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De Sidi Bouzid aux «Gilets jaunes»

par Djamel Labidi

En 2011, les révoltes arabes avaient posé, avec des destins divers, la question de la démocratie comme une question historique urgente. L'Occident avait voulu alors donner en modèle sa démocratie aux Arabes. Mais ces révoltes arabes étaient revenues comme un boomerang sur les pays occidentaux pour montrer les limites de la démocratie occidentale.

Le 15 mai 2011, à Madrid, la place de «la Puerta del sol», avait les mêmes accents que la place Tahrir en Égypte et le mouvement des «Indignés» s'était répandu comme une traînée de poudre en Grèce, à Londres, à New York, à Montréal, et jusqu'à Tokyo. L'Histoire dira peut-être que tout cela a commencé un 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, en Tunisie. Des mots d'ordre comme «le dégagisme» de la révolution tunisienne ou «le peuple veut» de la révolution égyptienne vont gagner l'Europe pour influencer désormais les mouvements de masse, tel celui aujourd'hui des «Gilets jaunes». Emmanuel Macron avait repris le mot d'ordre de «dégagisme» à son compte. Accusé aujourd'hui d'abus de confiance, il en fait lui-même les frais.

En France, divers évènements avaient d'ailleurs annoncé la crise actuelle de la démocratie française. Citons parmi eux l'affaire Strauss-Kahn. Elle éclate le 14 mai 2011, c'est à dire, par un de ces étranges rendez-vous dont l'Histoire a le secret, la veille du «15 de Mayo» à Madrid.      

Elle montrait aux yeux d'une opinion publique littéralement sidérée, le côté obscur de la personnalité du directeur général du FMI, celui-là même qui allait être vraisemblablement le président de la République française avec le soutien intense des médias(1). Elle révélait aussi la crise profonde des élites dominantes, dont une bonne part s'était portée au secours de Dominique Strauss-Kahn.

En janvier 2014, une campagne médiatique d'une grande violence était déclenchée contre l'humoriste français Dieudonné, accusé de masquer un antisémitisme derrière sa dénonciation d'Israël. Dieudonné dénonce aussi régulièrement ce qu'il appelle «le système». L'acharnement dont va faire preuve contre lui la quasi-totalité des médias et des partis politiques de droite comme de gauche, qui se sont succédé au pouvoir en France, fournira, par là même, la preuve de l'existence écrasante de ce système médiatico-politique. Le large soutien dont Dieudonné va bénéficier auprès de l'opinion publique, notamment à travers l'Internet, révèle fortement, à cette occasion, l'existence actuelle de deux grands systèmes de communication, les médias traditionnels et les réseaux sociaux, voire leur opposition. L'un nécessitant des capitaux, l'autre étant à la portée de chacun, ce conflit entre ces deux grands systèmes va lui-même exprimer et amplifier, ici comme ailleurs, les aspirations à la justice sociale ainsi que cette crise de la démocratie.

La crise de la démocratie française, apparaît clairement aux élections présidentielles françaises de 2017. Plus personne ne se réclame désormais du «système» et chacun le dénonce ou fait mine de le faire. La situation est inédite. Le bipartisme droite-gauche s'écroule. Emmanuel Macron reprend le mot d'ordre du «dégagisme» à son compte. Il est élu à la suite d'élections «introuvables», marquées par une suite de rebondissements et de coïncidences étonnantes. Il bénéficie d'un large appui des médias mais son score, au premier tour, dépasse à peine celui de ses principaux concurrents. De plus, le nombre de bulletins blancs et le taux d'abstention sont si considérables qu'ils marquent aujourd'hui son élection d'un déficit de représentativité.

Aux États Unis, où on a toujours une longueur d'avance, le système médiatico-politique suscite depuis longtemps la défiance dans la population. Comme en Europe et en France, les chaînes de télé ont eu à faire face à une crise de confiance grandissante, voire à de l'hostilité. Les journalistes sont même parfois agressés. Mais Donald Thrump a su utiliser cette situation, en concentrant cette défiance sur les médias et journaux proches du parti démocrate, notamment la chaîne CNN et les élites, gravitant autour d'elle, politiciens, artistes, journalistes, intellectuels. Il a réussi ainsi à orienter, pour le moment, la colère grandissante de la population, au profit d'un projet de domination nationaliste, facilité par l'avantage économique et militaire que conservent les États-Unis sur le monde.

Cette situation, soit celle d'une sortie «par le bas», nationaliste chauvine, autoritaire, voire xénophobe, soit d'une sortie «par le haut», lutte contre les inégalités sociales, démocratie plus avancée, humanisme, caractérise d'ailleurs, partout où elle se manifeste, la crise actuelle de la démocratie occidentale.

(1) Djamel Labidi, «Affaire Strauss-Kahn, FMI et Démocratie», le Quotidien d'Oran», 2 juin 2011.