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«Travail d'arabe» sur terre algérienne

par Kamel Daoud

De tout ce qu'a dit Chadli à une revue japonaise, tel que rapporté par des journaux algériens, une phrase heurte, scandalise, fait peur, terrifie et plonge dans le désespoir et la consternation. Il ne s'agit pas de son explication usée des évènements du 5 octobre 88, ni de sa vision «bande dessinée» sur l'amazighité, sa thèse sur un FIS qui aurait été moins nuisible s'il avait pris le pouvoir, ni de son explication de l'histoire à la façon d'un ethnologue colonialiste. Non, il s'agit d'une seule phrase incroyable de «honte de soi», de déni, d'ingratitude, de myopie et d'aveuglement : «Il n'y a pas d'identité algérienne spécifique à l'Algérie, à part l'identité arabe et musulmane».

C'est dit par un homme qui, comme des millions de «dénigrateurs» de soi dans ce pays, mange le pain de cette nation, a eu des enfants dans ce pays, respire l'air de ce pays, se fait payer par l'argent de ce pays, parle la langue algérienne de ce pays, a ses morts et ses proches dans ce pays, a représenté ce pays et qui proclame aujourd'hui que? ce pays n'existe pas. Qu'il n'est qu'une sorte de terrain vague à qui la colonisation arabe et la religion ont donné de l'épaisseur et de la visibilité dans l'histoire universelle. Exactement ce qu'ont dit tous ceux qui sont venus coloniser ce pays.

Le pire aussi est que cet attentat à l'identité est enfermé dans le duel connu, usé et fatiguant qui veut que si on se dit arabe on n'est pas amazigh et si on se proclame amazigh, c'est pour expliquer qu'on n'est pas arabe, et que quand on est arabe on est musulman et quand on est musulman on est arabe et qu'on n'est pas les deux, on est antinationaliste, un «reste de tribu» et une menace sur l'unité nationale.

Le débat sur l'identité algérienne étant enfermé dans deux camisoles de force (soit on est berbériste, et donc plus algérien que les autres, soit on est arabe et musulman et donc pas amazigh), n'a aucun regard ni tendresse pour l'évidence : l'algérianité. Cette nationalité qui a déjà sa langue, sa présence, sa terre, ses gens, ses chants et ses évidences.

Toute une génération de baathistes et d'intégristes de la berbérité exclusive nous a réduits à un troisième déni de soi : celui de la négation de l'algérianité. Comme si pour avoir une identité, il fallait toujours remonter le temps au lieu de le descendre et de l'honorer par son acte et sa récolte. Comme si l'enjeu était celui de sauver des ancêtres au lieu de sauver nos enfants. Comme si, encore une fois, l'algérien et l'algérianité étaient une question plébéienne, d'accident, d'amalgame postcolonial et de basse caste : les berbéristes traitent l'algérien et l'algérianité de la même manière que ces aliénés du baathisme : avec la moue du mépris en expliquant que la langue s'impose mais ne se crée pas. Chadli, par ces propos, confirme que ce pays sera longtemps malade de se nier et de cracher sur le ventre qui l'a enfanté.

Pour comprendre les propos d'un homme qui a gouverné un pays qu'il dit aujourd'hui ne pas exister et qu'il n'a jamais existé que comme appendice d'un Moyen-Orient mythique envers lequel nous devons des remerciements pour nous avoir accueillis dans son arbre généalogique, il faut transposer. Imaginer par exemple une sorte de colonisation française qui aura réussi après deux siècles d'écrasements et de guerre contre les fellagha et qui aura produit, deux ou trois siècles après l'invasion, une génération de colonisés et d'aliénés revendicateurs de leur statut de colonisés, fiers de l'être et capables de prendre les armes et le crachat contre ceux qui leur rappelleront leur vraie histoire : des sortes de «peaux noires, masques blancs», qui deviendront plus tard présidents, clercs, intellectuels et idéologues capables de prononcer ce genre de verdict assassin : «il n'y a pas d'identité propre à ce pays, sauf celle de ses pères fondateurs, les colons, et de la métropole». Il suffit de remplacer, pour comprendre, le «nos ancêtres les arabes» enseigné aujourd'hui, par «nos ancêtres les Gaulois» enseigné il y a 60 ans.

La colonisation arabe est une réalité, elle s'est faite au nom de Dieu par le sabre. L'histoire de l'homme n'est pas une histoire d'amour mais de violence, de conquête, de séduction, d'épopée, d'honneur et de réformes. La colonisation arabe est une réalité : elle a eu gain de cause parce qu'elle a été soutenue par une vaste vision du monde inédite : une nouvelle religion. Faire le procès de ces conquérants n'est pas le procès de la religion : la religion ne tue pas, ce sont ses fidèles qui peuvent le faire en son nom. La religion ne prend pas la terre, n'impose pas les impôts et ne réduit pas les conquis à ses serfs. Ce sont les hommes et leurs appétits. Il y a des colonisations qui réussissent : celle des arabes en est une. L'Islam n'est pas une propriété des arabes. Etre religieux n'impose pas de cracher sur ses ancêtres ou sa langue ou son pays. Etre musulman, c'est un choix, une foi ou une quête.

Se proclamer arabe dans une Algérie qui vous a été offerte parce que vous y étiez un militaire âgé avec le plus haut grade, est une maladie. Enfermer l'Algérie soit en Kabylie soit en Arabie saoudite est une négation et une dénégation. Dire que ce pays n'existe pas après avoir mangé son pain est une ingratitude. C'est à en pleurer de désespoir en regardant ses propres enfants marcher sur une terre qu'on leur dit appartenir à d'autres géographies et parler une langue qu'on veut leur arracher de la bouche. Pourquoi faut-il être du MAK pour être algérien ou être arabe pour être algérien ? Pourquoi cela ne suffit pas, n'honore pas, n'émeut pas d'être simplement algérien sur une terre présente avec une langue qui est là ? Pourquoi on vous crache dessus lorsque vous répétez que «l'arabité m'appartient. Je ne lui appartiens pas». Autant que l'amazighité. La seule chose à qui j'appartiens, c'est ce pays, et pour cela, je n'ai besoin ni d'une religion ni d'une maladie : seulement de regarder autour de moi et de surmonter cette petite voix que nous ont léguée nos aînés et qui dit que tout ce qui est algérien est mauvais, mal fait, ne vaut rien.