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L’école et les chiffres !

par Yazid Haddar *

Les vacances sont finies, c’est la rentrée scolaire. 8 176 700 élèves ont rejoint l’école pour cette rentrée. Environ 1 300 000 étudiants ont rejoint l’université algérienne.

Ce qui représente 1/3 de notre population. Comme chaque rentrée, les chiffres de réalisation sont à foison.

Reflètent-ils la réalité ? Une société est à l’image de son école, disent les spécialistes. Elle produit des nouveaux citoyens qui organisent leur espace, qui intègrent le temps dans leur démarche au quotidien, qui développent leur intelligence et qui préparent un avenir enraciné dans les valeurs nationales et universelles. L’école algérienne souffre de terribles lacunes, qui ont désorienté notre société devenue un vrai capharnaüm ! Souvent dans mes discussions avec des amis l’école prédomine tous les maux de la société et tous nos espoirs se convergent et se concentrent en celle-ci. Les sujets qui émergent concernant l’école ce sont souvent l’identité nationale, la question de la langue et enfin la pédagogie, cette dernière préoccupe moins certaines de nos élites. L’école n’est pas uniquement un lieu de savoir, mais elle est le lieu de citoyenneté par excellence.

 Le ministre de l’Education nationale(1), qui s’approche de la vingtaine d’années à ce poste, a répondu aux questions du quotidien L’expression où il a mis en avant quelques chiffres élogieux à son encontre. Ces chiffres reflètent-ils réellement la réalité de notre école, en l’occurrence le niveau scolaire de nos élèves ? Peut-on prendre comme critère uniquement les réalisations et les taux de réussite au Bac et au BEM ? Y a-t-il d’autres moyens pour évaluer objectivement ce que l’école algérienne utilise : les méthodes utilisées, les contenus proposés dans les livres, etc. ? Il y a tant d’interrogations qui restent sans réponses dans l’entretien que monsieur le Ministre a exposé.

L’être humain est né pour apprendre et selon Jean Piaget nous avons tous les mêmes mécanismes pour acquérir la connaissance. Ce qui signifie qu’au niveau cérébral, nous avons les mêmes circuits qui traitent l’information. Les neurosciences à ce sujet nous ont apporté beaucoup de réponses concernant le système d’apprentissage. Il existe des réseaux pour traiter une information visuelle, auditive, etc. De plus, sur le plan cognitif, il existe ce que nous appelons dans le domaine de la psychologie cognitive, des schémas, qui déterminent et analysent l’information que nous avons reçue, selon notre subjectivité. Qui, rappelons-le, naît des bases culturelles (morale, religieuse, langagière), éducatives, des expériences et des présupposés (celle-ci façonne notre subjectivité et/ou forge notre conscience morale). Autrement dit, la subjectivité est la manière de comprendre et d’interpréter l’information et le sens qu’on lui donne. Cela nous ramène à la question des différentes types de motivations qui interviennent en situation d’apprentissage : la motivation par sécurisation, à l’origine du plaisir lors de la réalisation de tâches maîtrisées, ou lorsque l’élève reçoit de l’affection ou de la reconnaissance ; la motivation d’innovation qui procure du plaisir lorsque l’élève se sent progresser, ou en phase de découverte ; et enfin la motivation d’addiction, foncièrement négative, qui pousse l’élève à satisfaire des jugements qui ont été émis sur lui (il rate son devoir de mathématiques, car il a toujours entendu qu’il était mauvais en mathématiques, ou il cherche à avoir de bonnes notes en français car on lui dit qu’il est excellent en français)(2).

 Rappelons quelques notions fondamentales en lien avec l’apprentissage, exposées ici en bref, il s’agit des grandes capacités que le cerveau humain développe dès l’enfance. Elles sont : la capacité d’initiative, d’attention, de représentation, de planification, de régulation des émotions et de flexibilité mentale. Toutes ces capacités sont composées au niveau du lobe frontal. Les capacités d’initiative et d’attention qui sont en lien avec la relation de l’enfant avec son espace. La première confère à l’élève la capacité de déclencher une suite de gestes pour résoudre une tâche donnée. Les neurobiologistes distinguent deux sortes de mouvements : hétérodéterminés (c’est d’obéir à une consigne) et autodéterminés.

La seconde fonction spatiale, l’attention, c’est la capacité du sujet à diriger et à maintenir durablement son attention lors de la formation et de la réalisation d’un projet. Cette capacité est nécessaire pour planifier les actes, et les exécuter en conformité avec des intentions ordonnées. Elle joue également un rôle primordial dans le processus de mémorisation (encodage-stockage-récupération) particulièrement dans l’encodage. La capacité de représentation mentale, qui est la capacité d’évocation de ce qui n’est pas présent. La permanence des perceptions sensorielles en absence de stimulus est la condition nécessaire pour disposer de représentations durables du monde et du soi. La planification c’est la capacité de se représenter l’avenir, de former un projet ou de construire un programme d’action et de vérifier son exécution. La régulation des émotions, il s’agit de notre liberté d’action et de pensée qui résident dans la possibilité de ne pas obéir à l’impulsivité. Cela suppose d’avoir le choix entre laisser aller à un débordement émotionnel ou, au contraire, le moduler ou même l’inhiber selon nos projets. Enfin, la flexibilité mentale, il s’agit de la capacité d’abandonner une règle, une manière de résoudre un problème, une représentation ou un comportement, pertinents à un moment donné, mais qui ne correspondent plus aux exigences d’une situation nouvelle.

 Rappelons que, d’après le principe d’assimilation et d’accommodation de Piaget, l’élève doit pouvoir se séparer d’anciennes représentations pour les faire évoluer face au problème à résoudre. L’assimilation est quand l’individu perçoit un objet (qui peut être physique ou une idée), il essaie de l’assimiler. Si cette assimilation, c’est-à-dire l’intégration de l’objet à un schème psychologique préexistant échoue, alors commence un processus d’accommodation. En d’autres termes l’assimilation est un mécanisme consistant à intégrer un nouvel objet ou une nouvelle situation à un ensemble d’objets ou à une situation pour lesquels il existe déjà un schème, alors que l’accommodation est un mécanisme consistant à modifier un schème existant afin de pouvoir intégrer un nouvel objet ou une nouvelle situation. L’équilibration est l’autorégulation entre assimilation et accommodation. C’est un processus qui permet de passer d’un état d’équilibre psychologique à un autre, qualitativement différent, en passant par de multiples déséquilibres et rééquilibrations(3).

Ces capacités peuvent être dysfonctionnelles par des lésions cérébrales et par des distorsions psycho-éducatives et sociales. Ces dysfonctionnements peuvent enfanter des pathologies d’ordre comportemental et des déficits d’acquisitions, qui ont des retombées sur la société.

 Ces déficits peuvent être pris en charge par l’intervention du psychologue, en particulier le neuropsychologue, qui a des outils pour dépister ces déficits à l’âge précoce. Ainsi, les pathologies telles que la dyslexie, la dyscalculie, des troubles de déficits de l’attention et de l’hyperactivité (TDAH), etc., peuvent être dépistées dès le jardin d’enfants et au spécialiste d’élaborer des prises en charge adéquates. En l’état actuel, l’université algérienne, comme nous l’avons signalé à plusieurs reprises, ne forme pas des compétences en la matière, qui peuvent faire face à ces pathologies. De plus, il existe peu de laboratoires dans nos universités, qui réalisent des études scientifiques sur la question. Il est temps, à mon avis, que les autorités concernées prennent des mesures urgentes pour former une nouvelle génération de psychologues et des neuropsychologues, en ouvrant par exemple un Master 2 en neuropsychologie.

Comme nous l’avons signalé plus haut, les chiffres, que le ministre d’Eduction a présentés, reflètent-ils réellement la réalité de notre école ? Car si les taux de scolarisation ont fortement crû, les objectifs de l’enseignement en Algérie n’ont jamais été pédagogiques. Aussi se sont-ils trouvés résumés par la gestion de flux démographiques toujours pensée en termes économiques et financiers, là où une formule générale tenait lieu de programme : « le développement national économique, social et culturel »(4). Il est primordial de repenser ce fonctionnement en instaurant des moyens d’évaluation des méthodes pédagogiques qui existent. Il existe des organismes internationaux qui font des évaluations sur la lecture, le niveau des mathématiques, l’état motivationnel des élèves, la capacité de l’élève de faire une synthèse et d’acquérir l’esprit critique, etc. Tout ce travail devrait se faire au niveau national par des institutions et des laboratoires indépendants. De plus, on devrait travailler au niveau régional, c’est-à-dire des pays de l’Afrique de Nord, en comparant les capacités des élèves dans chaque domaine, pour savoir quels sont les points forts et faibles de notre système éducatif. Ainsi, on va sortir de la spéculation stérile sur la langue à utiliser, les méthodes pédagogiques à adapter, etc. Il est urgent d’agir.

Notre système scolaire subit des menaces importantes au niveau idéologique, quand on sait que parmi 460 0005 enseignants des écoles, il y a 300 000 enseignants affiliés à un parti islamiste, c’est-à-dire 65,21% de l’effectif global des enseignants, ceci peut poser un grave conflit à l’avenir, concernant le projet de la société à projeter dans le futur. Cette situation nous rappelle une situation vécue dans les années 90 où 40,62% des enseignants du primaire étaient des présidents d’APC d’un parti islamiste. Il est temps de tirer des leçons de tout ce que la nation a subi. Un autre exemple est flagrant, c’est l’enseignement de la philosophie qui a subi une régression impressionnante. Dans une étude publiée dans NAQD N°(5), le chercheur Omar Lardjane « a montré qu’on trouve le Kitab/88 une inclination vers la démarche caractérisant le manuel égyptien de philosophie. Alors qu’on percevait dans le manuel algérien de 1968 une connivence avec le spiritualisme français, on relève dans celui de 1988 une forte attirance pour les méthodologies et le logicisme anglo-saxon. Il est peut-être intéressant de noter ce déplacement de l’inspiration des auteurs de manuel algérien passant du modèle français au modèle égyptien et vécu sous le signe d’un « retour aux sources », n’est en réalité qu’un déplacement au sein même de la culture européenne, entre le pôle continental (France, Allemagne, etc.) où la philosophie a acquis une position dominante dans le champ du savoir depuis le XVIIIe siècle, et le pôle anglo-saxon (Angleterre, Amérique, …) où empirisme et pragmatisme font bon ménage avec le féodalisme. De cette entreprise, écrivait Omar Lardjane, de synthèse entre açala et mo’çara, entre Islam et Occident, on a vu ce qu’il en résulte : un discours théoriquement instable, qui tend à expulser la philosophie et la figure de sujet ». Ainsi, ces individus produits par ce système de pensée fonctionnent socialement comme des sujets empiriques, c’est-à-dire comme des sujets économiques, des sujets politiques, des sujets juridiques, etc. Ce genre d’études nous éclaire sur le fonctionnement de notre école et elles devraient se multiplier. Notre souhait est que nos responsables prennent conscience de l’enjeu de l’école. Le dogmatisme que nos enfants subissent et l’appauvrissement intellectuel que le système scolaire contribue à son institution mènent forcement à une société intolérante et enfermée sur elle-même.

* Neuropsychologue et auteur

Notes:

1 Cf. L’expression du 12/09/2010.

2 Cf. Cerveau et psycho, N°41, septembre-octobre 2010.

3 http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Piaget

4 Fatma Oussedik, à la recherche d’un état endormi, in Diogène n°226, 2009.

5 Cf. TSA 10/08/2010 et Le soir d’Algérie du 16/08/2010.