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Ukraine : l'Europe en panne diplomatique

par Pierre Morville

L'Europe s'inquiète de l'évolution du conflit mais peine beaucoup à adopter une réponse commune. Et surtout efficace.

Un nouveau sommet européen extraordinaire s'est tenu samedi dernier à Bruxelles avec au programme la crise en Ukraine. Le contexte était particulier : pour la 1ère fois, la Russie reconnaissait de facto l'entrée de troupes russes à l'est de l'Ukraine. Sur le plan militaire, les troupes ukrainiennes «pro-russes» étaient depuis plusieurs semaines à la contre-offensive. Un apport significatif de Moscou en armes et en hommes risque bien d'inverser le rapport des forces sur le terrain.

L'Union européenne, visiblement sonnée par l'évolution du conflit, va se donner une semaine supplémentaire pour prendre des décisions, certainement sous la forme de nouvelles sanctions économiques. «Il y a incontestablement une aggravation de la situation a souligné François Hollande, l'Europe doit agir. Les sanctions seront sans doute augmentées». Mais à Bruxelles, Angela Merkel et David Cameron ont évité de s'appesantir sur ce sujet brulant et difficile.

Pendant que les Européens tergiversent, Vladimir Poutine manie avec habileté, l'une de ses armes favorites, la provocation finement menée. Cet été, il y avait déjà réussi avec le long feuilleton du «convoi humanitaire» de 350 camions russes, affaire légèrement grotesque qui a polarisé l'attention des médias et des politiques alors que l'essentiel se déroulait ailleurs. Officiellement, le chef du Kremlin demande l'ouverture de véritables négociation mais Poutine, en début de semaine a esquissé une nouvelle exigence : les séparatistes seraient en droit d'organiser leur propre état dans le sud et l'est de l'Ukraine. Le nom est déjà trouvé, «Nouvelle Russie», futur état auquel s'adjoindrait peut-être la Crimée, terre «ukrainienne» surtout peuplée de Russes, déjà «captée», par la Russie.

L'arme des sanctions financières contre la Russie est à double tranchant. Certes, les sanctions économiques, qui évitent la confrontation armée directe, affaiblissent une économie russe qui n'est déjà pas en bonne forme. Mais Vladimir Poutine est résolu à poursuivre l'épreuve de force, fort du soutien sur le dossier «Ukraine» de 80% de sa population. Et des contre-mesures russes de rétorsion économique frappent en retour au prote-feuille les économies européennes. Les producteurs de fruits et légumes ont ainsi perdu un marché juteux, les investisseurs, notamment anglais et allemands, particulièrement actifs en Russie, font grise mine. Mais surtout, la Russie dispose d'une arme redoutable, ses exportations de gaz, la Russie étant le 1er fournisseur d'energie de l'Europe. Résultat : zéro à zéro, et balle au centre.

Une guerre européenne, un pays très divisé

La crise ukrainienne n'est pas sans rappeler les épisodes de la Guerre froide où l'on voyait s'affronter l'Est et l'Ouest sous la menace ultime de l'arme atomique. Les deux géants, USA et URSS, qui se savaient eux-mêmes menacés en cas d'utilisation de missiles nucléaires, multipliaient les conflits régionaux pour garantir les frontières de leur empire : la guerre de Corée en fut le 1er exemple, sans oublier la crise de Cuba, la guerre du Vietnam, la répression en Indonésie? Les affrontements Est/Ouest se retrouvent également dans d'autres conflits régionaux au Proche-Orient, en Afrique, en Amérique latine. La Russie de son côté réprime brutalement toute tentative de sortie du glacis soviétique comme se fut le cas en Allemagne de l'Est, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et avec beaucoup moins de succès en Afghanistan. Ce dernier échec fut pour beaucoup dans la chute de l'empire soviétique.

En 1991, les Etats-Unis ont remporté alors la manche, avec l'écroulement, sans violence, de l'URSS. La Russie lui a depuis succédé. Alors qu'un certain nombre de pays satellites de l'ex-URSS intégrait l'Ouest en adhérant à l'Union européenne (Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie, Bulgarie?), les pays qui faisaient partie intégrante de l'Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), ont soit adhéré à l'UE (Pays Baltes), soit acquis leur autonomie (Moldavie, Ukraine, Biélorussie?). Le compromis entre Moscou et Washington est que ces derniers pays nouvellement indépendants, restent neutres et ne rejoignent ni l'Europe, ni le bloc de l'Ouest et l'OTAN, restant ainsi plus ou moins sous la tutelle de la Russie. En Asie centrale, les cinq nouvelles républiques indépendantes (Kazakhstan, Ouzbékistan, Turkménistan, Kirghizstan et Tadjikistan restent à des degrés divers, proches de Moscou.

L'éclatement de la république yougoslave, de son coté, dégénère en différents conflits violents dans les Balkans (Bosnie, Kosovo). Mais depuis, la Croatie a intégré l'UE et d'autres républiques indépendantes de la région se sont portées candidates.

La question d'une possible guerre civile en Ukraine, avec une intervention armée de la Russie est regardé avec beaucoup d'attention par les capitales européennes tout d'abord parce qu'elle se situe en Europe même, avec de multiples possibilités de dérapages plus ou moins contrôlés et avec le risque de s'affronter, en sous-main ou directement avec une grande puissance, la Russie.

Beaucoup d'analystes décrivent l'Ukraine comme un pays coincé entre deux blocs. Aujourd'hui, c'est une véritable passerelle géographique entre la Russie, avec laquelle elle partage plus de 1.500 kilomètres de frontière, et l'Union européenne, qu'elle côtoie sur près de 1.300 kilomètres à travers ses frontières avec la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie.

Sur le plan historique, l'Ukraine a longtemps été partie intégrante de la Russie sans réelle destin autonome : Kiev, l'actuelle capitale de l'Ukraine fut au IXème siècle, la 1ère capitale de la Russie et le siège originel des «tzars» ; bien plus tard, Nikita Khrouchtchev, successeur de Staline, lui-même géorgien, était ukrainien?

Le pays est par ailleurs fortement marqué par une division entre deux régions, l'ouest et l'est, très distinctes sur un plan ethnolinguistique. Les opinions politiques qui s'y expriment sont fonction de ces divisions, y compris dans le débat entre rapprochement vers l'UE ou la Russie. «Cette division de l'Ukraine entre une partie occidentale, orientée vers la Pologne, de tradition catholique qui pratique la langue ukrainienne et une partie orientale peuplée de russophones, de religion orthodoxe, qui a vécu longtemps des mines et des grands combinats communistes, s'était déjà manifestée dans les urnes après la ?Révolution orange? de 2004, les pro-occidentaux et les pro-russes se succédant au pouvoir», commente Daniel Vernet. Il faut également noter que les fractions politiques ukrainiennes qui ont accédé au pouvoir, toutes tendances réunies, sont peu efficaces, très véhémentes et surtout corrompues.

Sur le plan économique, les échanges en temps de paix sont extrêmement nombreux avec la Russie et surtout, l'Ukraine est le lieu de passage du principal gazoduc russe vers l'Europe. Du fait du conflit qui a déjà fait plus de deux mille de morts et 500 000 réfugiés, l'économie ukrainienne périclite et on prévoit une forte baisse du PIB en 2014.

Bras de fer Poutine / Obama

«Kiev, bien sûr, ne peut pas reculer. Le nombre de victimes et de dégâts l'oblige à obtenir la victoire militaire, ou la société ukrainienne se retrouvera elle-même face à l'épineuse question de savoir pourquoi elle a payé un prix si catastrophique. La guerre va laisser une économie nationale en ruine totale, déjà en piteux état auparavant, souligne Fedor Loukianov, l'un des responsables de la politique étrangère russe, l'Ukraine ne peut compter que sur l'aide extérieure. Mais personne ne possède la quantité de fonds nécessaire. La principale charge du sauvetage financier de Kiev devra, selon toute évidence, être assumée par l'Europe, mais cette dernière manque de liquidités». Pour ce responsable russe, «la seule issue sera diplomatique ou ne sera pas». A la table des négociations, quatre thèmes proposés par Moscou : «le premier concerne le système politique de l'Ukraine, qui garantirait à l'Est un statut spécial avec la conservation de ses particularités culturelles et historiques. Le second est celui du statut «neutre» de l'Ukraine, soit de son renoncement à intégrer l'OTAN, que la Russie considère comme une menace fondamentale. Le troisième concerne le vaste éventail de questions liées au gaz : les dettes, le prix, le transit, etc. Le quatrième thème touche à la relance économique de l'Ukraine après la guerre, ce qui est quasi improbable en cas de rupture complète des relations avec la Russie».

Ces propositions paraissent somme toute assez raisonnables pour servir de base à la négociation mais les Russes sont-ils de bonne foi ? Outre la «guerre couverte» menée par Moscou notamment dans le bassin industriel du Donbass ukrainien, il ne faut pas oublier le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie. Pour certains, Vladimir Poutine poursuit avec obstination un «programme politique revanchiste, révisionniste et réunioniste». L'idée serait d'élargir les frontières russes, de re-satelliser tout ou partie des Etats successeurs de l'URSS?

A l'inverse, les Etats-Unis n'ont pas fait mystère de favoriser au maximum les penchants séparatistes pour affaiblir la Russie. Georges Bush considérait ce pays comme un adversaire et non comme un partenaire et Obama suit la même ligne. Les Russes pensent que les états partenaires des Etats-Unis ne sont que leurs vassaux. Le dialogue n'est guère possible, relançant tous les calculs et les manœuvres de part et d'autres.

Et il est vrai que la vie politique ukrainienne vit sous de multiples pressions étrangères. En 2013, le président (démocratiquement) élu, Yanoukovitch était aussi réputé pour sa russophilie que pour sa corruption. Le mouvement d'abord populaire de la place Maidan, né à l'automne le chasse du pouvoir mais la fraction politique qui lui succède est rapidement fortement marquée par un discours belliciste et d'extrême-droite. L'actuel président élu dans des circonstances contestables, le milliardaire Petro Porochenko, bénéficie d'un soutien très actif de Washington qui est monté en puissance dans les sanctions antirusses.

Mais Barak Obama exclue à cette date toute intervention militaire directe. Outre les risques, son opinion publique n'accepterait pas, après les échecs ou semi-échecs de l'Irak et de l'Afghanistan, de voir à nouveau ses GI's envoyer dans des conflits très étrangers et très risqués. L'OTAN pourra fournir en plus grand nombre des armes, intensifier de façon provocatrice sa présence militaire en Pologne ou dans les pays balte mais elle n'interviendra pas et même des frappes aériennes sont aujourd'hui exclues. «Les troupes ukrainiennes sont donc seules dans cette guerre» commente Philippe Migault de l'IRIS.

UE : hésitations, suivisme, impuissance

Vladimir Poutine sait tout cela et il est déterminé à aller jusqu'au bout du bras de fer. D'autant que l'Union européenne n'est pas un poids lourd diplomatique dans la mesure où ses membres sont profondément divisés.

Les pays de l'est de l'UE, très antirusses poussent à accroitre l'aide militaire. Pour la présidente lituanienne Dalia Grybauskaité, «la Russie est en état de guerre avec l'Ukraine, un pays qui veut faire partie de l'Europe, ce qui signifie que Moscou est pratiquement en guerre contre l'Europe». Mais Ni Berlin, ni Londres, ni Paris ne sont sur cette ligne. On note même des différences notables entre François Hollande, plus proche des positions américaines, Angela Merkel qui recherche plutôt le compromis avec Poutine et David Cameron qui songe surtout aux très importants investissements russes dans la City londonienne. Mais tous savent qu'en matière énergétique, ce sont les Européens qui supporteraient un éventuel embargo russe sur le gaz. Au résultat, beaucoup de déclarations, mises en garde et ultimatums solennels, tous guère suivi d'effets? Mais que faire d'autre dans un conflit où l'Europe ne pèse pas politiquement mais qui menace très directement ce continent ?

Vue d'Europe, l'administration Obama a beau jeu de se montrer plus ferme, puisque que de toute manière une intervention militaire américaine est exclue. Des voix s'élèvent contre un alignement suiviste trop grand de la diplomatie européenne sur les vues de Washington. D'autres regrettent la mise au ban trop rapide de la Russie. La destruction en mars d'un avion de la Malaysia Air, trop rapidement et indûment mis sur le compte des insurgés ukrainiens prorusses, est loin d'avoir révélé tous ses secrets. «Merkel et Hollande devrait se rendre très vite à Moscou pour négocier sérieusement avec Poutine» suggère Alain Juppé. Mais cela voudrait dire se libérer de la tutelle de Washington?