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ERRANCES ET DOULEURS HUMAINES

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Quand passent les âmes errantes. Roman de Mohamed Magani.Chihab Editions, Alger 2015, 156 pages, 600 dinars

Célibataire, policier de son état? mais affecté aux archives (la mémoire et la tombe en même temps !), propriétaire d'une maison à lui tout seul, de surcroît ami d'une chienne errante (qui, grâce à son flair, déniche les bijoux en or perdus dans le sable), jalousé (mais pas envié) par ses collègues, mal vu dans une ville assez conservatrice et malade de son puritanisme, il se retrouve soudainement (injustement? d'où la thèse du «coup monté») accusé d'avoir frappé un jeune manifestant qui se retrouve dans le coma. D'où une foule en colère qui encercle le commissariat, demandant que le «coupable» lui soit livré afin, bien sûr, de faire elle-même sa justice. Le lynchage au bout du compte, quoi !

Au fond de sa cave, «protégé» par ses collègues, en attendant des renforts ou une évasion, le héros perdu raconte sa vie? dehors,? Il raconte la rapacité des élus locaux pour les «espaces verts» qui seront transformés en lotissements pour construction d'habitations individuelles. Il raconte la marginalisation des pédagogues, déclassés, ignorés par les autorités. Il découvre, aussi, la vérité : le jeune dans le coma, prétendument par ses soins, est, en fait, comme beaucoup d'autres jeunes, un habitué du commissariat? où se pratique un trafic de location d'armes pour la nuit. Un scénario de film noir. Le jeune s'est-il donc fait massacrer au commissariat parce que, peut-être, n'a-t-il pas rendu l'arme ou l'a-t-il perdue.

Il arrive en fin de compte à s'échapper, mais il aura perdu ses deux compagnes : la chienne errante, celle qui est devenue, dans la ville, le symbole de la résistance, et une femme mystérieuse (riche et belle), amoureuse folle de la beauté de la nature, qui l'avait soutenu et aimé.

L'Auteur : Né en 1948 à El Attaf (wilaya de Defla), auteur de plusieurs romans et nouvelles, en français et en anglais. Enseignant universitaire (Alger), fondateur du Pen club d'Alger.

Avis : Pas facile à lire. Entre le «Rue des Perplexes», la «Cité des Enseignants» et une cellule de commissariat, difficile de s'y retrouver. Un roman qui relève bien plus de la philosophie et de la lutte pour une vie digne que de la simple littérature. Le titre, à lui seul, est parlant.

Citations : «Quand la langue parle, juste et bien, la vie même se met à genoux» (p 41), «Chaque peuple du monde a deux traumatismes, plus un ou deux, qui lui soient uniques et singuliers (...). Chez nous, Algériens, la politique est le troisième traumatisme, excessivement irrationnelle elle pousse fatalement les gens hors des frontières et plutôt sans visas» (pp 56 - 57)

Chuchotements. Roman de Leila Aslaoui-Hemmadi.Editions Dalimen, Alger 2015, 381 pages, 850 dinars

Hourria?(avec 2 r) pour bien affirmer le principe de Liberté. C'est le prénom de l'héroïne. Une femme, citadine pur jus, fière de sa «bourgeoisité», attachée aux valeurs familiales de base mais se voulant moderne et universelle? qui se retrouve (presque) seule à gérer une famille décimée par la répression (durant la période coloniale), par les dérives «révolutionnaires» (du temps de la guerre de libération nationale), par la «hogra» (du temps du parti unique) et par les assassinats (durant la décennie rouge). Ne restent plus que les femmes !

L'auteure, une avocate qui ne démissionne pas, remonte, à travers les événements du présent, le cours du passé, allant de découverte en découverte. Du pays, des hommes. De ce fait, ce sont des pans entiers de l'Histoire qui défilent, dévoilant les courages, les grandes qualités humaines mais, aussi et surtout, les convoitises, les dénis de justice, les oublis, les lâchetés, les traîtrises, les petites et grandes vilénies des un(e)s et des autres.

L'auteure aide le lecteur à bien comprendre les événements et les hommes en allant, grâce à un travail de documentaliste et/ou d'historienne (ce dont elle se défend), à l'explication grâce à des notes en bas de page. Ce que je rencontre pour la première fois au fil de mes lectures. Cela ralentit certes la lecture, mais fournit aux jeunes lecteurs, essentiellement, des repères.

On retrouve tout au long des pages, en filigrane, les principes philosophiques de base de l'auteure : le devoir de mémoire? et avant tout, le devoir de vérité et justice. Une grande Dame que la douleur n'a jamais abattue !

L'Auteur : Née à Alger, licenciée en droit et diplômée de l'Iep de l'Université Alger (les années 60, svp !). Longue carrière dans la magistrature, ministre de la Jeunesse et des Sports (gouvernement de Sid Ahmed Ghozali), secrétaire d'Etat à la Solidarité nationale (gouvernement de Mokdad Sifi). Démissionnaire en septembre 1994 pour marquer son désaccord aux pourparlers entre le pouvoir en place et l'ex-Fis (dissous). Son époux, Mohamed Reda, Dr chirurgien-dentiste, est assassiné par le terrorisme islamiste, le 17 octobre 1994, dans son cabinet dentaire. Auteure de plusieurs ouvrages, combat incessant pour la démocratie et la République et contre le radicalisme religieux et le terrorisme, détentrice de plusieurs prix...

Avis : Un livre doux-amer, nostalgique, à lire en silence, loin de tout bruit. Avec une rage (contenue mais décidée) de convaincre. Très beau dessin de couverture : dommage, l'auteur (e) ou la provenance n'est pas indiqué. Ouvrage matériellement lourd en raison de la qualité du papier utilisé?et beaucoup de «coquilles».

Citations : «Une mère, une grand-mère, une sœur ne sont pas des années additionnées les unes aux autres. Elles sont Amour, Mémoire, Racines et Valeurs» (p 52), «Il n'y a pas de mobile à l'assassinat (par un terroriste islamiste) d'un innocent. La bête le tue parce qu'il ne lui ressemble pas. Il meurt par ce qu'il est et non pas par ce qu'il fait» (p 86), «Les grands «vaincus » des guerres sont toujours les morts, non parce que l'ennemi leur a ôté la vie. «Vaincus» parce que les vivants, leurs compatriotes les trahissent» (p 122),

Comment j'ai fumé tous mes livres. Roman de Fatma-Zohra Zamoum. Chihab Editions, Alger 2015, 133 pages, 500 dinars

Il paraît que c'est en «fumant» «La solitude du coureur de fond » que l'idée lui était venue de raconter comment elle a «fumé» ses livres et surtout de le faire avant l'épuisement de sa bibliothèque, assez disparate selon elle. Fumer veut dire, ici, tout simplement «vendre»? au kilo? au buraliste du coin, les centaines d'ouvrages accumulés, par elle et par d'autres, durant des années et des années? pour se payer ses nombreuses cigarettes quotidiennes.

En fait, ce ne sont pas les cigarettes qui l'intéressent, encore que? mais, bien plutôt, se débarrasser - en cinq ans - d'un héritage et d'acquisitions devenus de plus en plus gênants pour sa créativité littéraire. Après avoir tout lu et relu, il était évident, pour elle, consciemment ou non, qu'il fallait qu'à son tour elle se mette à écrire. Vider sa bibliothèque était la seule voie pour commencer à la meubler avec sa propre production. «Il est certain que les rayonnages se vidant, il fallait penser à quelque chose». Ecrire (entre un peu d'amour et de plaisir et un peu de boulot pour faire face aux besoins physiques de sa vie végétale ), voilà le maître-mot de sa nouvelle vie.

Deux mille neuf cent vingt-trois livres «partis en fumée» en moins de cinq années. «Mais quelle fumée ! Celle des mots, des sentiments et d'une intériorité que rien ne saurait rendre palpable, sinon ces exhalaisons. L'invisible rend visible». Sa bibliothèque est enfin totalement vid(é)e. Elle arrête de vraiment fumer. Elle rencontre enfin l'amour (le libraire acheteur, pardi !car seul capable de la comprendre et de ne pas l'assommer, comme les amants précédents, avec les problèmes futiles de la vie quotidienne)? et elle se met sérieusement? à écrire son roman? et à penser à re-meubler sa bibliothèque de livres, selon ses goûts et ses envies? avec, bien sûr, son œuvre en bonne position.

L'Auteur : Née en 1967 à Bordj Menaïel, écrivaine (c'est son deuxième roman), scénariste, productrice et enseignante à l'Université?

Avis : Un livre sur le livre. Sur l'écriture. Sur l'amour et le désamour du livre. Un peu surréaliste comme écriture et comme ambiance. Un peu insaisissable? comme la fumée de cigarettes? mais laisse des traces.

Citations : «Le buraliste est un percepteur. Il prélève une taxe ou un impôt volontaire. Triste volonté du fumeur. Ce n'est donc pas un marchand honnête, il ne connaît pas sa marchandise mais le client» (p 10), «Le manque de modestie tue la communication entre les hommes et les femmes » (p 17), «Les mots peuvent dire le désordre, se faire désordre ou être désordre si celui-ci règne dans la vie des hommes» (p 39), «A-t-on vraiment besoin des écrivains ? Nous avons besoin de spécialistes et personne en saurait accorder cette qualité à un écrivain, trop solitaire, trop entravé par sa subjectivité» (p 42), «Les livres qui marchent ne sont pas ceux qui explorent des domaines inconnus qui ressassent tranquillement un fonds commun. Les lecteurs d'aujourd'hui n'ont pas l'âme d'aventuriers, ils ont besoin d'être rassurés, ils le sont d'autant plus que leurs propres connaissances se trouvent exprimées dans une belle langue imprimée» (p 64), «La vieillesse serait sûrement insupportable s'il n'y avait en chaque vieux le souvenir d'une époque où il était beau, intelligent, fort et capable de tous les défis» (p 78), «Un fou n'est pas uniquement un fou, c'est aussi celui qui parle pour tous» (p 115), «Les bibliothèques sont virtuelles, elles le sont toutes, leur part réelle n'est qu'illusion, les livres s'échappent dès qu'ils sont fermés, ils s'échappent dès que l'on tourne une page, dès qu'ils sont placés à côté d'autres, ils s'échappent dès qu'on les lit. La réalité de leur présence n'est qu'un leurre, ils ne nous appartiennent pas et on ne les possède jamais» (p 133)