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La morale du Petit Poucet

par Ahmed Saïfi Benziane

On a parfois l'impression que l'Algérie avance vers le développement comme dans l'aventure du Petit Poucet qui essaie de marquer son parcours avec de petits bouts de pain, ignorant que les moineaux prédateurs ne laissent rien au sol qui soit comestible. Et dès qu'il s'agit de revenir vers un point de départ, juste pour évaluer le temps et la distance nous ne retrouvons plus les traces du chemin parcouru si bien qu'attirés par de fausses lumières qui indiquent le salut, nous pouvons nous retrouver dans la bouche d'un ogre, sauf que pour le Petit Poucet, Charles Perrault avait prévu une fin heureuse et une morale qui cadraient bien avec son époque. Et nous ne connaissons ni notre fin, ni même la morale. La morale de ce côté-ci du globe c'est que nous ne savons pas retenir les leçons du passé de même que nous n'avons appris qu'à nous mépriser, voire nous haïr. Nous avons d'abord appris que notre supériorité pouvait résister à toutes les épreuves du temps, pour découvrir finalement que certains nains étaient plus grands que nous par leur humilité et leur persévérance. Du temps où la couleur de notre pétrole était comparée à celle du sang de nos martyres pour justifier les nationalisations et pendant que le peuple d'en bas manifestait sa « détermination révolutionnaire » en applaudissant à se faire éclater les paumes, celui d'en haut se préparait à rafler la mise d'un jeu truqué d'avance et dont les règles remontent à l'époque des clans formés au-delà des frontières, au moment où un seul clan, le peuple soufrant, faisait la guerre. Nous avons fini par comprendre que les nations pétrolières n'étaient pas celles qui extrayaient une matière qui dormaient sous leurs pieds endoloris, mais bien celles qui la transformaient sous différentes formes en comptant sur le génie créateur et sur la seule ressource humaine qui pérennise l'acquis en le perpétuant, en l'améliorant. Nous avons appris que les nations qui nous observaient de loin, faire et gouverner, savaient qu'un jour nous allions avoir besoin d'elles pour habiter, manger, boire, chanter et même prier, parce que nous n'avons rien appris des gourbis, de la faim, de la sécheresse, de l'exclusion culturelle et même de la religion. Du temps où le socialisme était comparé à un bain maure fait pour l'hygiène corporelle et la relaxation et dans lequel la graisse des riches devait fondre, de futurs riches se préparaient à salir le corps social par la corruption et l'engraissement, transformant le pays en immense café maure où se font et se défont les politiques locales, pendant que l'art de la politique continuait et continue à nous être enseigné par les nations sérieusement construites. Du temps où une révolution devait transformer comme son destin l'exige, le monde agraire en paradis terrestre, le monde citadin s'est ruralisé perdant en chemin les valeurs de la ruralité, celles qui fondent la terre et expliquent l'amour que l'Home lui attache. Pendant ce temps et selon les prétextes de chacun, urbanité et ruralité n'ont enfanté qu'un pays de parpaings et de bidonvilles insalubres où les nouveaux riches s'approprient les richesses en empruntant la ruse et la malfaçon comme outils de leurs richesses.

 Du temps où une ouverture politique sous pression ou combinée dans les laboratoires noirs produisait des partis politiques à l'emporte-pièce tel un chapelet de prière raccordés par un même fil. Du temps où cette ouverture devait impulser une nouvelle façon de respirer et une autre façon de porter un regard joyeux sur l'avenir. De ce temps-là des groupes se préparaient à confisquer la liberté pour n'en laisser que celle de la parole, qui leur sert de registres de commerce face aux ambassades. De ce temps-là nous n'avons retenu que les milliers de morts et d'exilés chacun selon la manière dont on a voulu le tuer. De ce temps-là nous n'avons retenu que le goût de l'exil, transmis à une génération qui brave les vagues assassines par espoir de ne plus rester ici.

 Du temps où le Petit Poucet grandissait au milieu de ses frères nous avons perdu toute fraternité pour ne garder sur nous-mêmes qu'un regard réducteur, un regard de haine. Et l'on a de plus tendance à ne rien accepter de la différence qui doit faire notre véritable richesse en semant des pierres solides à la place des petits bouts de pain.