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Quelques réflexions sur la norme et ses avatars

par Nadir Marouf*

La situation de confinement à laquelle l'Humanité entière semble soumise change drastiquement nos logiciels existentiels. L'intelligentsia profite de ces vraies «vacances» pour s'adonner à des réflexions sur les choses fondamentales, pas forcément liées aux enjeux de la pandémie qui nous menace, mais, en ce qui concerne certains d'entre nous du moins, å des problématiques quelquefois délaissées au profit de ce qu'il est convenu d'appeler « la dictature de l'urgence ».

Je constate par ailleurs que quelques articles récents publiés dans ce Quotidien nous invitent au débat d'idées sur la marche du monde. Je pense entre autres aux articles d'Arezki Derguini sur l'hypothèse de notre bonification face à notre devenir primordial ici et maintenant, comme au papier de Mohammed Abbou ( est-ce le grand juriste tunisien ?) sur les aspects doctrinaux de la constitutionnalité . J'achoppe à ce dernier texte pour reprendre une vieille réflexion sur la question de la NORME, que j'avais soumise, aux termes de ma retraite et rentré au pays en 2011, à la communauté des enseignants-chercheurs de l'université de Tlemcen. Cette réflexion constitue l'un des six axes constitutifs d'un avant-projet de Maison des Sciences de l'Homme que le ministère de l'enseignement supérieur d'alors m'avait confié. Lors des différentes réunions menées avec les laboratoires concernés, j'ai du déchanter sur l'appétence å la culture pluridisciplinaire de nos collègues locaux, étant entendu que si cette culture est entendue depuis un siècle au moins par les tenants des sciences exactes, elle demeure sans objet pour ceux qui entendent se limiter å leur pré carré.

Aussi, le temps du confinement me donne-t-il le loisir de spéculer sur les choses de la norme, en espérant des jours meilleurs pour mon pays. Mon propos se scinde en deux parties, l'une s'attachant aux considérations anthropologiques de la norme, l'autre à sa dimension écologique.

I - GENESE DE LA NORME ET INTER-NORMATIVITÉ

La révolution néolithique a donné lieu à deux grandes inventions de l'homme, en dehors de celles connues au plan paléo-technique : la frontière donc la territorialité, et l'investissement agricole donc l'idée de planification.

Par la première, il a construit un espace délimitant le « patrimoine ». Ce terme englobe la valeur d'usage (éventuellement marchande) du produit nourricier, ainsi que le produit symbolique qui émerge de la relation entre l'homme et le substrat territorial : toponymie, sépulture, tenure, usages codifiant les pratiques agraires, et les conditions de reproduction sociale.

Par la seconde il a construit la temporalité, scandée par le cycle de production, auquel il apprend à se soumettre, et à travers elle, à discipliner son impatience et médiatiser ses besoins. De même, l'attente de la récolte est l'occasion de méditer sur le sort qui lui sera réservé par la nature, et, quand il ne comprend pas toujours les caprices de cette dernière, aux esprits qui habitent les lieux. Dans cette quête de nourriture, la temporalité culturale se mue en temporalité mythique.

La production de l'espace-temps est donc consubstantielle à la norme.

Durkheim nous a montré comment la norme est d'abord représentation et socialisation. La formalisation juridico-politique n'en constitue qu'une séquence, laquelle, quand elle réfracte le champ des représentations, celui de la conscience collective, est appelée à se modifier ou à disparaitre.

Freud, quant à lui, voit dans la norme non seulement l'objet même du refoulement et de l'inhibition, mais paradoxalement le lieu paradigmatique par lequel ce refoulement s'exprime. D'ailleurs, il se laisse lire ou analyser en termes normatifs : interdit, loi, sanction, déviance, auto-censure, dette morale, etc. balisent la nosographie psychanalytique.

Cependant, pour fécond que constitue l'apport des ancêtres-fondateurs, nous laisserons de côté les aspects académiques du rapport norme juridique / norme sociale, c'est-à-dire, d'une part, tout ce qui peut conduire à un discours diachronique du sujet et, d'autre part, tout ce qui fait place à la controverse wébérienne sur « l'Etat de droit ». Nous essaierons d'examiner quelques facettes de ce rapport, en nous interrogeant sur les « fondements anthropologiques de la norme ». Cette approche, synchronique et inductive, ménage les aspects génériques de la question qu'elle aborde autrement que sous la perspective citée plus haut, et permet de travailler des thèmes récurrents et transversaux au regard des disciplines constituées. La mise en forme de ces « récurrences » permettra de les traduire en paradigmes théoriques. De même, et en dernière instance, le statut épistémologique de ces récurrences fera l'objet de réflexion.

Il convient de structurer la réflexion sur la genèse de la norme autour de six orientations :

1. La norme en tant qu'expression d'une éthique ambiante:

Celle-ci est saisissable par le discours, et par les conduites individuelles et collectives. Mais cette norme est scindée en :

1.1. norme objectivable, extrinsèque à l'individu et s'énonçant sous forme de règles prescriptives par rapport auxquelles l'individu agit en les subissant, en y dérogeant ou en les transgressant (reste à connaitre les modalités concrètes par lesquelles ces trois alternatives pourraient s'opérer). Cette norme, formalisée par la loi et posée comme extrinsèque, ne nous intéressera qu'occasionnellement ici.

1.2. norme consensuelle pouvant se superposer mais jamais totalement à la première. C'est la norme des ethnologues et des anthropologues. Elle est singulière quand s'affirme le groupe, quand prime le personnage sur la personne. Elle est plurielle quand le consensus rend permissif le doute, l'arbitrage et la liberté d'appréciation. Les capacités d'interprétation dont bénéficie l'homme naissent d'une évolution des mœurs, fondées sur le droit du sujet, en même temps que du fossé qui se creuse entre la normativité, lieu du groupe face à sa mémoire collective, et la juridicité, lieu de la spécialisation, de la division du travail et de l'anonymat.

Le premier relève du culturel au sens ontologique et fut porté longtemps exclusivement par la tradition orale. Le second s'énonce sous la « raison graphique » et porte en lui les germes de la centralisation bureaucratique. Les privilèges des codes écrits, comme le « Tamkaroun » des Babyloniens ou le « code d'Hammourabi » relaté par Karl Polanyi, n'enlève rien à la primauté oraclienne, énonciative, annonciatrice et éminemment verbale donc parolière de la norme, en dépit du support scriptural qui ne fait qu'en instrumentaliser le caractère solennel.

La dimension théâtrale de la proclamation de la norme peut « engranger », dans sa panoplie, des moyens scéniques, le rituel scripturaire, et cela n'est pas limité aux civilisations antiques. Les rapports entre oralité et écriture dans l'énonciation de la loi, qu'elle soit sentence ou récompense, sont trop prégnants dans le monde contemporain pour ne pas y être analysés : concernant le rapport juge-justiciable, par exemple ; cela peut se faire en termes de rituel, de décor, de jeu, dans la mesure ou le ludique est à la loi ce que le profane est au sacré.

L'autre aspect de la norme consensuelle est, paradoxalement, que plus elle se cristallise en universaux, plus elle est entropique. En effet, la règle du jeu « libertaire » et jurisprudentiel de la norme, se muant en pratiques consécutives, ne produit pas forcément de la cohérence, donc peut brouiller les présupposés éthiques ou philosophiques du consensus, dans la mesure où, tendant vers l'anomie-entropie, il s'auto-élimine. La normativité différentielle jouera de tout son poids pour donner lieu soit à une désocialisation-resocialisation, c'est-à-dire à une métamorphose révolutionnaire de la société, soit à une stagnation dont la durée est incertaine, soit à des ajustements et réajustements entre systèmes et sous-systèmes normatifs.

Dans le cas inverse, la normativité différentielle peut être tout à faite réversible et - dans des conditions plus ou moins coercitives et rapides - muter en consensualisme et en unanimisme « obligé ». La prise de conscience de cette réversibilité normative, non seulement exogène (niveau 1.1) mais aussi endogène (niveau 1.2) au sein de vieilles démocraties ne s'est faite que récemment, dans des occasions commémoratives.

Ainsi les sociétés différent - par effet de structure mais aussi de conjoncture - suivant le degré d'occurrence entre la normativité ethico-consensuelle à l'échelle de la société globale et les pratiques normatives différentielles sous-jacentes.

Cette occurrence connait une limite supérieure (le totalitarisme) et inférieure (l'anomie-entropie). Il est utile d'identifier les différents modes d'articulation entre ces pratiques normatives, dans leur dynamique interne, dans la qualité et quantité de leurs ayants-cause, et dans leur reproduction ou autorégulation.

La cohabitation entre deux pratiques normatives quasiment antinomiques (exemple : tolérer un parti antidémocratique au nom de la démocratie) pose un problème de transitivité que l'application formalisée du paradoxe de Condorcet peut éclairer utilement. Dans une analyse systématique, il est bon de voir comment fonctionnent les mécanismes de régulation du système, et à quel effet induit renvoie le sous-système (par exemple le criticisme universitaire du partisan à l'égard du pouvoir peut avoir pour effet induit, quand il est toléré, de montrer implicitement que ce pouvoir est démocratique).

2. La norme en tant que présupposé éthico-idéologique fondant la légitimité :

Contrairement à la première orientation où on a affaire à une normativité prégnante (Gestalt), il s'agit ici d'une normativité archétypale, non transcrite par le discours, mais qui se laisse appréhender à travers les conditions de reproduction du système social, les formes de socialisation du pouvoir des dirigeants sur leurs sujets, des chefs de famille sur leurs enfants ou leurs épouses, des mâles sur les femelles , des aînés sur les cadets, etc. la consubstantialité de ces normes de pouvoir, son caractère « panoptique » au sens de Michel Foucault, permet une analyse non exclusivement politique de celui-ci et autorise à appréhender le système de domination présent à travers des présupposés normatifs qui, à grands traits, et de façon sédimentaire, suggèrent tantôt l'approche diachronique, tantôt l'approche synchronique.

2.1. Un axe important dans le cadre de cette orientation consiste à poser le problème de la fonction de la norme à travers les logiques de domination, et ce de façon typologique. Deux critères sont à articuler :

Critère A : légitimité (instance archétypale - socialisation : cycle long)

Critère B : intelligibilité (modalité discursive - redistribution contractuelle ou canonique du mode de socialisation précédent : cycle court.).

Cette analyse permet également de mesurer le degré de superposition entre l'ordre canonique et l'ordre contractuel. Du droit de Dieu au droit de l'homme, « les antécédents théologiques du droit moderne de propriété » (F.R. Zagamé) illustrent favorablement cette interférence archétypale du passé dans la rationalité du présent. Dans les anciens pays socialistes, le rapport propriété/possession s'évalue par rapport aux fonds régaliens des droits éminents où cette topique est curieusement pertinente : la propriété se confond avec le Prince intercesseur (entre Dieu et les hommes), l'usage se confond avec la société civile, etc.

Cette démarche typologique est synchronique, mais s'attache à des périodisations d'une part, et à des comparaisons inter-normatives d'autre part, s'agissant d'aires de civilisations différentes.

2.2. La norme en tant que présupposé ne conduit pas qu'aux logiques de domination. Elle intéresse également des logiques égalitaires dans le discours et la dans pratique : depuis Vera Zassoulitch parlant à Marx du mir russe jusqu'à la « Zadrouga » yougoslave, archétype autogestionnaire, en passant, par les discours utopiques ou programmatiques, puisés dans les visons multiples de la « Commune », et dans ses attributs réels ou supposés (communisme primitif, droits réels, propriété allodiale, vaine pâture, redistribution des soles, etc.), ou dans un communautarisme volontariste (Gemaïnschaft), le discours communautariste est justiciable de périodisation, de classification thématique et contextuelle.

A coté de ces deux grandes orientations (1 et 2) couplées aux thématiques sous-jacentes (1.1, 1.2 et 2.1, 2.2), quatre axes complémentaires s'avèrent d'une importance capitale par rapport à la problématique de la norme : les deux premiers ont en commun un souci didactique quant à l'approche du développement dans ses ordonnancements spatiaux et relationnels.

3. Le premier axe est intitulé :

« la fonction de la norme dans les logiques de développement »

Cet axe s'attache à construire à partir du discours mais aussi de la pratique du planificateur, une représentation spatiale. Il s'avère à cet égard que la dyade Nord-Sud ne verbalise les rapports internationaux que sous le registre de l'économie politique. Cette topique existe dans les espaces nationaux et leurs implications en termes de dépendance ne sont pas que métaphoriques. D'autres dyades convergent autour de cette dernière et permettront, dans une perspective sémiologique, de reconstituer un ordre social avec sa rationalité implicite.

4. Le second axe est intitulé :

« norme et écosystème »

Cet axe porte sur une construction systématique du rapport entre trois rationalités : rationalité écologique, rationalité technique, rationalité normative. Si l'on s'attelle à une pédagogie de l'aménagement régional, il convient d'émettre surtout en évidence le degré de liberté entre ces trois registres à partir de monographies empiriques en milieu aride ou semi-aride et à l'outillage paléo-technique. Un élargissement de ces thèmes conduit à une réflexion sur le statut probable d'une « écologie politique ».

5. Le troisième axe supplémentaire s'intitule : « la fonction de la norme dans la logique de l'échange »

Partant de l'échange sous ses formes culturelles les plus vastes, il convient de cerner une problématique de l'échange qui serait une banalisation du « potlach » et dans le cadre duquel on étudie de façon plus spécifique l'échange matrimonial, à travers l'institution dotale comme indice de cotation. Des approches comparatives de part et d'autre de la Méditerranée permettent de dégager une esquisse théorique de l'échange matrimonial, à partir de ses invariants inter-culturels.

6. Enfin le quatrième axe a une finalité anthropologico-épistémologique.

Le premier volet de cette réflexion porte sur le paradigme de la norme et la marge et de ses aspects à la fois :

- Permutatifs (dialectiques récurrentes dans les corpus théoriques et registres divers : centre-périphérie en théorie urbaine ; principe d'opposition en linguistique ; norme canonique, et libertés interstitielles ou marginales dans le « traité des ruses » en droit musulman ; règles prescriptives en musique classique et « codes de dérogation », etc.)

- Récurrents (le rapport norme-marge se reproduit dans la longue durée et constitue en même temps le lieu où se perpétue la norme et où s'opère le changement par dérogations successives (la norme se reproduisant, en quelque sorte par son négatif).

- Cela s'applique bien évidemment aux usages sociaux de la norme, de même que la marginalité posée comme instance catégorielle est transposable au niveau des acteurs au sein de la dynamique sociale elle-même (rôle des marginaux dans le processus d'innovation-transgression-reproduction de la norme).

- Il s'agit ensuite de s'interroger sur les présupposés « mythographiques » ou anthropomorphiques de la binarité, ou de la ternalité ; sans entrer dans la controverse sur la « raison dialectique », il convient de voir s'il est possible de répondre à la question posée déjà par Leibniz, sur la « naturalité » de sa physique. Entre iconicité et abstraction, y-a-t-il une place pour une doxologie unitaire à défaut de quoi la raison binaire est-elle le seul mode d'intelligibilité du réel ? la raison triadique est une manière intéressante de voir qu'elle corrige la première structuration dont les sciences de la nature se sont emparées.

- Cette raison triadique (connue en mathématiques), verbalisée en tri-fonctionnalité par G.Dumézil, appelée ternalité par G.Duby (à propos de Saint Augustin proposant son « ordo », et reprise chez les évèques témoins de l'an mil et inaugurateurs idéologiques de l'ordre féodal : prédicant, pugnant, laborant), ou transcrite en termes de théorie du « bouc-émissaire » par R. Girard, quel statut épistémologique a-t-elle dans les sciences humaines et expérimentales ?

- De même, et subsidiairement au questionnement de la raison dyadique, est-il possible de lire le désordre autrement que par une grille de l'ordre ? le principe d'entropie doit-il générer sa propre rationalité ou est-il irrévocablement réductible à une théorie de la régulation ? Dans ce cas, une telle théorie appartient-elle aux grandes métaphores du passé, est-elle une représentation mythique virtuelle mais encore porteuse de sens aujourd'hui, c'est-à-dire normativement à l'œuvre ?

II - NORME ET ÉCOSYSTÈME : MODES D'ÉTABLISSEMENT HUMAIN DANS LE MAGHREB D'HIER ET D'AUJOURD'HUI

« Au Maghreb, seul le local est vrai, mais seul le général est juste » Jacques Berque

Le lien toponymique

Qu'est-ce qui, dans sa quête nostalgique, remue tel maghrébin loin de sa patrie : le terroir ou le groupe d'appartenance ? Qu'est-ce qui, dans son exil intérieur, captive tel autre maghrébin resté au pays, refusant néanmoins le présent et tourné vers le passé : la paysage ou les ancêtres ? La réponse n'est pas simple. Elle peut cependant se déduire de la pratique quotidienne, celle du groupe produisant un discours privé sur son quartier, son village, ou sa ville, et, face aux « autres », sur son pays. La guerre de libération nationale a donné maintes fois l'occasion à l'Algérien « impliqué» de dresser le palmarès des hauts « lieux » de résistance, sans oublier le sien. Néanmoins dans cette révérence au topos, apparaît puissamment, mais sans toujours la nommer, la raison « agnatique ».

La révérence toponymique semble à première vue servir de signifiant à une identité archétypale, anthroponymique. Cela est d'autant plus patent aujourd'hui encore qu'on peut se demander, a contrario, quelle est la signification profonde du sort réservé au substrat territorial, à la « vérité du sol », qu'il s'agisse des politiques d'aménagement rural dont on a mesuré la faillite au cours des réformes agraires précédentes, ou du traitement de l'espace urbain dont le caractère prédatoire (à l'issue des dépeçages et autres difformités dont nos cités ont été l'objet) est à l'image de celui reconnu par l'historiographie aux tribus hilaliennes... On ajoutera que cette attitude de quasi-agression à l'égard du paysage, sinon de mépris, est largement partagée par la société civile elle-même : elle s'exprime de diverses manières : style architectural irrespectueux du site, gestion barbare des dépendances soit dans les immeubles soit extra-muros (détritus et ordures ménagères entreposés ici et là, ce qui signifie qu'en dehors de l'espace du « domicile », le reste est « res nullius », vacuité...). On peut ajouter que le plaisir de découvrir le paysage - saharien par exemple - est quasiment rare, cette émotion esthétique étant réservé aux seuls touristes étrangers. Si Victor Hugo définissait la France comme une « succession de jardins », si Maspétiol décrivait la France de Louis XIV comme un « ordre éternel des champs », si enfin Marx considérait que l'une des conditions essentielles qui ont produit le féodalisme dans sa singularité Ouest-européenne, est la « poésie du sol » (bodenpoésie), le primat de l'anthroponymie sur la toponymie est-il une fatalité historique propre à l'Algérie (voire au Maghreb, sinon au monde arabe) ? Est-il lié à une résurgence tribale ou la sensibilité au relief fut annihilée par une mouvance séculaire dans des écosystèmes non différenciés, steppiques.... ? Autant de questions spéculatives que l'on pourra se poser. Certes, espace et groupe ne doivent pas être traités ici de façon « holiste ». Ces questions restent cependant, de façon implicite, au cœur de la controverse sur l'identité nationale, prise en étau entre une notion territoriale mais s'énonçant dans des projets que l'on dit régionalistes ou berbéristes, et une nation transnationale, voire trans-territoriale, s'énonçant dans le projet résurgent de « Umma ». Afin de pouvoir caractériser correctement ces enjeux, faisons le bilan sur la vérité des groupes et des lieux en Algérie à la lueur de la doctrine, mais aussi d'un certain nombre de résultats empiriques personnels, tendant à montrer une certaine diversité typologique.

Vérité du groupe : thèses en présence

Nous nous contenterons de faire un très bref rappel de la doctrine maghrébine en la matière encore qu'elle se situe elle-même dans la mouvance des doctrines plus amplement connues dans la littérature ethnologique. De cette doctrine maghrébine, nous retiendrons, pour faire court, deux thèses : celle d'Ernest Gellner (1961, 1962, 1965, 1969), et celle de Jacques Berque (1938, 1944, 1953, 1955, 1958, 1962). Fidèle au courant durkheimien (1960, 1975) et plus encore à celui d'Evans-Pritchard (1936, 1967), E. Gellner utilise la théorie segmentaire dans ses enquêtes sur l'Atlas marocain. A l'instar des « organisations dualistes » chères à C. Lévi-Strauss (1958), il verbalise le groupe onomastique en lui empruntant ses catégories identitaires, toujours binaires : çoff et leff, phraties d'en haut et d'en bas, d'Est et d'Ouest, grandes et petites, celles du « dehors » et celles du « dedans », etc.... Il en est ainsi des dénominations des fractions tribales algériennes : bkhata k'bar / bkhata sghar ; ûlad n'har chraga/ûlad n'har ghraba ; m'sirda fouaga/ m'sirda thata, etc....

L'auteur ne s'arrête pas à cet ordonnancement, somme toute horizontal ; celui-ci se lit aussi en strates hiérarchiques, de diamètres variables. Nous avons eu l'occasion de constater ce fait chez les Ksouriens des oasis occidentales, à propos des établissements humains arabes et berbères (zenètes) : à l'origine les uns se disent « mahboub » (mangeurs de grains), les autres « malloul » (mangeur de drinn), la hiérarchie céréalière connotant ici celle des valeurs. A ce déchiffrement originel, se superpose un autre consécutif à des chassés-croisés dynastiques en vertu de quoi les groupes locaux devaient se prêter à des allégeances concurrentes. Chacun des deux camps précédents a eu son héros et son martyr à la suite des rixes inévitables dans ce genre de campagne : l'un dénommé « sufiane » devrait désormais servir d'ancêtre éponyme aux malloul, l'autre, « ihamed » faisant contrepoint pour le compte des mahboub. Cette histoire date du XIIème siècle. Aujourd'hui encore, cette grille sert à identifier les groupes en présence, pourtant plus coalescentes depuis le grand brassage et la mobilité salariale auxquelles les a conviés l'Algérie indépendante.

Cet exemple indique cependant les limites de la thèse Gellnérienne : le postulat suivant lequel le fait segmentaire trace les contours de l'Univers sociopolitique du groupe tribal, ne résiste pas à l'approche diachronique qui précède : en effet, les conditions historiques de la reproduction segmentaire sont souvent exogènes. La signalétique dont est chargée contextuellement la dyade segmentaire est aussi importante que le fait segmentaire lui-même, irréductible certes à la diachronie.

Jacques Berque, dans de multiples travaux, et sur ce point précis, dans une synthèse publiée, en hommage à Roger Bastide (1976), montre que la règle segmentaire n'est constitutive de l'entité tribale que comme métaphore, ou pure projection locale d'un univers perceptif, lignager, ou mythique de vaste amplitude. La forme tribalo-segmentaire n'est pas inaugurale mais réactive, ou projective d'une réalité fondée sur la mouvance, l'extraversion, la construction d'un monde ou d'un écosystème dont elle est sujet et objet. A ce titre, les « logiques d'assemblage » dont parle J. Berque signifiant ici que les différents « moi » qui s'affirment dans la tribu (familles maraboutiques familles « chorfas », hiérarchies de commandement, mais aussi ubiquité, ou récurrence des ancêtres éponymes) invitent à une double lecture : au niveau global, maghrébin, voire arabe ; et au niveau local, saisi ici comme « modèle réduit » et comme champ réfractaire. L'autonomie entre le « local » et le « général » relève chez J. Berque de la « praxis historique » : ainsi la dénomination identitaire renvoie à une structure de loyauté plus normative qu'affective... Les alliances concrètes, historiques, nées de l'expérience confinent par contre à une sociométrie non superposable au modèle onomastique. Ainsi, J. Berque a pu écrire : « il est vrai que les références à l'ancêtre, encore plus nombreuses que les toponymes, s'enchevêtraient de façon apparemment inintelligible, d'un bout à l'autre de l'aire maghrébine. Elles paraissaient la morceler à l'infini, sans déboucher sur aucune possibilité de regroupement à la moderne. Comme elles n'étaient naturellement pas d'une variété sans limite, plusieurs noms revenaient de place en place, derrière quoi s'entrevoyaient des régularités dont la traduction rendait compte en l'imputant à la dispersion des lignages et en les cautionnant de légendes. Ascendances naturelles ou fictives ? Devant ce dilemme - mais y avait-il bien système, ou hasardeuse juxtapositions ? - deux explications s'affrontaient, l'une indigène, l'autre coloniale .... Une tribu nord-africaine est la synthèse temporaire où, sous un nom d'ensemble et au plus près des bases, des éléments multiples, procédant des séries formelles ou concrètes, référent d'une part au terroir, d'autre part à des aires plus étendues, organisent leur incessante et réciproque conversion» (Jaques. Berque, 1976).

Vérité du lieu : quelques données empiriques

Euphémisme ou clause de style, le singulier indiquera surtout ici une vérité de la variance ou de la différence, dans le rapport que tisse le groupe avec son terroir. Si les vues globalisantes ont dominé de champ des sciences sociales maghrébines, peut-être était-ce dû à un plus grand attrait pour le formalisme ethnologique que pour la géographie humaine (en ce qu'elle incorpore droit foncier coutumier et chronique locale). De plus, l'écosystème tellien servait implicitement de cadre de référence, plus prolixe en monographies durant l'ère coloniale. Notre propos est typologique dans la mesure où nous accordons une importance relative au discriminant anthropologique. Ce point de vue n'est « Ratzélien » cependant qu'en apparence : il sert de cadre matériel à la manière dont l'histoire - pas seulement locale - y trouve sa place. Entre les injonctions du milieu naturel et celles de l'acculturation, entre l'endogénéité, et l'exogénéité, une dialectique du « dedans et du « dehors » verbaliserait mieux la réalité du groupe local que les approches alternatives ou exclusives. Le primat de l'écologie sera ici variable suivant l'écosystème considéré, et se combinera chaque fois de façon dynamique avec la donnée technique (ou paléotechnique) et la donnée normative (droits coutumiers, organisation et gestion du terroir, représentations symboliques, hiérarchies sociales...). L'illustration empirique de ces propos passe par la critique de l'oeuvre d'aménagement et de son présupposé. Le domaine saharien, qui sert ici de base de réflexion, éclairera ensuite de débat sur les enjeux écologiques prégnants aujourd'hui, et, les retombées de la désaffection du « local » sur la scène politique.

Les présupposés épistémologiques de l'aménagement saharien : rationalité locale, rationalité nationale et rationalité internationale.

Les colloques des spécialistes - initiés par les Etats africains - autour des marges désertiques, ont eu souvent la caractéristique de n'offrir que des démarches techniciennes. En effet, la prise en charge du domaine saharien, par exemple, a bien souvent été sectorielle, et l'expérience algérienne en matière de recherche sur les zones arides ressortit assez bien, à ce découpage disciplinaire hérité d'une part de la tradition universitaire et confirmé d'autre part par le découpage des tutelles administratives au profit desquelles agissent les organismes de recherche.

Dans la pratique économique, le « Sud » s'inscrit dans une préoccupation de « développement intégré », les modalités de cette intégration étant scandées par la conjoncture. A ce titre, le « Sud » a été tout à la fois pourvoyeur d'énergie, de produits alimentaires (dattes, occasionnellement tomates), et de main d'œuvre à bon marché (depuis les années 20, notamment pour des raisons de désaffection agricole).

De même, sa vocation depuis l'indépendance a été - au non de l'intégration et de la réduction des distorsions régionales - tout à la fois industrielle et agricole.

En fait, cette double vocation n'a pas manqué de poser problème, à partir du moment où la force de travail disponible pour l'industrie et le bâtiment, pompée sur l'agriculture, a vite fait de régler le sort de cette dernière.

L'effort de réflexion des chercheurs sur les nouvelles formes de régulation à mettre en œuvre manquait alors à la principale soupape qui eût rendu les considérations écologiques : à savoir l'homme.

Il apparaît en effet que le travail de la terre est inséparable de la lutte contre la désertification et la désertisation. La prestation du fellah, dans les Ksour, est porteuse d'un double et obligatoire savoir-faire : celui qui s'inscrit dans la production et la valorisation, et celui qui prévient contre les menaces d'ensablement, ou de tarissement des foggara

Les Ksour des oasis occidentales ont de tous temps offert ce spectacle de fragilité devant l'imminente menace des sables, des vents et de la sécheresse. Pourtant, si l'on se réfère à la toponymie, il est des Ksour qui existaient déjà du temps d'Hérodote : dans « Le voyage des cinq Nasamons », l'historien antique parle de malakat et de bunda. Tamentit près d'adrar fait partie des fiefs gétules au service desquels travaillaient la terre des paysans noirs, de petite taille, nommés aethiopies ou ethiopices. Dans ses chroniques de guerre, Ptolémée décrivant des incursions romaines contre les Gétules au-delà de djebel ?amûr, nous livre le nom de cette localité. Au Vème siècle, une population juive de l'Est y a essaimé - selon le chroniqueur Hadj-?Amûri - et une synagogue y fut édifiée.

Tous ces récits, qui ne sont pas exempts d'affabulation, laissent toutefois apparaître une insoupçonnée pérennité des établissements humains dans une écologie aussi fragile soit-elle. On ne peut dire autant de certaines cités du Nord, ou des Plateaux, prestigieuses dans le passé et dont il ne reste plus trace. Elles se situaient pourtant dans des contrées loin de la menace arénacée. Il se trouve que les causes de désaffection les plus importantes sont dues à des considérations historiques, voire socio-économiques, plus qu'aux conditions du milieu. Le milieu n'agit comme « prédateur de l'homme » qu'en riposte à la prédation de ce dernier. Curieusement, l'acte de prédation se conçoit dans le Sud, et contrairement à d'autres écosystèmes, comme le fruit de son absence, de sa défection. Il est devenu prédateur par atrophie, en raison précisément de ce que, ne travaillant plus la terre (cette tâche étant dévolue récemment aux femmes et aux enfants), il ne peut plus renouveler les « Afrag » (palissades en feuilles de palmier) qui clôturent et protègent les palmeraies, il n'a plus le temps de descendre dans les drains de la foggara pour y remplacer des boiseries de palmes pourries qui tiennent lieu de soutènement. Les effondrements successifs de foggara sont le signe des temps présents, parce que l'homme est de plus en plus sollicité par des tâches extra-agricoles, sans doutes moins contraignants, du moins à court terme.

On comprend alors aisément pourquoi l'infrastructure hydraulique traditionnelle (qui ne peut cependant pas être remplacée sans révolution sociale et technique), laquelle a pu fonctionner depuis sur une logique sociale de mobilisation massive du travail servile pose aujourd'hui un sérieux problème d'entretien, et donc de fiabilité, parce que cette logique, déjà entamée bien avant l'indépendance, n'a pas cessé de traverser la « phase de transition ».

C'est pourquoi, le type de réponse - conjoncturel dans la pratique du développement, et sectoriel dans la pratique de la recherche - à ce vaste problème, a été à la mesure des questions posées et donc de leur formulation.

S'il est un domaine où la transdisciplinarité ne peut être ni un luxe, ni une coquetterie d'école, c'est bien le terrain saharien. Elle interpelle tout chercheur et tout praticien, en raison des implications sociales, historiques, éthiques, juridiques, voire philosophiques de toute action de développement à son endroit.

Quel que soit le caractère factuel des préoccupations, les actions qu'elles génèrent doivent à tout moment être sous-tendues par les présuppositions cardinales dont elles sont fatalement porteuses.

Ainsi, l'idée de développement intégré dans le Sud sous-tend irrésistiblement le présupposé du rapport que nous sommes amenés à établir implicitement entre culture et technique.

La vanité des conceptions intégratives, sans autre forme de procès, que celui qui se donne à voir sous le signe du positivisme, n'est pas à démontrer ici.

En revanche, il y a lieu d'insister sur les garde-fous nécessaires à une à une vision quelque peu folklorique du développement local. Cette vision est produite par l'idéologie éco-développementaliste, qui part du présupposé que toute idée de transfert construite le symptôme d'une rupture pathogène, de la part des sociétés en formation, entre Culture et Nature ; que leur réconciliation est une chose possible dans l'immédiat : cela dépend de la volonté politique et organisationnelle des décideurs de trouver les moyens adéquats d'impulser la créativité à partir d'un savoir-faire communautaire, porteur d'un sens historique, etc.

Commentons dans l'ordre les deux points : rapport nature-culture, et immédiateté potentielle de la solution à la « rupture » : « l'écosystème » est un héritage du scientisme entomologique du XIXème siècle et de l'apport conjugué de la géographie humaine. Sur le plan politico-pratique, l'écosystème reste sans objet : en effet, les « niveaux » ou paliers de rationalité que sous-entend ce concept entretiennent des rapports contingents, c'est-à-dire non nécessaires, d'une part, et d'autre part, la reproductivité d'un type de rationalité est liée au maintien d'une autre (ou d'autres) rationalité. Par conséquent, sur le plan épistémologique, il y a indivisibilité ontologique des différentes rationalités qui concourent à l'écosystème. La conséquence éthique, voire déontologique, est qu'on ne peut préjuger, par exemple, de la valeur d'un procès de mise en valeur, d'une technique aratoire, bref d'un procès de production, mettons à l'échelon local, sans préjuger donc des rapports sociaux de production. Nous en avons de multiples exemples historiques : le système hydraulique dans les oasis occidentales, dans le Touat notamment, est d'une perfection à toute épreuve. La parcimonie avec laquelle l'eau est drainée, rationnée, puis distribuée, le tout canonisé par un droit coutumier séculaire, ont défié les apports modernisants de l'ancien Secrétariat d'Etat à l'Hydraulique. Le système des moto-pompes s'est avéré souvent ruineux et inefficace. La prise en charge municipale des foggara pour leur entretien et revivification sur fonds publics s'est avérée financièrement impraticable : même payés au SMIG, les ouvriers recrutés à cet effet ont contribué à faire accroître drastiquement le « coût de l'eau ». Or ce système traditionnel n'a été jusque là « fonctionnel » que parce qu'il reposait sur la mobilisation massive du travail servile, et sur une base de redistribution où intervient l'aspect matériel (produits en nature) et immatériel (baraka du propriétaire, forcément ch'rif ou m'rabet). La redistribution, incorporant sous la forme de DON le champ symbolique, est socialisée pendant les longs siècles qu'à traversé le Maghreb saharien et jusqu'au début du siècle précèdent.

Or, ce processus de désocialisation, lié en partie à la présence coloniale, a rendu caduque, et elle seule, la rationalité technique, qui, pour parfaite qu'elle pût être, ne peut plus aujourd'hui, se reproduire sur d'autres bases.

Enfin, pour ce qui est du rapport contingent entre niveaux de rationalité s'agissant du même exemple saharien, il y a autonomie relative entre rationalité géomorphique (le « milieu naturel », disons), rationalité technique et rationalité culturelle (nous y mettons singulièrement rationalité juridique et rationalité politico-éthique). En effet, l'idéologie maraboutique sur fond d'allégeance s'est avérée efficace à un moment où, pour des raisons logistiques, les métropoles maghrébines concurrentes n'avaient pas la possibilité d'un modus occupandi de type colonial, et où cependant, elles devaient mettre en place des stratégies d'acheminement du produit (poudre d'or, étoffes, épices) appropriées. L'idéologie mystico-religieuse a eu son efficacité propre en tant que médiation entre rationalité marchande et contraintes géostratégiques. Cela veut dire que ces « missi » que constitue la hiérarchie nobiliaire sont pour les Oasis du Sud, une superstructure d'importation. Nous voilà confrontés alors, bien avant l'aventure coloniale... au problème de « transfert ». C'est pourquoi, la problématique autonomiste, voire « endogénétiste », du rapport nature-culture est une pure utopie, cette utopie provenant du simple fait que les immixtions à distance qui ont fait et défait, au gré des conflits politiques régionaux, voire internationaux, ces terroirs à visage « d'écosystème »..., sont incontournables, et conduisent par conséquent, à poser le problème du « dedans » et « dehors » sous un autre angle, de sorte que l'émergence capitaliste à l'échelle mondiale doit y être analysée comme une modalité originale, mais, plus érosive, plus polarisante ( « centre » - « périphérie ») d'un processus historique tout à fait récurrent au regard de l'endogénéité et de l'exogénéité...

Concernant l'immédiateté potentielle ou prétendue telle de la solution à la rupture, la même utopie hante l'esprit du projet : elle tient à l'idée - implicite ou explicite - que la société politique considérée a un rapport neutre à la technologie, et donc à son importation du « dehors » ; elle tient également à l'idée que - structurellement et historiquement - la Société Civile, capable de démocratie et animée par la Volonté générale, peut sans entrave produire à la fois sa propre culture et sa propre technologie. Il est vrai que la Société Civile peut plus que le société totalitaire en matière de créativité. Mais parce que le rapport à l'impérialisme est historiquement déterminé, cette alternative autonomiste débouche, quelles que soient les conditions politiques des sociétés dépendantes, sur très peu de choses, parce qu'une telle alternative est minée par sa vision dichotomique, dualiste, normative et purement idéologique du « dedans » communautaire et du « dehors » barbare...

Essai de formalisation de l'écosystème saharien

Le schéma suivant permettra de formaliser les marges d'autonomie entre ces trois niveaux :

Légendes :

M : donnée écologique

M1, M2, M3, M4 : variables « primaires » (indicateur paléo-technique)

M11, 12, 12, 14

M21, 22, 23, 24 Variables « secondaires » (indicateurs normatif »

M31, 32, 33, 34

M41, 42, 43, 44

Ce schéma est synchronique. S'il propose la pluralité des formes de cohabitation, cette proposition reste inchangée en prenant n'importe quel indicateur comme donnée qu'il s'agisse des variables primaires, considérées dans notre cas de figure comme dérivatives au premier degré du déterminant écologique, ou des variables secondaires considérées comme dérivatives au second degré de ce déterminant écologique. Dans ce même cas de figure, les variables secondaires peuvent être considérées comme primaires par rapport à chacune des variables primaires précédentes, considérée à son tour comme donnée. A l'instar des fonctions composées, on peut partir donc, à titre d'exemple, d'un indicateur technique (placé en « cible ») et esquisser de façon radiocentrique diverses variables écologiques et, par suite, diverses variables normatives susceptibles de s'y articuler. Chacun des indicateurs pourra servir, dans notre typologie, de donnée ou de variable et leur ordonnancement graphique est permutatif. Notons cependant que l'indicateur technique résulte des conditions internes et non des facteurs exogènes surimposés. C'est pourquoi nous préférons le terme « paléotechnique » à celui de technologie qui est connotatif de « transfert «. Mais cette lecture permutative signifie également qu'elle est diachronique : ainsi, la succession des différentes réponses techniques à un milieu naturel donné peut s'expliquer par différents facteurs, alternatifs ou convergents, et dont on peut donner quelques exemples empiriques relatifs à l'écosystème saharien.

Changement enregistré dans le milieu naturel :

- Abaissement des nappes phréatiques

- Érosion des sols due à la prédation (invasion acridienne, ou accroissement significatif du troupeau et surcharge consécutive des pâturages) ou à l'usage domestique (modification démographique ou des comportements conduisant à un surcroît de consommation du combustible végétal).

- Non reconstitution du couvert végétal (à la suite d'une longue sécheresse)

- Désaffection de la force de travail (migration ou mortalité) par suite de sécheresse ou d'épidémie, etc....

Ce type de mutations, continues ou discontinues, est manifeste dans les oasis occidentales où le système d'irrigation a évolué depuis la technique de dérivation lagunaire jusqu'au puits à bascule en passant par les norias (Kharrata) et le système « Foggarien ». Nous omettons volontairement, dans cette succession des réponses hydro-techniques, l'intervention de la moto-pompe (laquelle influera considérablement sur le mode d'établissement humain et, conséquemment, de localisation foncière au cours du siècle dernier) dans la mesure où il s'agit là d'une technique exogène, donc d'une variable à isoler de notre schéma (N, Marouf, 1980).

Insertion tendancielle ou brutale de l'écosystème local (agricole) dans une sphère d'influence régionale

- Formes de soumission tribale ou d'allégeance dynastique, superposition consécutive ou corrélative d'un espace marchand à la large « spectre régional » subordonnant les rationalités foncières locales.

- Passage consécutif d'une agriculture d'auto-substance à une agriculture de « service » (extensive et à dominante céréalière) servant d'infrastructure logique à l'économie tribalo-marchande à polarité urbaine.

C'est le cas de l'écosystème oasien également où la pratique agricole, ainsi que le système d'évaluation de produit (eau, grain, dattes) a évolué entre une finalité successorale ou contractuelle liée au partage et une finalité fiscale exogène. C'est pourquoi la sémantique instrumentale et technique (comme celle qui verbalise les différents trous de la « chagfa », mesureur d'eau) atteste de son caractère polysémique et tout à la fois de sa fonctionnalité sédimentaire.

Désaffection de l'activité pastorale et/ou du troc

Elle a pu donner lieu à une organisation du sol plus attentive et à un mode d'établissement humain où dominera progressivement l'ordre des tenures : dans l'agro-pastoralisme, il y a une histoire de l'agraire et une histoire du pastoral qui, dans leur inéluctable articulation, ont toujours évolué en proportions inverses, sans parler des drames et déchirements dûs à ces reconversions. C'est le cas de société touareg où l'importance prise par l'agriculture depuis au moins le XVIIème siècle se lit à plusieurs niveaux (N. Marouf, 1977). : dépérissement progressif de la hiérarchie de commandement fondée sur l'activité de capture (ghazou) d'élevage et d'échange au profit d'un ordre théocratique, s'alignant sur le modèle du droit éminent ou canonique (légitimité lignagère des chorfa ) connu dans les oasis occidentales, et d'où les touareg transfèrent les savoir-faire paysans, les normes reproduisant ces savoir-faire, soit la logique oasienne du foncier ; émergence corrélative d'intercesseurs maraboutiques (« coopérants allogènes ») susceptibles de donner leur bénédiction au transfert de technique et au mode de socialisation que cette technique présuppose de la part des harratin (fellah servilisés) transplantés sur les lieux pour les besoins de la cause. Cependant, dans ce transfert à la fois normatif et technique, une originalité subsiste et singularise le système d'irrigation touareg qui n'est dû ni à la nature du milieu ni à la personnalité des « experts » : c'est l'irrigation « au tour », donc discontinue, au contraire d'un système oasien fondé sur le principe de simultanéité (N. Marouf, 1988).

On peut donc trouver de multiples exemples - dans la synchronie comme dans la diachronie - accréditant le principe d'autonomie relative entre les trois indicateurs de notre typologie (N. Marouf, 1976)

Formation et fonction toponymiques

Suivant l'écosystème en présence et le mode d'établissement humain correspondant, la verbalisation du TOPOS varie en intensité et en acuité. Elle est généralement fonctionnelle d'abord, sédimentaire ensuite. Formation et fonction toponymiques se conjoignent soit pour « marquer » ce qui distingue le groupe du reste du monde soit - quand l'obsession vis-à-vis de l'allogène n'est pas en cause - pour gérer affectivement et normativement le « patrimoine ». Ainsi, pour le groupe nomade, le sol est d'abord territoire au sens politique de « domanial ». La fonction d'utilité n'y tient qu'une place infime, là où l'agriculture constitue l'enclave indispensable à la soudure. Nous rencontrons dans ce cas une sémiologie spatiale triadique :

- Un espace agronomique d'occupation ratzélienne et où la propriété familiale au sens large sert d'unité d'enregistrement : cette propriété ne se définit ni contractuellement, ni par ses limites extérieures mais par la propension du groupe à y essaimer. Contrairement au « damier » romain où prévaut l'orthographe et arpentage (le Dieu Terme n'est-il pas dieu du bornage ?), la propriété foncière du groupe agro-pastoral procède du centre. Elle est à ce titre « phénoménologique », centripète (J. Berque et J.P. Charnay, 1967). Telles les communautés rurales écobueuses ou itinérantes, disposant de trop faibles moyens techniques pour se fixer durablement au sol, le groupe agro-pastoral définit son cadastre par expansion sur les terres en friche. Les règles coutumières - reprises syncrétiquement par la chari'a - définissent cependant les conditions de vivification (ihya) : naturalistes en rite hanafite (principe de vacance attesté quand les traces de vivification ont disparu) ; normatives en rite malékite (vacance attesté par suite d'abandon durant trois ans), ces règles permettent de distinguer entre les terres « mortes » et les terres « vivantes » (bled hayya, bled mayta), les premières étant susceptibles d'occupation - qu'elles soient en friche ou en abandon - par le groupe qui manifesterait le premier sa volonté de « féconder » la terre ici. Ici, le droit contractuel laisse place à un droit réel fondé sur l'effectivité et l'antérieurité (res communis) : curieuse convergence avec le régime de statut personnel où la « consommation » du mariage en est l'unique critère de validité en droit musulman. Toutefois, dans l'écosystème qui nous intéresse, le groupe virtuellement bénéficiaire est forcément autochtone, originaire ou titulaire du « territoire »

- Un espace pastoral circonscrit par des limites territoriales conventionnellement définies en rapport avec les groupes riverains ; cet espace n'est pas « res nullius », et sa fonction d'utilité est attestée par son caractère nourricier pour le cheptel. C'est pourquoi le législateur colonial a commis un glissement sémantique, lourd de conséquences (socialement, politiquement et économiquement) en déclarant les terres de parcours terres « mortes » et en simulant par là un certain respect des coutumes. Cet espace pastoral est à géométrie variable et dépend des aléas climatiques. Souvent les conflits inter-tribaux résultent de volontés d'expansion concurrentes. Une autre caractéristique de cet aspect est que vu le caractère imprévisible des aires de pacage, en raison des contingences pluviométriques, les contrats pastoraux sont là pour assurer la régulation (J. Berque, 1976). Par ailleurs, la mouvance pastorale est toujours, en saison sèche, extra-territoriale, ce qui nécessite une police de la circulation, donc une rationalité juridique fondée sur les servitudes ou droits de passage et non pas sur le concept de « frontière » territoriale. On peut dire ainsi que la rationalité juridique pastorale relève d'un « espace -temps ».

- Un espace stratégique qui s'inscrit davantage dans la logique domaniale du territoire, et dans celle subséquente au droit éminent et du principe de souveraineté. Cela veut dire que l'allochtone ne peut y pratiquer l'agriculture même si le sol convoité est en déshérence. Il peut néanmoins y faire passer (voire paquer) son troupeau car, de toute évidence, les impératifs écologiques de la mouvance sont décodés ici en termes de libéralité conviviale.

Si nous prenons l'écosystème oasien, il se définit de manière contrastive : jenna (lit. « paradis ») se dit des jardins (palmiers + culture+eau, soit l'oekoumène) par référence au « néant » ( khla, qifar, fiafi...). Or les Ksûr sont installées à l'échelle séculaire et ont connu des translations multiples : c'est pourquoi la mémoire des ancêtres fondateurs s'incarne dans les lieux et les choses (la taxonomie des palmiers est de nature éponymique), qui n'ont pas de « domicile fixe » : ainsi zaoueit-Kûnta a déménagé corps et biens (meubles et immeubles) comme bûda et melûka (bûnta et malakat, selon Hérodote) des centaines de fois au long de l'histoire. A écologie itinérante, toponymie itinérante, donc translative, charriant chemin faisant la mémoire du groupe (N. Marouf, 1980).

Enfin, en zone tellienne, où les précipitations et les conditions hydrographiques ont permis un ancrage au terroir plus ancien et plus profond, la toponymie connaît une dynamique plus grande :

- dans les plaines céréalières, il y a prépondérance éponymique signalée d'ailleurs par une densité maraboutique très grande (mausolée ou sépultures servant aux « ziara », pèlerinages locaux). La baraka y était féconde et confinait au « potlach » : baraka du santon s'échangeant ainsi contre baraka alimentaire sous la forme du don et du contre-don, ou sous forme d'une « fiscalité souterraine »

- sur les piémonts, où le paysage est plus découpé, domine l'agriculture semi-intensive, l'arboriculture, voire le maraîchage en bordure d'oueds. Contrairement aux plaines céréalières où nous avons à faire à une toponymie d'openfield découpant des grands espaces à la mesure du paysage, donc « molaire », la toponymie des piémonts rend compte de la discontinuité et de la singularité morphologique : elle est moléculaire. Là, nous sommes en présence d'une profusion sémantique où l'ancêtre éponyme jouxte la dénomination profane. Qu'elle renvoie au groupe, à l'individu (souvent sous une forme triviale) ou à géomorphologie (oued, ?ain, djebel, angued, agmir, et une infinité d'autres détails « bucoliques »), cette typonymie procède par répartition des dévolutaires présents et par rappel cumulatif de leurs auteurs communs... En dehors de l'émotivité culturelle ou cultuelle que recèle la « senteur » édifiante des toponymes, ils sont d'abord et avant tout marquage du capital familial, repère cadastral. Encore vivaces ces dernières années, la dénomination des lieux procède par division cellulaire, par suffixe ou par dérivation du toponyme générique. Dans nos constats antérieurs (1970) telle parcelle dénommée ga'ada et objet de litige familial se distribue, par suite d'un partage amiable, en ga?ada-sghira et ga'ada-kbira. Ce processus d'inclusion toponymique n'a pas manqué de poser des problèmes judiciaires notamment quand l'expertise ne parvient pas à identifier la chose vendue à partir de l'archive notariale ou hypothécaire (transaction successives portant sur des terrains sans doute différents mais portant la même dénomination car référant au périmètre initial ou patronymique).

Pourtant, ce souci de précision entre ce qui est « mien » et ce qui est « tien » n'a pas forcément poussé au zèle topographique quand bien même cela paraissait quelquefois utile. Il se trouve que l'acculturation juridique n'a eu ses effets qu'autour des villes ou près des terres coloniales : la raison toponymique est à la raison topographique ce que l'oralité est à l'écriture ; bien plus, elle signifie une forme de résistance à l'immatriculation foncière, à la dépossession. L'aventure de la francisation des terres consécutive à la loi Warnier (1873) a donné lieu à des déboires mémorables. Les limites, le groupe de référence les connaît, par des reliefs, des replis naturels, des tracés de sillons, des chemins muletiers, des crevasses, des arbres, des signes chromatiques et des « rien »..., notamment quand on a affaire à une forte indivision inter-familiale. Celle-ci procède par contiguïté, ce qui indique une forme d'identification verticale et horizontale. Dans le premier cas, l'ancêtre éponyme sert de première balise pour départager les familles. Dans le second cas, on a des héritiers qui sont toujours agnatiques sur la terre de leurs ascendants et toujours réservataires du fait des alliances tissées avec les familles voisines. Cela donne une configuration de « poupées gigognes » ou de chaine annelée. L'une des difficultés à laquelle s'était heurtée la « Révolution agraire », lors de la phase de recensement, était liée à l'opacité des domiciliations foncières des ayants-droit, et l'inadéquation flagrante de cette structuration diffuse avec le cadre communal, voire même départemental de référence comme unité d'investigation.

Du local au général ou la « Raison Islamique » (1)

(1) Ce paragraphe est extrait de l'ouvrage de l'auteur sur : « Espaces maghrebins, la force du local ? », L'Harmattan, 1995.

De cette pérégrination au ras du sol, jusqu'aux hauteurs célestes de la « Umma », des paliers intermédiaires doivent sans doute être repérés ; Nous y avons consacré quelques réflexions par ailleurs (N. Marouf, 1994), mais les faits présentés ici montrent suffisamment que la phrase de J. Berque, mise en exergue dans ce texte, n'est pas seulement un simple constat. Elle serait comme prémonitoire. Mais elle est aussi pari sur l'avenir car en passe de s'inverser : il y a au Maghreb une vérité du général qui tend à émousser celle du local, qu'elle soit toponymique ou anthroponymique. Telles des sépultures profanées, les lieudits se taisent, ne « disent plus », parce qu'il ne s'y passe rien. Les jeunes n'y retrouvent plus leurs repères et nombreux sont ceux qui ont déserté les lieux en quête de travail, ou en quête de « droit à la ville ».

A plus grande échelle, la dissolution du local se constate à la lueur du laminage auquel la société algérienne est soumise depuis une trentaine d'années : mobilité sociale vertigineuse, assujettissement drastique au pôle étatique, intégration salariale, prépondérance de l'Etat comme référant ou comme épouvantail, remembrement-démembrement de la société civile qui, ayant perdu ses bases locales ou ne pouvant utilement s'y cramponner, se laisse entraîner dans la dérive d'une identité certes résurgente, mais moins allégorique cette fois que par le passé. Car son caractère totalisant, sinon totalitaire, sert de nouvelle grille pour identifier les « nous » et les « autres » et donne tout à la fois son rythme au paysage, au déchiffrement du monde, et à l'activisme besogneux, à l'anomie enfin.

Le drame récent de la dite « décennie noire» ( dont les traces ne sont pas tout a fait éteintes en dépit d'un frémissement de sécularisation généré par le « Hirak « ), nous enseigne que la société civile conviée aujourd'hui à faire le chemin du paradis céleste après qu'on l'eût conviée à celui terrestre, passe d'une manipulation à une autre, celle-ci plus dangereuse par ses conséquences historiques, que celle-là. A - territoriale parce que trans-nationale, l'identité islamique renoue avec les partitions jadis inaugurées par les Templiers et les Sarrasins. Enfin, la société civile aujourd'hui est leurrée sur les vertus alternatives d'un « pouvoir islamique » et sur le cadre identitaire désormais désincarné et nébuleux que ce pouvoir présuppose. Dans ces conditions, la vérité du local devient-elle un rêve magique ?*

*Professeur Émérite des Universités