Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Que faire de M. Rebrab ?

par Samir Bellal *

Par-delà les lectures politiques qu'elles peuvent susciter, la dernière sortie médiatique de M. Rebrab et la réaction officielle qui s'en est suivie par la voix du ministre de l'industrie, M. Bouchouareb, sont révélatrices d'une situation qui, loin d'être anecdotique, est caractéristique des rapports qui lient, depuis l'indépendance, le pouvoir politique et le capital privé dans notre pays.

En effet, même si la trajectoire économique récente du pays fait ressortir une tendance vers une ouverture formelle de l'accès au marché pour le capital privé, cette ouverture demeure cependant dans les faits fortement contrôlée, pour ne pas dire limitée. En l'occurrence, la limitation de l'accès se présente comme une composante constitutive du mode de gestion de la société dans son ensemble puisque, outre le capital privé, toutes les composantes actives de la société (organisations politiques, sociales, économiques ?) se trouvent confrontés à la volonté de l'Etat de continuer à s'ériger en tuteur de toute dynamique sociale.

Dans le champ économique, le déséquilibre dans les rapports entre Etat et société dite « civile » prend la forme d'un assujettissement absolu de la société économique au détenteur du pouvoir politique. Cet assujettissement a connu cependant ces dernières années une évolution dans ses modalités concrètes puisque, au contrôle bureaucratique direct et autoritaire qui a prévalu dans le passé s'est progressivement substitué, à la faveur de la libéralisation économique et sociale « formelle », un contrôle qui intègre de plus en plus d'éléments qui relèvent des mécanismes de marché. La subordination de la société économique au pouvoir politique se manifeste essentiellement par le fait que les relations économiques se trouvent souvent imbriquées dans les réseaux politiques clientélistes, rendant la notion même de concurrence dépourvue de tout sens. Ainsi, les performances économiques de l'entreprise privée dépendent plus de son appartenance à un clan, de ses relations clientélistes avec l'élite politique que de son efficacité productive. Le projet industriel de la décennie 70 ayant lamentablement échoué, on assiste, dans le sillage des tentatives d'ouverture entreprises durant les années 80 et 90, à la constitution de capitaux privés en quête de rentes et dont le principe de fonctionnement se résume à une règle simple : bâtir une relation spéciale avec la coalition qui contrôle l'Etat pour s'accaparer de manière directe ou indirecte une partie de la manne pétrolière. Cela est particulièrement vrai des entreprises qui activent dans le domaine des marchés publics, mais aussi des entreprises industrielles dont le développement s'explique davantage par leur proximité des sphères du pouvoir que par un effort d'accroissement de leurs performances productives. Dans le secteur privé, c'est l'esprit de rente qui prédomine, même si celui-ci change régulièrement de lieux et formes d'expression. Dorénavant, c'est au niveau des banques (publiques pour l'essentiel), le commerce extérieur et les marchés publics que la rente est immédiatement disponible. Ceci explique sans doute pourquoi ces espaces sont devenus des lieux où l'opacité et l'absence de transparence sont érigées en règle de conduite.

Comme dans tous les systèmes d'accès limité, le problème de l'articulation entre le politique et l'économique en Algérie est que celle-ci consacre le clientélisme comme mode d'action du politique dans le champ économique. Dans ce type de système, on observe une prédominance des relations sociales structurées sur un mode personnel, reposant sur des privilèges, des lois appliquées au cas par cas : le régime politique y manipule l'économie en vue de produire des rentes qui, à leur tour, renforcent la stabilité de la coalition dominante. La création systématique de rentes n'est pas seulement une simple tactique permettant à cette dernière de se maintenir ou de se renforcer, mais elle constitue la clé du contrôle de la société dans son ensemble. En Algérie, la stabilité de la coalition dominante est d'autant plus grande que l'essentiel des ressources qui financent la création de rentes est d'origine externe (rente pétrolière), rendant inutile le recours aux ponctions et autres transferts internes, porteurs de risques d'instabilité et de violence. Le caractère économique indéterminé de la rente pétrolière (son mode d'utilisation n'est pas soumis aux contraintes de valorisation qui régissent, dans une économie de marché, le profit et les salaires) ouvre en effet de larges possibilités pour que les impératifs politiques de pouvoir priment, jusqu'à prendre le dessus sur toutes les autres considérations.

La redistribution politique de la rente va bénéficier, en premier, cela va sans dire, aux différentes composantes constitutives de la coalition dominante ; mais elle va profiter aussi, bien qu'à un degré moindre, et à titre résiduel, à l'ensemble des couches non élitaires de la société.

L'attitude de l'Etat vis-à-vis du capital privé est ambivalente : conscient que la stimulation du commerce et l'encouragement de l'entreprise privée sont de nature à entraîner une hausse de la productivité et des surplus à distribuer, il n'ignore pas que pour accroitre la productivité, il faut libérer l'entrée et ouvrir l'accès, au risque de disperser les rentes et mettre ainsi la stabilité de la coalition dominante en péril. L'Etat Algérien est tiraillé entre ces deux tendances contradictoires, situation qui se lit dans l'absence, chez lui, de doctrine économique cohérente : tantôt, il ouvre le commerce et l'entrée à certaines marges, tantôt il les referme à d'autres. Tantôt, il est libéral, tantôt, il est interventionniste. Il n'est dès lors pas étonnant d'observer la facilité déconcertante avec laquelle cet Etat passe, en l'espace de quelques mois, et avec le même personnel politique aux commandes, du libéralisme le plus débridé au dirigisme le plus stérile.

L'imbrication des activités économiques et des réseaux politiques clientélistes peut avoir plusieurs degrés, mais, contrairement à ce que suggèrent le débat classique entre « libéraux » et « Etatistes », débat qui, dans sa version locale, a pour protagonistes T. Hafsi et O. Aktouf, la question n'est pas tant de savoir s'il faut plus ou moins d'Etat. La véritable question est celle de la forme des liens entre Etat et économie, entre le politique et l'économique : tant que la configuration de la relation privé-public est fondée sur des relations clientélistes, l'Etat sera fatalement le lieu idoine de l'inefficacité et du gaspillage, et l'instrument à travers lequel s'opèrent les ponctions et autres prédations. De ce point de vue, le projet de réforme libérale en Algérie renvoie, quant au sens à lui conférer, à l'expérience historique de l'Europe de l'émergence du capitalisme: instituer le marché compétitif en libérant les individus-entrepreneurs des relations de dépendance qui les lient au politique. Cette libération irait de pair avec la soumission, non à des personnes, fût-il le Prince du moment, mais à des règles, celles de la concurrence, qui tendraient à contraindre à l'efficacité économique. En somme, l'enjeu du changement économique et social serait d'instaurer des relations économiques concurrentielles qui affranchiraient ou libéreraient la sphère marchande de toute subordination aux hiérarchies politiques. Instantanément

* Maître de Conférences, Université de Boumerdès.