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La problématique et la gestion de la rente pétrolière dans une perspective de durabilité

par M. A. Ait-Ali*

L'Algérie est en train de manger sa rente pétrolière par les deux bouts, par le beurre et l'argent du beurre ; les aspects les plus visibles nous montrent un marché domestique où les carburants sont cédés à des prix dérisoires, incitant ainsi aux gaspillages nombreux et aux trafics frontaliers, juteux et meurtriers, qui perdurent depuis des décennies. L'Etat donne ainsi aux citoyens l'illusion qu'ils sont riches alors qu'ils sont en train d'hypothéquer l'avenir de leurs enfants et celui des générations futures. Il ne suffit pas de répéter quelques constats ou déclarations de circonstance pour amener le citoyen à une gestion collective plus rationnelle des ressources du domaine publique. Ce qu'il faut relève d'une politique rationnelle sur le long terme, faite de vérités vraies et non pas de vérités administrées comme telles. Une politique digne de ce nom se base sur des faits avérés ; elle se prépare avec des études approfondies et fait l'objet de débats larges et ouverts dans le cadre des institutions. La problématique de l'énergie est universelle; elle a été débattue depuis trente ans au niveau mondial et les solutions préconisées sont connues; elles sont applicables à tous pays selon leurs conditions particulières. Les sources d'énergie sont soit renouvelables, comme celles d'origine solaire, soit non renouvelables, comme les énergies fossiles et les matériaux fissiles.



Mais, le problème de la gestion des ressources énergétiques se pose à l'Algérie de façon particulière et dramatique car ces ressources, composées d'hydrocarbures légers et de gaz naturel, sont épuisables relativement à court terme et alimentent ses budgets à hauteur de 95% depuis bientôt quarante ans. Même si ce court terme est relativement élastique, à cause de nouvelles découvertes possibles ou même probables, il constitue néanmoins un horizon fatidique aussi immuable que la mort ; penser après la mort des énergies fossiles, c'est se placer dans le paradigme de la durabilité. A l'opposé de ce point de vue, la presse nationale rapporte de temps à autre des opinions et des déclarations sereines et à la limite dilettantes. Durant l'été 2008, certains écrits évoquaient même avec détachement la fin de nos exportations d'hydrocarbures à l'horizon 2040 ; il y était plus question des centaines de milliards de dollars à engranger d'ici là et des hypothétiques surplus financiers à consommer ou à placer, que de vrais débats sur les conséquences de cette situation terminale à la laquelle il y aurait lieu de se préparer sérieusement. Pour un pays comme l'Algérie qui peine depuis trente ans à investir ses revenus pétroliers dans des projets industriels de substitution aux importations d'équipements et biens consommables d'une part, et aux exportations d'hydrocarbures d'autre part, la gestion de la rente pétrolière est encore plus complexe aujourd'hui que ne la décriraient les théories d'économie politique classique, avec les hypothèses de compétitivité loyale. La sagesse et le simple bon sens dicteraient donc de surseoir aujourd'hui à l'extraction d'une ressource non renouvelable au-delà des strictes quantités nécessaires à nos besoins, et ceux-ci sont loin d'être incompressibles. Sans avoir à aller au rationnement de cette énergie vitale, il suffirait d'abord de la commercialiser à son juste prix pour limiter dans un premier temps la consommation et le gaspillage, et à terme pour produire des énergies renouvelables de substitution. Le juste prix n'est pas un prix interne élaboré sur des critères toujours questionnables, voire même spécieux, que les décideurs politiques essaient souvent de justifier dans des conditions similaires par un populisme expéditif et de bon alois. Un citoyen responsable a le droit et le devoir de s'interroger sur les meilleurs voies et moyens de gérer ce patrimoine national. Le juste prix à payer pour les choses de la vie est un prérequis à toute décision saine de consommation; dans le domaine de l'énergie, le juste prix est, à la limite, un prix de substitution, donc au moins égal à celui pratiqué aujourd'hui pour les exportations, et à terme égal à celui des énergies renouvelables dont la nature nous a si généreusement gratifiés.

 A l'opposé de cette vue des choses, on assiste quotidiennement aux excès d'un laxisme qui encourage le gaspillage de ce patrimoine national, aussi bien au niveau du simple citoyen que des établissements publics. Les bilans énergétiques officiels couvrant les quinze dernières années font état d'une consommation énergétique interne qui augmente de 5,4% pour le gaz naturel pour atteindre 16,8 milliards de m3 en 2005, avec 10,3 milliards pour la production d'électricité, dont la demande augmente à environ 6,5% annuellement. Mais cette croissance de la consommation n'est cependant pas due à une croissance industrielle ou une production accrue de richesses.



En 2007, la consommation domestique s'élevait à 39, 393 millions de Tep et la consommation finale à 27,569 millions dont 14,340 millions pour la consommation des ménages, 6,779 pour les industries et BTP et 6,450 pour les transports ; la consommation des industries et BTP, qui est un indicateur de la productivité, représente à peine le quart de cette consommation finale, soit moins d'un kg de pétrole par habitant et par jour ouvrable. En fait, on peut constater que la consommation d'énergie par capita a stagné entre 1984 et 2004, et celle des industries et BTP a diminué, non parce que nos industries sont devenues plus efficaces, mais parce que moins nombreuses car le pays n'a pas réussi à s'industrialiser ; les secteurs lourds et la transformation ont même régressé à la suite de dépôts de bilans forcés et de restructurations interminables et coûteuses. Pendant ces vingt ans, la consommation des industries et BTP n'a progressé que de 36%, alors que la population a augmenté d'environ 83%. Entre 1984 et 2004, la consommation nationale d'énergie a augmenté de 20,854 millions à 34,941 millions de Tep, soit à un rythme de 2,6% alors que la population a progressé en moyenne de 3,1% ; la consommation moyenne par capita a donc diminué à 1,1 Tep environ, alors que la consommation finale des transports et des ménages a augmenté en moyenne de 2,8 et 4,7% par an, respectivement. Ainsi, même si la consommation nationale par capita est restée simplement stagnante durant cette période alors que celle des transports, des ménages et des pertes de distribution qu'on peut leur associer, ramenée à la population, a augmenté en moyenne de 4,2% par an, peut donner à croire qu'il y a régression de notre économie. L'idée de ne pas avoir produit de progrès en vingt ans n'est pas rassurante. On peut en déduire que l'augmentation de la consommation des ménages et des transports, pour une bonne part celle de particuliers, est accélérée par une pratique de prix que l'on peut juger trop bas : 13,2 DA/litre pour le gasoil, 23,2 DA/l pour l'essence et moins de 2 DA/kWh en moyenne pour l'électricité. Pour faire face à une importation démesurée de véhicules particuliers, Naftal doit déjà importer au prix externe, quelque 200 000 tonnes de gasoil annuellement pour satisfaire une demande inférieure à la capacité de raffinage nationale; elle est contrainte de le vendre à 13,2 DA/l à la pompe, d'où une subvention de plus de 9 milliards de DA ou perte sèche pour le Trésor public. En ne pratiquant pas les prix externes, l'Etat perd en fait beaucoup plus en subventionnant la consommation interne des carburants et de l'électricité. En se basant sur la consommation de combustibles liquides et gazeux de l'année 2005 et une différence entre les prix internes et externes de 8$/MMBTU pour le gaz et 12$/MMBTU pour les liquides, on estime ains les subvenions de l'Etat à 5,1 milliards de dollars pour les produits gazeux et 2,8 milliards pour les liquides, soit une subvention annuelle d'au moins 8,5 milliards de dollars US. Cette estimation est volontairement simplifiée car il aurait fallu disposer de données plus détaillées et plus précises sur le volume des produits consommés et les différentiels des prix consentis par l'Etat ; mais elle est indicatrice d'une distribution de la rente pétrolière qui interpelle notre simple bon sens. Les conséquences de ces subventions à la consommation finale de l'énergie sont d'abord un gaspillage injustifiable qui appauvrit d'autant le patrimoine énergétique et ensuite un manque à gagner considérable pour le budget de l'Etat qui pourrait réduire de 20 à 25% ses exportations d'énergie sans avoir à réduire ses prévisions budgétaires. L'autre conséquence est la mise en difficultés financières d'entreprises publiques énergétiques qui ne peuvent dégager de leur exercice financier les investissements nécessaires à l'augmentation de leur capacité de raffinage.

 Le rattachement récent de Naftec à la Sonatrach serait-il une conséquence de ces difficultés ? Faut-il s'attendre à la venue prochaine de raffineurs étrangers pour nous éviter d'avoir à importer nos carburants comme nous commençons à le faire pour le gasoil ? Sonelgaz doit subir le même genre de difficultés financières depuis bien des années ; vendre le kWh à près d'un DA au-dessus du coût de production rapporterait environ 30 milliards de DA (ou 430 millions USD), voire même 27 milliards seulement, si on déduit 10% de pertes. En tenant compte des dépenses générales des opérations de distribution et de gestion, on peut penser que ces recettes seraient bien insuffisantes pour dégager des investissements annuels nécessaires pour une tranche de 800 MW tous les deux ans, qui correspondrait à un accroissement annuel de 6,5% de la demande. En turbines à gaz, une tranche de 800 MW coûterait entre 1.000 et 1.200 $/kW, soit entre 800 et 960 millions de dollars ; en cycle combiné gaz-vapeur, la même tranche coûterait entre 2.000 et 2.200$/kW, soit 1,600 et 1,760 milliards de dollars. Clairement, Sonelgaz serait bien incapable de dégager les investissements nécessaires, et si l'Etat lui fait quand même obligation d'investir, elle choisirait normalement d'investir en turbines à gaz, quitte à s'endetter auprès des banques publiques. Mais le marché de l'énergie étant ouvert aux compagnies étrangères avec la clause du « Take or Pay », Sonelgaz pourrait être réduite à terme à la situation impensable d'avoir à produire de l'électricité juste pour satisfaire les demandes de pointe ! Faut-il alors s'attendre à la production d'électricité par une hypothétique filiale à créer par Sonatrach qui, elle, a les capitaux pour investir dans les cycles combinés ? Ce serait pour elle le moyen de réduire finalement son manque à gagner que de continuer à laisser Sonelgaz dans la situation où elle ne peut investir que dans les turbines à gaz à rendement inférieur.



En fait, il se trouve que les nouvelles centrales réalisées par des opérateurs étrangers ont investi en cycles combinés par tranches de 800 MW; cela est une bonne chose car ils économisent ainsi à l'Etat 20-22% du combustible utilisé par les cycles à gaz puisque les cycles combinés ont un rendement de conversion de 56 à 58%, contre 36% à la turbine à gaz à puissance constante. Cette précision est importante, car le prix bas du combustible consenti à Sonelgaz oblige celle-ci à cette solution de puissance constante et non de rendement plus élevé. Ce prix interne semblerait être inférieur à 1$/MMBTU, contre environ 9$/MMBTU actuellement sur le marché de l'énergie. Faire payer le prix externe de 9$/MMBTU aux opérateurs étrangers revient à les inciter à investir dans le cycle combiné, ce qui constitue leur décision optimale ; tandis qu'offrir le gaz à 1$/MMBTU, voire moins, à Sonelgaz revient à obliger cet opérateur à investir dans le cycle à gaz, solution qui constitue la décision optimale pour lui, mais malheureusement pas pour le pays qui verra son patrimoine énergétique s'amenuiser plus rapidement de 20-22%.

 Pour résumer, pratiquer le vrai prix de l'énergie conduit les opérateurs à choisir des solutions de conversion efficaces économiquement, à réduire les gaz à effet de serre et à conserver les sources d'énergie fossiles de 20 à 2% avec le cycle combiné. Dans cette même logique et à titre d'exemple, la centrale du Hamma aurait dû faire l'objet d'un cycle combiné pour produire quelque 600 MW alors qu'avec les deux cycles à gaz actuels elle produit aujourd'hui 400 MW et déverse plus de 200 MW thermiques que nécessaire à l'environnement du quartier.



En conclusion de cette analyse, on peut affirmer que l'imposition de prix administrés dans le domaine de l'énergie fossile conduit le consommateur au gaspillage, les opérateurs à des choix de solutions non économiques, voire à des difficultés financières injustifiées, et l'Etat à pratiquer une gestion économique de rationalité toute artificielle. Cette gestion se traduit finalement par une surexploitation injustifiée d'un patrimoine national, qui appartient aussi aux générations futures, et met en danger l'avenir économique et politique du pays. L'évocation timide, ici et là, d'une transition énergétique vers la fission nucléaire que l'on paierait avec nos exportations actuelles de gaz mériterait d'abord un débat sérieux ; on n'ose pas imaginer le prix que cela coûtera en investissement, en sécurité, en expertise étrangère imposée et la dépendance politique inhérente à cette solution. Nous payons actuellement deux fois plus le coût du kW installé en cycle combiné à plus de 2.000$, combien faudra-t-il payer le kW nucléaire ? Il est temps qu'un vrai débat s'instaure enfin dans ce domaine ; les enjeux ne peuvent se suffire de communiqués et articles dans les journaux, ou de simples estimations chiffrées selon les uns et les autres. Il faut s'adresser à tous les fondamentaux de cette problématique.

*Universitaire