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Le Sahara algérien: Serons-nous les Pays-Bas du désert... ou les spectateurs de notre propre mirage ?
par Laâla Bechetoula Le Sahara
n'est pas un vide géographique. C'est une équation économique, un gisement de
possibilités, un laboratoire énergétique et un terrain de vérité pour toute stratégie
agricole nationale. Ceux qui le voient comme un décor de dunes n'ont rien compris : le Sahara algérien est un test de
gouvernance, de rationalité et de sérieux économique. Rien n'y pardonne
l'improvisation, et tout y récompense la méthode.
Pendant longtemps, l'État a parlé du Sud comme d'un réservoir infini d'hectares et de soleil. Mais un pays ne se développe pas avec des slogans : il se développe avec des bilans hydriques, des modèles économiques, des choix technologiques cohérents et des opérateurs compétents. Le Sahara, lui, observe, silencieux, et pose la question essentielle : voulons-nous bâtir un modèle agricole exportateur, durable et souverain, ou accepterons-nous d'être les spectateurs d'un mirage que nous avons nous-mêmes créé? I. Le mirage du « million d'hectares » : un discours séduisant, mais économiquement fragile L'idée d'aménager un million d'hectares dans le Sud a frappé les esprits. Sur le papier, 10 000 km² de surfaces agricoles nouvelles évoquent une révolution productive. Mais l'économie ne se nourrit pas de chiffres bruts ; elle se nourrit de faisabilité hydrique et énergétique. Car dans le Sahara, chaque mètre cube d'eau est un capital non renouvelable. Les nappes du Continental Intercalaire et de l'Albien ne sont pas des rivières souterraines : ce sont des mémoires fossiles, accumulées sur des millénaires. Les économistes hydriques le rappellent : une planification agricole saharienne n'a de sens que si elle internalise le coût réel de l'eau, son caractère non renouvelable, et la rareté structurelle des ressources. Un pivot mal géré n'est pas un simple gaspillage : c'est une destruction de capital naturel. Une ferme mal conçue n'est pas un échec localisé : c'est une dette hydrique que le pays ne pourra jamais rembourser. Dans certaines zones, les baisses de niveaux piézométriques dépassent déjà les seuils tolérables. L'ambition du « million d'hectares » n'est pas impossible, mais elle devient un gouffre si elle n'est pas accompagnée d'un modèle hydrique d'une précision hollandaise. Oued Souf, la Hollande d'Afrique : un modèle économique né du sable Face à ces dérives technocratiques, une région fait figure de génie discret : Oued Souf, la seule zone au monde où l'on a inventé des « polders inversés ». Les ghouts ne sont pas une curiosité folklorique : ce sont des solutions d'ingénierie vernaculaire, ancestrales, ultraperformantes. Là où les Hollandais ont dompté l'eau pour survivre, les Soufis ont dompté le sable pour produire. Le principe économique des ghouts est d'une intelligence absolue : pas de pompage, pas d'énergie, très peu de pertes, et une adaptation parfaite au milieu. C'est une école saharienne, née sans universités, mais d'une efficacité comparable aux meilleurs laboratoires agronomiques. Le modèle soufi démontre une vérité stratégique : l'agriculture saharienne n'a pas besoin d'être calquée sur les modèles européens; elle peut imposer sa propre science, issue du terrain, sobre, robuste, reproductible. Ce n'est pas le gigantisme qui a réussi à Oued Souf, mais la justesse. Le Sahara ne se maîtrise pas par la force, mais par la précision. III. Quand PowerPoint rencontre le réel : l'échec coûteux du gigantisme Les mégaprojets sahariens ont souvent répété le même schéma d'échec : une mise en scène technologique impressionnante, mais un modèle économique absent. Des fermes XXL ont été construites avec des vaches Holstein incapables de survivre à 48°C, des pivots installés sans drainage, des sols abandonnés aux salinités mortelles. Le désert a sa règle d'or : « Toute erreur se paie au double. » Les projets montés dans les ministères, sans étude hydrogéologique, sans modèle financier robuste, sans logistique maîtrisée, ont généré des pertes gigantesques : forages épuisés en quelques années, infrastructures abandonnées, crédits non remboursés, sols irrémédiablement dégradés. L'économie moderne exige autre chose : des projets calibrés, modulaires, scientifiquement justifiés. Le Sahara n'a pas besoin d'icônes de communication, mais de fermes viables. IV. Le vrai modèle : la ferme moyenne intégrée, unité économique optimale du Sahara Les analyses de terrain confirment ce que les agriculteurs sahariens répètent depuis deux décennies : la taille optimale d'une ferme rentable, durable, maîtrisable se situe entre 200 et 500 hectares. À cette échelle : - la gestion hydrique reste contrôlable ; - la technicité peut être élevée sans devenir hors de prix ; - l'énergie solaire couvre l'essentiel des besoins; - la transformation peut être intégrée sur site ; - les risques sont divisés par rapport aux méga-projets. Une ferme saharienne moderne est un écosystème, non une simple exploitation. Elle repose sur une intelligence hydrique au litre près, des capteurs de sol, de l'irrigation de précision, des variétés adaptées aux stress climatiques, et une logistique courbe minimisant les coûts. Le Sahara récompense la rationalité ; il punit le gigantisme. V. L'atout solaire : notre avantage comparatif absolu L'énergie solaire transforme le désert en laboratoire agricole mondial. Là où les Pays-Bas importent l'énergie pour éclairer leurs serres, nous recevons gratuitement 3 000 heures d'ensoleillement par an. Une ferme équipée d'un parc solaire de 1 à 2 MW réduit ses coûts d'exploitation de 40 à 60 % selon les modèles. La compétitivité naît ici : dans la capacité à transformer la lumière en productivité. Le Sahara, s'il est correctement équipé, peut produire des légumes, des fourrages, des fruits sous serres photovoltaïques à un coût marginal inférieur à celui de la Méditerranée du Nord. Nous avons la lumière que les Hollandais achètent à prix d'or. C'est un avantage géoéconomique colossal. VI. Un savoir saharien invisible mais puissant Touggourt, le Mzab, Hassi Ben Abdallah, El Ménéa, Djelfa, Tébessa : partout, une intelligence agricole disséminée existe déjà. Des hommes et des femmes qui savent « lire » le désert comme d'autres lisent une équation. Ce savoir non institutionnalisé est notre trésor le moins exploité. L'État peut construire des programmes interminables ; mais il existe déjà une école saharienne vivante, pragmatique, performante. Il faut la reconnaître, la formaliser, la transformer en think tank national du désert. VII. Sommes-nous à la hauteur de notre désert ? La question n'est plus de savoir si le Sahara peut nourrir l'Algérie. Il le peut, et largement. La vraie question est politique, économique, morale : sommes-nous capables d'une gestion saharienne aussi sérieuse que la gestion hollandaise de l'eau ? Le Sahara exige : - une régulation hydrique implacable ; - des projets moyens, pas des monstres bureaucratiques ; - une intégration totale de l'énergie solaire ; - un accompagnement technique continu ; - une valorisation institutionnelle du savoir local. Conclusion : le désert ne négocie pas Si l'Algérie choisit la rigueur, le Sahara deviendra un pôle agricole mondial. Si elle choisit le discours, il redeviendra un mirage administratif. Le désert est impartial : il récompense l'intelligence et punit la légèreté. Nous avons un ensoleillement unique, une eau fossile précieuse, un savoir ancestral et une jeunesse prête à construire. La question n'est plus: «Pouvons-nous ?» La question est : «Le voulons-nous vraiment ?» |
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