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Algérie - France : match perdu

par Abdou B.

«On reproche aux gens de parler d’eux-mêmes, c’est pourtant le sujet qu’ils traitent le mieux». A France.

Les relations algéro-françaises continuent de susciter des polémiques, une guerre des mémoires, des conflits subjectifs et d’autres beaucoup plus concrets, s’agissant de l’économie, du commerce, des investissements, de la dépendance alimentaire, du marché des médicaments, des voitures, etc. Le spectre très large, traditionnel (depuis 1830) des problèmes, des griefs s’enrichit au fil du temps par des conjonctures, des affaires que montent en épingle des «familles», des journalistes plus ou moins indépendants, les médias lourds plus ou moins (selon le pays) performants, autonomes, des acteurs politiques légitimés par une majorité élue ou par des «décideurs» plus ou moins intéressés en termes de marchés ou d’enjeux idéologiques. Et comme dans tous «les conflits globaux», celui que traînent l’Algérie et la France n’épargne aucun secteur et concerne directement ou par ricochet les champs culturels, les productions et les programmations dans les paysages audiovisuels, la production, l’exploitation d’œuvres cinématographiques et même parfois le théâtre et le one man show.

 Dans ces domaines (qui sont des industries, une économie en France) qui relèvent pour leur santé financière de la liberté de création, d’expression, de l’étude de marché, de l’existence d’espaces qui leur sont dédiés, de l’incorrect politiquement, de la critique la plus insolente, irrespectueuse, du nombre de chaînes de T.V., de théâtres, de forums, de reines spécialisées, de chaires universitaires, des bacs spécialisés, l’Algérie, à l’évidence, ne peut jouer dans la même ligne que la France. Cependant, «les forces» en présence, les résultats en termes d’audiences, de recettes, de volumes de production et d’exploitation ne dissuadent nullement des acteurs, des groupes algériens de se «refaire le match» et de se faire sans risque aucun leur guerre d’indépendance, leur credo nationaliste sinon d’en référer au «peuple algérien» censé être un seul homme et réagir comme tel. On fantasme toujours sur «un seul héros…» derrière «le leader bien-aimé», avatars de la plus belle utopie du 20ème siècle.

Or les réalités sont différentes, complexes et très éloignées des rêveries des «moudjahidine» de l’an 2010. La relation algéro-française dans sa version conflictuelle et subjective a encore de beaux jours. La guerre des mémoires par créations artistiques, culturelles, littéraires interposées et la guerre des images mettent en exergue un rapport de forces qui ne profite qu’à la partie française. Les créateurs de l’hexagone, les historiens et chercheurs, qu’ils soient pour l’indépendance des peuples ou pour «les bienfaits du colonialisme», sont Français et tous versent leur obole au patrimoine, à la pensée, à la culture et au rayonnement (y compris par l’exportation commerciale) de la France. Si, aux niveaux politique, diplomatique, commercial, sécuritaire, énergétique de la circulation des personnes, l’Algérie et la France héritent, avancent, se tournent le dos, reculent, font des pas l’une vers l’autre au gré des conjonctures, des couleurs politiques et même des ego, qu’en est-il dans l’autre «guerre»? Cette dernière se joue de façon «normale» en fonction des marchés, des demandes, des publics ou bien sous la pression de groupes, à la faveur d’évènements, de conjonctures, de dates lues de part et d’autre de façon différente. Elle se joue sur les terrains du ludique, du festif, de l’imaginaire, de la recherche et de la création. Après «Indigènes» et «Hors la loi» de R. Bouchareb, des projets réalisés avec les apports non négligeables d’un Français d’origine marocaine et d’un Tunisien (Debbouz et T. Ben Ammar), des Algériens ont cru découvrir le St Graal pour s’en aller se refaire leur guerre d’indépendance en guerroyant contre un parlementaire français de Nice et une centaine d’agités du bocal qui ont assuré une bonne pub aux films. Les manifestations de toutes sortes, les pour et les contre, ont surtout démontré qu’en France, il est possible de faire, de montrer et de donner son avis sur des œuvres qui traitent, sur le mode de fiction, de la guerre d’Algérie. Et dans cette «guerre des images» entre le cinéma et la T.V., il y a de fortes chances de comptabiliser plus d’œuvres de droit français.

Là-bas, on trouve sans attendre «l’autorisation» ou la censure de ministères, de «familles», de clergés, etc. Le dernier film de Bouchareb est sorti dans 400 salles sur le territoire français, beaucoup plus petit que l’Algérie. Les entrées au strapontin et au centime près seront chiffrées parce que les salles sont informatisées et que le guichetier ne peut, comme celui des rares salles algériennes, laisser passer parents et amis gratuitement car les espaces sont gérés par des salariés de l’Etat ou de la mairie. En France, les résultats de l’exploitation de n’importe quel film, français ou étranger, sont publiés dans le registre public de la cinématographie tenu par le C.N.C, qui peut être consulté par n’importe quel terrien et plus tard par d’autres créatures si elles existent. «Hors la loi» a bénéficié de combien de salles, quand et où pourra-t-on consulter les résultats de sa sortie en Algérie? En enlevant les invités «sous le haut patronage de…», une pratique spécifique et généralisée, même pour un salon sur les amours clandestines des escargots, quelles sont les recettes pour l’Algérie?

Sur le terrain donc du cinéma, le match est perdu depuis longtemps, pour toujours, par l’Algérie. En 2009, la France a produit 230 films, soit le double de l’Allemagne ou de l’Angleterre. La star de l’industrie du film en France Luc Besson va inaugurer une cité du cinéma en 2012. Dans cet espace, ce manager privé va regrouper 9 plateaux de tournage, des loges, des restaurants, des ateliers de fabrication de décors, des aires de stockage et sans doute une école… et lorsqu’un privé investit autant d’argent, c’est que le cinéma est juteux, ne dépend pas du nombre de lois qui sont censées régler les petites querelles entre un ministère et des APC autour de quelques salles plus ou moins moches, plus ou moins informatisées, plus ou moins à la page pour les films qui sortent chaque mercredi en France, où 200 millions de spectateurs ont payé leur billet en 2009. 200 millions!

L’histoire commune du conflit Algérie-France a suscité et suscitera des films et des programmes audiovisuels français au-delà du statut juridique des TV. Parce que les politiques, les industriels de l’image, les artistes, les écrivains, les spectateurs, les producteurs, les historiens estiment que cela fait partie de leur histoire, de leur mémoire collective, de leur liberté d’expression, de leur relation au monde, de leurs blessures… C’est donc le plus normalement du monde, dans le respect des écoles, des affinités politiques, des convictions religieuses que l’industrie et la libre création françaises mettent sur scène, dans l’édition, sur satellite, des émissions, de livres, des films, des débats, des enquêtes sur les harkis, le FLN, l’armée française, le colonialisme… De ce côté, celui des vainqueurs au bout d’une guerre terrible et exemplaire du 20ème siècle, on veut fortement perdre la guerre que l’image, le son, le satellite, donnent à lire aux jeunes, aux plus âgés. Par la censure, la bigoterie religieuse, la négation des pluralismes, les archaïsmes, la guerre des images, des imaginaires, de l’imagination créatrice est perdue depuis longtemps alors que les mémoires et les archives en France s’enrichissent sans cesse au profit des générations, des chercheurs et des publics français. Devant une défaite annoncée dans la guerre des images, on ne fait que réagir en Algérie, sans jamais agir pour libérer les énergies créatrices, lever les censures, les tabous pour mener cette guerre toute pacifique dans laquelle il est stupide de demander à «l’ennemi» de mettre son argent, ses libertés de dire, ses talents, ses salles et ses TV au service des thèses algériennes.

C’est ce qu’on reproche au film «Des Dieux et des hommes» sur les moines assassinés. Pourquoi ce film (et il y en a tellement à faire sur la décennie rouge) n’a pas été produit à 100% ou coproduit par des capitaux algériens? Lorsqu’on sait la guerre menée par les dirigeants du clergé algérien contre M.Arkoun, la place faite aux «Foursane du Coran» comparés aux chercheurs, la béatitude devant la plus grande mosquée, le plus grand supermarché, la plus longue nuit passée à prier, il y a des guerres impossibles à mener, encore moins à gagner. Pour le moment, dans la guerre des images, il n’y a pas photo. Que des créateurs français parlent de nous, c’est bien, mais que nous le fassions nous-mêmes, de nous et d’eux, c’est beaucoup mieux. Sinon le match est perdu.