux peines édictées par le législation en vigueur ».

Le 2 aout 2015, le ministre en charge de la justice déclarait au journal de 20h de l'ENTV que : « la dépénalisation de l'acte de gestion vise à encourager l'initiative auprès des gestionnaires économiques publics....les entreprises publiques sont des entreprises économiques qui doivent obéir aux règles de l'économie, ce qui leur permettra de mener la bataille de la concurrence et de la compétitivité ».

En 2019, après la chute du régime du Président de la République déchu, le ministre de la justice a présenté un projet de loi modifiant le code de procédure pénale qui vise « la préservation des deniers de l'Etat à travers la facilitation de la mise en mouvement de l'action publique et l'annulation des contraintes qui faisaient obstacle à la police judicaire lors de l'accomplissement de ses missions ».

Selon le ministre de la justice, les mesures prises par l'ordonnance 15-02 du 23 juillet 2015, notamment les dispositions de son article 6 bis, ont introduit la condition de la plainte préalable des organes sociaux de l'entreprise économique publique pour la mise en mouvement de l'action publique à l'encontre des dirigeants des entreprises économiques pour des faits de gestion entrainant le vol, le détournement, la détérioration ou la perte de deniers publics ou privés.

Il a estimé que ces dispositions constituaient un obstacle qui entrave l'activité des juridictions, en général et du ministère public, en particulier, en raison de la position et des agissements des représentants des organes sociaux des entreprises, lesquels s'abstiennent de porter plainte contre les auteurs d'actes criminels, arguant de l'absence de la qualification pénale des actes objets d'enquête, qu'ils estiment de bonne foi ou sciemment, être de simples erreurs de gestion qui ne s'apparentent pas à des crimes, alors que cela relève des prérogatives exclusives du juge.

Il est à relever que cette grave affirmation n'a aucunement été étayée par des statistiques ou autres faits probants. C'est une affirmation péremptoire, sans aucun fondement.

C'est ainsi que la loi 19-10 du 11 décembre 2019, modifiant et complétant l'ordonnance 66-155 du 8 juin 1966 portant code de procédure pénale a abrogé, dans son article 3, l'article 6 bis, relatif à la dépénalisation de l'acte de gestion.

De ce qui précède, les observations suivantes s'imposent :

a-le code pénal ne définit pas l'acte de gestion. Dans l'acte de gérer, il existe toujours une prise de risque. Le concept de l'acte de gestion est entouré de flou juridique, et les fautes de gestion ne sont évoquées que par les dispositions de l'article 715/tiret 23 du code de commerce qui n'engagent que la seule responsabilité civile des dirigeants de l'entreprise concernée.

b-il faut différencier entre la simple erreur de gestion et l'acte anormal de gestion qui recèle une intention consciente de nuire à l'entreprise, en d'autres termes, l'acte n'a pas été accompli dans l'intérêt de l'entreprise.

c-la dépénalisation de l'acte de gestion concerne uniquement les gestionnaires des entreprises publiques ou à capitaux mixtes.

d-dans la rédaction des futures dispositions légales relatives à la dépénalisation de l'acte de gestion, il serait judicieux d'associer des magistrats, des juristes et des gestionnaires.

e-l'instruction présidentielle vise uniquement les responsables locaux. Or, ces responsables et plus particulièrement les walis ne sont nullement concernés par des actes de gestion d'entreprises économiques. Ce sont des autorités administratives qui, dans le domaine des compétences et autres attributions qui leur sont dévolues, prennent des décisions administratives pour le développement socio-économique de la wilaya.

Au cas où ces décisions administratives sont monnayées ou soumises à des conditions non écrites de participation de ladite autorité, d'un parent, d'un ami ou de toute autre personne au capital et à la charge de l'investisseur ou de bénéfice d'un bien matériel (véhicule, villa, appartement ...etc), de telles pratiques tombent sous le coup de la loi, notamment de la loi 06-01 du 20 février 2006, modifiée et complétée, relative à la prévention et à la lutte contre la corruption et des dispositions y afférentes du code pénal.

f- l'instruction présidentielle est en contradiction avec les dispositions du code de procédure pénale, notamment les attributions dévolues aux représentants du ministère public par les dispositions de l'article 36/5ème alinéa qui énonce ce qui suit : « Le procureur de la République :

-reçoit les procès-verbaux, les plaintes et les dénonciations, décide dans les meilleurs délais de la suite à leur donner ... ».

C'est la règle de l'opportunité des poursuites. En effet, dans chaque affaire, le procureur de la République a le devoir de s'assurer qu'il est compétent et que le fait est susceptible de poursuites, c'est-à-dire qualifiable (fait prévu par un texte), et punissable (fait non prescrit et commis par une personne responsable). Et, dans ce cas, il appartient au seul procureur de la République de décider.

Mais que vient faire ici le ministre de l'intérieur. Il n'a aucune compétence légale pour imposer au procureur de la République ou à la police judicaire d'exercer leurs attributions légales en matière de la recherche et de la constatation des infractions et de mise en mouvement de l'action publique.

Cette attribution donnée par une instruction est une immixtion caractérisée du pouvoir exécutif dans les attributions légales dévolues à l'autorité judicaire, et porte atteinte, également, à la Constitution, notamment ses articles 163 « La justice est un pouvoir indépendant. Le juge est indépendant et n'obéit qu'à la loi » et 178/2ème alinéa : « La loi punit toute atteinte à l'indépendance du juge ou entrave au bon fonctionnement de la justice ainsi qu'à l'exécution de ses décisions ».

Cette instruction devrait être rapportée afin de laisser la police judiciaire et le ministère public exercer pleinement et sereinement leurs attributions légales, sans aucune immixtion administrative, en attendant l'adoption d'un texte législatif sur l'acte de gestion qui serait mûrement réfléchi et analysé , pour éviter le jeu du yoyo, on pénalise, on dépénalise, on pénalise, comme c'est le cas aujourd'hui.

De plus, comment le gouvernement n'a pas pris en charge cette question de dépénalisation de l'acte de gestion, alors que le Président de la République avait appelé en aout 2020 à la dépénalisation de l'acte de gestion.

Enfin, l'Algérie nouvelle, la République nouvelle se doit de se démarquer complètement du régime déchu prédateur et corrompu, pour instaurer effectivement l'Etat de droit, la primauté de la loi et l'indépendance de la justice.

*ex-magistrat militaire