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Fatwa analogique contre vision numérique

par Kamel Daoud

La polémique entre le Cheikh de la zaouïa Alawiyya et le Haut conseil islamique est-elle une polémique ? Non. C'est une maladie. On se souvient tous de la révolte assise contre les yaourts à propos des douze caricatures danoises. La treizième caricature a été la réaction des musulmans rassemblés par un dessin et dispersés par les évidences et l'incapacité à fabriquer l'insuline comme les labos danois. Aujourd'hui, l'Algérie s'offre la quatorzième caricature. C'est l'histoire du livre de Cheikh Bentounès «Héritage soufi» contre les Cheikhs du Haut conseil islamique. Pour l'à-propos, on lui reproche d'avoir reproduit quelques miniatures perses et quelques imageries populaires sur le Prophète, quelques vestiges de l'histoire musulmane détruits par le puritanisme iconoclaste des wahabbites et d'avoir fait un peu d'histoire à la place des fatwas. Les cheikhs algériens, réduits à l'oisiveté dans la carte du Pouvoir religieux détenu par le Moyen-Orient et les cercles affidés du wahhabisme saoudite, n'ont pas trouvé mieux que de découvrir un objet litigieux pour se donner de la visibilité. Bentounès y répond qu'il s'agit d'un héritage populaire qui ne pose pas problème dans la sphère de l'islam mais dans la sphère de l'islamise ou du conservatisme dogmatique. On peut s'arrêter là, ou continuer à disséquer le cadavre de cette image qui provoque mille mots inutiles.

 Car, au fond, le problème n'est pas la pseudo image d'un prophète au visage masqué par les géniaux miniaturistes de l'époque de gloire de l'Islam, mais dans l'image que l'on s'offre et qu'on offre aux caméras occidentales aujourd'hui dans la planète d'Allah. C'est l'image d'un univers malade, en crise de représentativité et de représentation, incapable de marcher sur la lune, mais prompt à faire marcher les siens les uns sur les autres. Un univers bloqué sur le détail, incapable de moderniser ses rites, de réformer ses visions (la primauté de la chamelle sur la machine à vapeur) et fervent de la remontée du temps proposé par les courants islamistes salafistes les plus névrotiques. Cet arrêt sur image est un arrêt sur le temps. Et, lorsqu'un clergé se proclame censeur souverain des images, c'est qu'il peine à en trouver une, à s'offrir un rôle à la hauteur des conquêtes d'autrefois et à réfléchir le religieux au-delà des interdits consolidés.

 Cette polémique est une maladie du Sens. Elle est à ranger au chapitre de la chasse aux chrétiens au nom de la lutte contre l'évangélisme, de la lapidation officielle des «mangeurs du ramadan» et de la talibanisation rampante de la société algérienne depuis la fausse mort du FIS. Si on n'en est arrivé là, «c'est qu'on a peur», expliquera Cheikh Bentounès au chroniqueur. Le religieux est, aujourd'hui, otage des pires infantilismes : il n'arrive ni à se dégager de l'Etat soporifique et ses Imams CCP, ni des islamistes en embuscade permanente. Et, c'est cela le plus terrible : se voir voler cet héritage par des milices idéologiques et voir l'Algérie revenir à la sous-traitance confessionnelle des pires dérives islamistes importées.

 La fin de «L'Islam du Lla yajouz», selon l'expression du Cheikh Bentounès, n'est pas pour demain. «J'ai vu des mosquées où la prière était célébrée par des imams avec les hommes à leur droite et les femmes à leur gauche, pas derrière», racontera-t-il. Chose impossible chez nous. Pourquoi ? Parce que dans l'ordre des oisivetés du siècle, nous n'arrivons même pas à être des musulmans ou des islamistes précurseurs, seulement des produits dérivés et des photocopieurs. Et, comme toute peuplade dérivée, nous sommes poussés à l'extrême des choix pour justifier une appartenance. C'est ainsi que nous avons été plus nationalistes que les autres nationalistes, plus Arabes que les Arabes, plus musulmans que les autres musulmans...etc.

 Cette affaire d'image est donc une aubaine pour certains : avec un Islam réduit à l'ablution, la prière et à la surveillance du croissant lunaire, certains ont enfin quelque chose à se mettre dans la bouche pour faire bouger leur langue. Dieu quelle misère que celle de n'avoir à manger que sa propre langue et d'en vouloir à une miniature pour oublier sa propre miniaturisation !