
Les Algériens ont peur d'eux-mêmes. L'idée s'impose après
des mois de réflexion sur l'immobilisme local. L'idée veut dire que les
Algériens sont presque tous d'accord que le régime est immangeable, mais
personne n'arrive à dégager un consensus sur «l'après». Car le problème qui se
pose est celui d'Abel contre Caïn, à la saison de l'humanité : que faire du
corps du mort après l'avoir tué ? L'idée la moins avouée, en effet, est celle
de la crainte : les Algériens ont peur d'eux-mêmes, de leurs différences encore
non négociées, de leurs violences réciproques. Le régime est détestable mais il
unit les gens contre lui ou autour de lui. Mort ou dissous dans la révolte, il
va laisser le vide qui est le plus mauvais portrait de l'avenir. L'idée que
l'ennemi réunit et que la libération divise a même été expérimentée et vécue et
mal vécue à l'Indépendance : le colon nous a réunis contre lui, 62 nous a
divisés après lui.
L'idée de fond n'est cependant pas de défendre le régime
comme une nécessité. Cette idée, c'est lui qui l'a nourrie : sans moi, c'est le
chaos, sans moi, vous vous mangerez entre vous (remake de la fameuse fausse
prévision de De Gaulle), sans moi, c'est le pire et
la faim. L'idée de fond est de dire que c'est une épreuve qu'il faut assumer, un
jour ou l'autre, selon la loi de la nature et de la maturité : un jour ou
l'autre, il faut résoudre la question du Père et assumer le poids du monde sans
le maître du ciel ou l'ancêtre. L'équation actuelle est intenable dans le temps
: un jour ou l'autre, il faut que les Algériens trouvent un consensus, imposent
un Etat à la place du régime et s'assument dans leur statut de peuple. Repousser
cette épreuve ne signifie pas la résoudre, dire que c'est le chaos en Libye ou
le flou en Tunisie est une gaminerie collective (je ne saute pas hors du nid
car l'oiseau voisin s'est cassé une aile), maintenir le statu quo est contre
nature, contre-histoire, contre-sens.
Ce confort dans l'irresponsabilité devant l'Histoire nous laissera nus le jour
où il cessera. Un jour ou l'autre, il faut soit se disperser soit construire un
pays, accepter sa propre langue, être fier de soi pour pouvoir marcher sur la
lune au lieu de la surveiller une fois l'an, se relever, délimiter sa frontière
entre l'acte et la défaite, et tenir tête au reste du monde dans l'égalité. Rêverie
que tout cela ? Non. Juste un rappel des lois des vies et morts des nations. Une
nation c'est comme une vie de couple entre un peuple et l'idée de soi et de
l'autre. L'humanité algérienne n'a pas encore commencé car devant le fameux
arbre des commencements, le couple hésite à mordre le fruit. L'humanité (et les
histoires suivantes) est née en effet d'un acte de désobéissance : profond
mystère originel à méditer !