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Erdogan entre contre-coup d'Etat et renversement d'alliances

par Pierre Morville

Le Président turc après un "contre-coup d'Etat " réussi mais qui met fin à la démocratie turc, et un renversement surprise d'alliance avec la Russie, ressort affaibli de tous ces évènements.

La tentative de coup d'état en Turquie, le 15 juillet dernier, continue à susciter beaucoup d'interrogations et sur la méthode et sur ses commanditaires. Les putschistes semblent avoir fait preuve de beaucoup d'amateurisme : malgré l'appui d'une partie de l'armée turque, dont attestaient les bombardements aériens du parlement et du palais présidentiel, leur tentative a été démantelée en quelques heures par le gouvernement.

Celui-ci a mis immédiatement en cause l'imam Fethullah Gülen, en exil aux USA depuis 1999, et son mouvement Hizmet, le plus fidèle allié de l'AKP, le parti d'Erdogan, tout au moins jusqu'en 2013. Problème : à partir de 2002, où l'AKP remporte pour la 1ère fois les élections législatives, c'est Hizmet qui s'est le plus mobilisé pour appeler à de vastes purges dans l'armée turque, traditionnellement kémaliste. Ce qui ne l'a pas rendu très populaire dans cette institution.

Quel était le plan "politique" des putschistes ? On ne le sait toujours pas. Mais un coup d'état chasse l'autre : au putsch raté a succédé un véritable coup d'état "légal" dirigé par le président Erdogan qui a transformé en quelques heures, une démocratie déjà fragile en état dictatorial sans plus aucune dimension démocratique.

Reccep Erdogan a profité avec habileté et détermination de cette crise pour imposer un régime bien plus "présidentiel" que celui dont il rêvait depuis deux ans : le parlement, les partis ne comptent plus guère, voire plus du tout.

Répression exceptionnelle

Il est vrai que la répression et la "chasse aux sorcières" frappent par leur caractère extrêmement rapide et surtout très massif. En quelques heures, d'après des chiffres officiels, 8 651 militaires sont accusés d'être liés aux putschistes. Depuis le 15 juillet, 178 généraux ont été placés en garde à vue, soit la moitié des généraux et amiraux de l'armée, selon des chiffres communiqués par le ministère de l'Intérieur. 149 généraux et amiraux ont été renvoyés pour "complicité dans la tentative de coup d'État". Parmi eux, 87 hauts gradés de l'armée de terre, 30 de l'armée .de l'air et 32 de la marine. En outre, 1 099 officiers ont également été exclus pour cause "d'indignité", auxquels s'ajoutent 1 684 soldats renvoyés "pour conduite déshonorante".

Immédiatement après le putsch manqué, des demandes de placement en garde à vue ont aussi été émises contre 2 854 juges et procureurs. Le 21 juillet, le ministère de la Défense avait annoncé la suspension de 262 juges et procureurs militaires. La répression a également touché l'éducation avec la fermeture de 1043 écoles et 15 universités que le pouvoir accuse d'avoir des relation avec les gulénistes : les autorités ont exigé la démission de plus de 1 577 doyens d'université, incluant tous les dirigeants des facultés d'État, et suspendu 21 738 employés de ce ministère de l'Éducation. Et pour faire bonne mesure sur le plan religieux, 2560 membres du clergé sunnite ont été limogés.

Quant à la presse dont l'indépendance avait fortement mis à mal depuis plusieurs années par le régime de Reccep Erdogan, elle paye encore un prix très lourd avec la fermeture, accompagnée d'arrestations, de 130 médias dont 16 télévisions, 45 journaux, 23 stations de radios, 29 maisons d'édition, trois agences de presse?

L'ampleur et la rapidité de la répression, avec arrestation et inculpation de dizaines de milliers de personnes démontrent à tout le moins que le pouvoir Erdogan avait établi des listes très précises de tout ce qui pouvait être opposant à sa ligne dans la haute administration de l'état turc. La répression frappe sans doute très majoritairement la mouvance guleniste mais rien ne dit que d'autres mouvements plus proche du kémalisme laïc n'aient pas eux-mêmes été touchés.

La rupture entre l'AKP et le mouvement guleniste Hizmet surprend d'ailleurs par sa violence tant les deux formations se sont très longuement entendues pendant de très longues années dans un partage des tâches : "durant presque dix ans, la complémentarité entre les deux structures - un parti provenant de l'islam politique, d'une part, et une organisation issu du mouvement confrérique d'autre part - a été presque parfaite : le Hizmet fournissait les cadres politiques dont l'AKP avait besoin et l'AKP nommait allègrement les partisans de F. Gülen à des postes de responsabilités au sein de l'appareil d'Etat", commente Didier Billon. Pour ce chercheur de l'Iris, les premières tensions remontent à 2010, avec en arrière-fond des "rivalités très matérielles qui se cristallisent entre les deux alliés à un moment où l'économie turque est en pleine ébullition et où les juteux marchés publics enrichissent leurs structures respectives ".

Rapprochement Poutine -Erdogan

L'échec du putsch mais surtout l'ampleur du contre-coup d'état de l'AKP soulignent paradoxalement l'affaiblissement politique de Reccep Erdogan dont la politique de pouvoir personnel non partagé lui vaut la montée de nombreuses oppositions. Sa volonté de "présidentialisation" excessive de la vie démocratique turque lui a même valu ces dernières années, des critiques au sein même de sa propre formation, l'AKP.

La question kurde qui est depuis des décennies, un problème récurrent pour l'état turc, était en voie d'une solution, il y a trois ans. Mais avec la généralisation de la crise irako-syrienne, Erdogan y a unilatéralement mis fin en relançant son offensive armée contre les milices kurdes. La politique étrangère d'Erdogan reste tout aussi imprévisible : prenant position contre le régime de Bachar el-Assad, il a très largement aidé Daesh, en notamment laissant faire un gros trafic d'arme et la libre-circulation des militants de Daesh au sein de la Turquie. Candidat à l'UE, il prend en chantage financier l'Europe sur la question des réfugiés?

En opposition à l'intervention militaire russe en Syrie, la chasse turque abat un bombardier russe Su-24, le 24 novembre 2015. On est alors au-delà d'un simple incident diplomatique. Les relations entre Poutine et le président turc sont alors exécrables et Moscou menaçait alors l'état turc de représailles à la hauteur de l'évènement. Huit mois plus tard, pour des raisons essentiellement économiques et "antioccidentales", les deux ennemis d'hier sont redevenus des "vrais-faux" amis. Mais le bilan des deux n'est pas égal : cette nouvelle alliance souligne surtout un succès tactique de Vladimir Poutine et les incohérences continues de Reccep Erdogan qui ressort affaibli de cette longue période.