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L'autre fléau, le présentéisme !

par Cherif Ali

Pour certains, se rendre à son travail, ne veut pas forcément dire aller travailler !

La formule est de Abdelkader Ouali, le ministre des travaux publics qui l'assène aux responsables des projets de son secteur, à chaque visite de terrain qu'il effectue dans les wilayas. Il ne croit pas si bien dire, quand on constate que certains chantiers sont, en apparence, bien pourvus en ressources humaines alors que les résultats ne sont pas en rapport. Il y a aussi tous ces chantiers qui souffrent d'un manque flagrant d'effectif, ce qui a poussé le ministre à hausser le ton dès lors que les deniers publics sont en jeu. Désormais, il faut mettre en œuvre la règle des " 3x8 " pour rattraper les retards ! Et plus question de suivre les chantiers " à distance ", a dit le ministre sur un ton péremptoire à l'adresse de ceux chargés du suivi des opérations, qu'ils soient nationaux ou étrangers.

Ceci étant dit, il faut reconnaitre que si l'absentéisme est un phénomène bien connu et relativement bien mesuré, le présentéisme ne fait pas encore l'objet d'une grande attention.

Or, il existe, bel et bien, dans nos entreprises où il est largement répandu, celles, du moins, qui sont encore productives, et il a pris racine dans nos administrations, même les plus reculées, où le minimum de service public n'est pas assuré, par la faute de préposés, pourtant bien présents sur leurs lieux de travail, voire en surnombre même, mais en peine perdue.

Regardez, par exemple, nos postes et les chaines interminables qui se forment sur un seul guichet fonctionnel, pendant que des agents d'autres guichets " fermés ", par qui et pourquoi, baillent aux corneilles et se roulent les pouces, à croire qu'ils sont étrangers aux lieux.

Si on interrogeait les Algériens, sur un panel par exemple de 100 personnes, " êtes-vous satisfaits des services publics et est-ce-que vous avez été victimes de la bureaucratie? ", leur réponse serait oui, à 100% !

Ignorer, en conséquence, la problématique du présentéisme, c'est le meilleur moyen de faire progresser la bureaucratie et d'exacerber l'impatience des administrés.

Doit-on continuer à aller au travail pour le meilleur et pour le pire et être au boulot physiquement et non pas moralement ?

Quelles seraient les conséquences immédiates ?

- L'employé se présente au travail, alors qu'il n'est pas apte (psychologiquement ou physiologiquement) à travailler.

- Il est présent physiquement, dans l'entreprise, au bureau, voire même derrière son guichet, mais avec toutes les traductions du désengagement du salarié ou du collaborateur, dans le projet de l'entreprise, ou le programme tracé par sa hiérarchie, ce qui peut entrainer, négligences ou erreurs.

Expliqué autrement, on peut dire que le présentéisme est une omission de s'absenter, alors qu'on aurait une bonne raison de le faire. Plusieurs exemples pour illustrer cette affirmation:

1. Celui qui a mis cinq années à trouver un emploi, même fortement enrhumé, vient travailler. Ses motivations sont nombreuses : peur d'une sanction, peur du remplacement, refus de voir son revenu baisser, sentiment d'être indispensable.

Des chercheurs américains ont voulu savoir, par exemple, si ces travailleurs " au nez bouché " (ponctuellement moins productifs) apportaient, malgré tout, quelque chose à l'entreprise, en se penchant sur le cas de 375 000 salariés. Résultat : un salarié malade et présent, ne rapporte rien, au contraire, il coûte plus cher, car il est moins concentré sur la tâche et fait perdre du temps à ses collègues et à son employeur,sans compter le risque de contamination qu'il peut provoquer dans son sillage.

Cette étude, publiée en 2004, démontre que le présentéisme coûte, minimalement, deux à trois fois plus cher que l'absentéisme :

l quand le salarié est présent, c'est l'entreprise qui le paie, en salaire, mais quand il est absent, pour cause de maladie, c'est la sécurité sociale qui lui verse ses indemnités.

l quand il est absent, sans motif, c'est des jours de carence qui ne lui sont pas payés.

l Le phénomène est à ce point généralisé, pour qu'on considère qu'il y a plus de travailleurs malades au travail, qu'à la maison.

2. Le travailleur, présent mais non performant, auquel on a demandé d'être polyvalent, c'est-à-dire interchangeable et par extension, anonyme. Il perd l'attachement à son travail, il n'est plus productif et son présentéisme, de son point de vue, n'aura pas d'impact sur l'entreprise ou l'administration dont il relève.

3. L'employé auquel on n'a pas assigné des tâches bien définies et qui " se roule les pouces jusqu'à la sortie ", " c'est la faute au chef, dit-il, il ne m'a pas donné de travail ".

En Algérie, loin de toutes ces préoccupations, on s'entête encore, dans les administrations, ministères et autres collectivités locales, à voir le problème à l'envers, parce que l'on pense, encore, que le présentéisme c'est le fait d'être au boulot, donc à l'inverse de l'absentéisme. On pense avoir réglé le problème grâce à la pointeuse ou à la feuille d'émargement. Erreur! On est vraiment rivés sur l'absentéisme et ce qu'il faut éviter, c'est que des mesures destinées à l'éradiquer, qui sont parfois simples, entraînent une augmentation du présentéisme.

Ainsi, une autre étude menée dès 2009, au Royaume-Uni, a estimé que les jours perdus, attribués au présentéisme, étaient 1,5 fois plus importants que ceux imputés à l'absentéisme.

Dans notre pays, les absences et les horaires laxistes sont remarqués et négativement connotés et pointés. A l'inverse, la présence est d'autant louée, qu'elle dépasse, le plus souvent, les normes exigées et paradoxalement, on ne fait pas rimer absence avec constance (dans la production ou sur les idées).

Etre encore, à son poste à 20 heures est un signe d'abnégation et de forte implication dans son travail ! Peu importe que la productivité de l'individu concerné n'ait pas été au top durant la journée.

4. L'instituteur qui n'a pas préparé sa leçon et qui demande à un élève de surveiller la classe pendant que lui, bien présent pourtant, papote avec un collègue ou discute au téléphone.

En réalité, le présentéisme est loin d'être souhaitable, car, en définitive, il est ravageur qu'il soit le fait de salariés malades qui viennent travailler alors qu'ils feraient mieux de rester chez eux, pour se soigner, ou de fonctionnaires zélés qui demeurent au bureau plus que ce qui serait, strictement, nécessaire, parce que, pensent-ils, leur carrière l'exige, comme sont enclins à le penser tous ces jeunes énarques qui ont pris d'assaut les administrations centrales au moment même où les collectivités locales accusent un déficit en matière d'encadrement.

Un salarié " présent ", en apparence seulement, dégrade la productivité d'une équipe, il finit par pêcher par manque de concentration et son travail est à refaire. De plus, les coûts liés au présentéisme, climatisation, chauffage, téléphone, internet etc., sont difficilement supportables et grèvent, conséquemment, le budget de l'employeur, au moment même où on parle dans notre pays de la nécessité de rationnaliser les dépenses.

Plus encore et cet exemple nous vient de la haute administration où certains chefs, obligés d'être présents au-delà de l'horaire légal, après une injonction ferme de leur nouveau, mais néanmoins dynamique ministre, n'avaient plus de nerfs et s'avèreraient, en définitive, incapables de diriger un staff ou une équipe, sans hurlements, insultes, humiliations, chantages, vexations.

Tout cela, parce que ces messieurs avaient besoin de se défouler et qu'ils n'avaient plus aucun recul. Ces personnes représenteraient et représentent, assurément, un vrai danger psycho-social pour leurs subordonnés qui " sont au boulot, sans y être ! ". Ces derniers, oisifs par devers-eux, ont d'ailleurs le sentiment qu'on leur a infligé des " heures de colle " comme dans les années du lycée.

Dans l'entreprise, l'idée qui prospère dans le milieu des cadres est celle qui les définit comme ceux qui ne pointent pas, qui n'ont pas d'horaires fixes, qui toucheraient un bon salaire, et qui éteignent les lumières en partant. Le seul pays, en fait, où cette notion est présente, c'est le Japon où le cadre sort, dans les deux sens du terme, avec ses collègues de travail.

Ailleurs, et aussi surprenant que cela puisse apparaître, les champions des jours congés sont les pays nordiques ; rester au travail au-delà de 18h ou 19h, c'est mal vu, c'est louche. Ce serait, plutôt révélateur de votre manque d'équilibre. On vous dira que vous négligez, soit votre couple, soit vos enfants et ce n'est pas très sain, y compris pour l'entreprise.

Dernier exemple, pour en finir avec ces explications du présentéisme, qui peut pervertir le monde de l'entreprise ou l'ambiance du bureau, on ne le répétera jamais assez, quand vous récompensez quelqu'un, qui ne fait rien, qui n'a rien prouvé, au seul motif qu'il est présent tout le temps, cela ne peut aboutir qu'à la démotivation des troupes qui viennent, ainsi, renforcer l'armée des présentéistes, démunie de feuille de route, qui vient pour " tuer le temps ", comme elle peut.

Dans son discours, notre premier ministre, Abdelmalek Sellal n'a eu de cesse d'affirmer, dans toutes les wilayas qu'il visite, " qu'il est temps de passer à la vitesse supérieure, de diversifier notre économie et de ne plus compter sur les hydrocarbures qui ne sont pas pérennes ! Le salut, a-t-il dit en de nombreuses circonstances, réside dans l'investissement productif créateur de richesses et d'emploi ".

Il est contenu aussi dans la ressource humaine, la formation, le recyclage et la mise à niveau des personnels. Ne sont-ce pas là les fondements de l'économie moderne basée avant tout sur l'humain ?

Pour ce faire, il est nécessaire :

1. D'améliorer la qualité de vie au travail, comme le préconisent les spécialistes

2. De faire un effort personnel, un travail sur soi donc, pour augmenter le plaisir d'être au travail, comme l'auto-motivation, la recherche de sens, l'augmentation de l'estime de soi.

3. Permettre à chacun, selon ses capacités, d'accéder, en toute équité, sans piston, à des formations qualifiées et qualifiantes, destinées précisément, à faire prendre conscience des leviers de toutes les aptitudes.

4. De bénéficier d'une promotion méritée

Pour conclure, rappelons-nous cette sortie du Président de la République qui a dit, un jour, à propos de l'emploi des jeunes : " ils veulent tous être gardiens et agents de sécurité, pour dormir la nuit et entreprendre un autre job le jour ! ". Présentéisme, vous disais-je, présentéisme, c'est un vrai fléau, à prendre absolument en compte !