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Elections tunisiennes : quand Persépolis enflamme Carthage

par Abdelkader Leklek

Mais que viendrait faire Persépolis l'asiatique, la persane, sur les terres de Carthage, l'africaine, la punique ? Des noms fabuleux qui embaument fortement une odeur de mythologie. Et des personnages comme Elissa la phénicienne reine de Didon, venue de Tyr, au sud de l'actuel Liban, fondatrice de Carthage.

Les Cyrus et les Darius, rois Achéménides, fondateurs du premier empire perse. Et Hannibal et ses trois guerres contre Rome. Non, Persépolis qui a failli enflammer Carthage, n'a rien à voir avec tout ce légendaire merveilleux. Quoique. C'est un film de dessins animés, en noir et blanc, conçu et réalisé par l'iranienne Marjane Satrapi, que la chaîne de télévision privée tunisienne Nessma avait programmé et passé le vendredi 7 octobre 2011, en soirée. Soit 24 ans, jour pour jour, après le coup d'état médical de Ben Ali, et 10 mois après sa fuite en Arabie Saoudite. De quoi s'agit-il en fait ? C'est l'autoportrait d'une fillette, qui devenue adolescente a été témoin des changements intervenus en Iran depuis la chute de Mohamed Rédha Shah Pahlaoui. A 8 ans, à Téhéran à la fin des années 70, Marjane la petite fille est heureuse et libérée, comme le sont ses parents, de la chute du Shah. Tous s'enthousiasmaient de l'avènement de la période révolutionnaire nouvelle, qui s'annonce.

C'était enfin la réalisation de ce rêve tant attendu. Pourtant les choses ne se passent pas comme prévu. Les révolutionnaires commencent par régenter l'ensemble de la société, selon les canons de la pseudo chari'a, imposée depuis la victoire la révolution islamique de 1979, conduite par l'imam chi'ite Khomeiny. Les femmes qui aspiraient à liberté et à l'égalité sont contraintes de porter le tchador. Tous les espoirs s'estompent face au diktat des ayatollahs. Marjane jeune fille rebelle, résiste à sa façon en achetant et écoutant clandestinement de la musique rock. Mais dans la rue au moindre écart à la morale telle que entendue par les gardiens de la révolution islamique, elle est violemment rappelée à l'ordre comme toutes ses semblables. Redoutant la transformation de l'ensemble du pays en une prison pour femmes, les parents de Marjane l'envoient en Autriche afin d'y poursuivre sa scolarité dans un lycée français. Elle redécouvre la liberté et l'émulation intellectuelle, mais découvre aussi l'errance et la solitude. Le retour en Iran s'impose alors. Voici succinctement pour le pitch.

La chaîne tunisienne avait précédé la diffusion de ce film, d'une grande campagne d'annonces et de lancements qui avait duré une semaine. C'était selon des avertis de la chose, en communication politique sur la place de Tunis, sa façon de contribuer, à faire toucher du doigt et à faire virtuellement vivre les tunisiennes et les tunisiens dans une Tunisie gouvernés par des islamistes, en l'occurrence ceux du parti En-Nahdha, conduit par son leader Rached El Ghanouchi, de son vrai nom, Rached Kheriji. Mais aussi et surtout, par les tenants du courant salafiste- du parti Et-Tahrir, organisation non reconnue- qui s'étaient déjà manifestés le 26 juin 2011, violemment lors de la projection à Tunis du film: Ni Allah, ni maître, et avaient saccagé la salle de cinéma, CinemAficArt. La réalisatrice du film en question, Nadia El Fani, avait depuis, changé le titre de son film, qui s'intitule désormais, Laïcité Inch'Allah. Dans sa démarche d'opération alerte avertissement, avant qu'il ne soit trop tard, et d'accepter forcés le verdict des urnes, sans pouvoir rien n'y changer. La chaîne Nessma, avait pour faire plus vrai que vrai comme dirait l'autre, diffusé le film Persépolis, en sa version doublé en dialecte tunisien, en darija, pour que nul ne dise plus tard, que je ne savais pas. L'accessibilité au message véhiculé par le film avait été, de ce fait, rendue aisée.

Car l'enjeu était également pour les promoteurs de cette initiative, déterminant pour l'avenir de la Tunisie. La réaction à cette campagne d'information et de prévention, avant élection, s'il en est, ne s'est pas faite attendre. Puisque le surlendemain, c'est-à-dire le dimanche 09 octobre, deux à trois cents individus, pour la plupart barbus, selon plusieurs organes de presse, qui avaient rapporté l'information, se sont attaqués au siège de la chaîne de télé, en utilisant, juste un quart d'heure après le début de la diffusion du film, les réseaux sociaux que propose Internet, pour contester et dénoncer cette programmation, et se donner rendez-vous, le samedi 8 octobre. En conséquence à cet assaut, le 12 octobre, Nabil Karoui P D G de Nessma TV présentait ses excuses de cette manière : ?'Je présente mes excuses au peuple tunisien pour la diffusion sur Nessma TV, de la séquence controversée et jugée blasphématoire, représentant Dieu dans le film d'animation franco-iranien «Persépolis» et je considère cela comme une erreur qui ne se répètera pas''. Malgré cela et plus encore, le 14 octobre vers 20 heures trente, heure algérienne, une information relayée par plusieurs chaînes de télés et pas seulement, informait, qu'une centaine de personnes, munies de cocktails Molotov et de bombes lacrymogènes venaient de forcer la porte de la maison Karoui, de la saccager entièrement et de l'incendier partiellement.

Ses voitures ont été incendiées. Son épouse et ses enfants ont pu échapper de justesse à cette attaque.        

Pour avoir une lisibilité nette de pareilles réactions à la diffusion de cette animation irano-française, cartoon, sans plus, sa trame historique éclaire et renseigne, sur beaucoup de zones d'ombre, entretenues par la sublimation du sujet. Si, faisant fi du forcing politico religieux iranien, en 2007 le festival de cinéma de Cannes fit honorable accueil à ce film. La même année, la Thaïlande avait du céder aux pressions de l'Iran et retirer le dessin animé «Persépolis» de la sélection du Festival international du film de Bangkok de juillet 2007.

 Cette pression iranienne s'est ces jours-ci faite également entendre en Tunisie. Puisque le 12 octobre 2011, le service d'information de l'ambassade d'Iran à Tunis a fait part de son étonnement face à la diffusion du film d'animation franco-iranien, intitulé «Persépolis», «considérant ce film diffusé récemment par la chaîne privée, Nessma TV, comme étant hérétique, dès lors que son contenu est attentatoire aux credo religieux, de même qu'il donne une fausse image de la société iranienne. Et de dire, que cela, constitue un épisode d'une série de tentatives entreprises ces dernières années par le lobby médiatique international dans le dessein d'entacher la religion islamique». Il est à relever par ailleurs, que pour accentuer et maintenir la pression, une plainte contre Nabil Karoui, contre sa chaîne de télé et contre certains journalistes et techniciens a été déposée, par au moins 150 personnes dont des avocats, proches du parti islamiste En-Nahda, pour atteinte à la religion musulmane. Cette ambiance délétère et asphyxiante, ne reflète pas ce qu'affirment les politiques tunisiens en lice pour la constituante, encore, moins ce qu'attendent dans leur majorité les tunisiens. Neuf mois après la fuite du généralissime président Ben Ali, la campagne électorale, en vue de l'élection des membres de la constituante, prévue pour le 23 octobre 2011, a débuté le samedi premier, du même mois et se clôturera le 21.

De l'avis de tous les animateurs du challenge électoral, cet évènement marquera l'histoire contemporaine de la tunisie. Car selon ces derniers, les membres élus à la constituante auront pour tache de préparer les institutions de la Tunisie nouvelle. Ils sont 10937 candidats répartis en 1424 listes dont 787 appartenant aux partis, 587 aux indépendants et 54 représentent des listes de coalition, pour 217 sièges mis en compétition. C'est-à-dire, beaucoup d'appelés et peu d'élus. Côté financement public, le ministère des Finances a débloqué 9,5 milliards pour financer cette campagne, les listes selon les circonscriptions obtiennent 35 ou 25 dinars sur chaque 1000 électeurs. Historiquement la culture politique tunisienne est très marquée par le militantisme syndical, dont les bâtisseurs sont le martyr Farhat Hached, compagnon de Bourguiba, pour l'indépendance de la Tunisie, et aussi leur alter ego, Habib Achour, qui souvent, courageusement, avait dit non, aux oukases du combattant suprême et sauvegardé ainsi l'indépendance la centrale syndicale UGTT. Et par les mouvements estudiantins de l'Union Générale des Etudiants Tunisiens, particulièrement, qui donnera beaucoup de ministres à la Tunisie indépendante, dont Mohamed Sayeh, plusieurs fois ministres et surtout directeur du Parti Socialiste Destourien, et Tahar Belkhodja qui fut ministre de l'intérieur. Ces deux organisations ont toujours fait contre poids, même parfois accommodant, que cela soit à Habib Bourguiba ou bien à Ben Ali. C'est une culture militante ancrée à gauche et assise sur des segments essentiels qui sont l'éducation, la santé et le travail. La nouvelle donne, dans cette première élection pluraliste et libre, depuis l'indépendance en 1956, se singularise, par l'arrivée des islamistes, comme force, sur la ligne de départ du challenge pour remporter le scrutin, du 23 octobre. Les grosses formations politiques motrices tractantes, qui convoitent un nombre important de sièges, sont le Ettajdid ou le pole démocratique et moderniste, PDM, Al Qotb, dont l'ancêtre est le parti communiste tunisien fondé en 1920.Ce pole démocratique, sous la bannière duquel le mouvement se présente avec d'autres partis défend un projet de société qui vise à fonder les institutions de la nouvelle République tout en préservant et en renforçant les acquis modernistes et progressistes de la Tunisie.

D'ailleurs son principal animateur Ahmed Brahim, universitaire professeur de linguistique comparée, dit dans une interview accordée à l'hebdomadaire tunisien Réalités :« Nous constatons des tentations de mêler le religieux et le politique avec le risque que cela implique de ramener notre société des siècles en arrière. Or, nous sommes pour une démarche moderniste qui sépare clairement le sacré du profane. La Tunisie doit être enracinée dans son identité tout en étant ouverte sur les principes universels des droits de l'homme, ce qui n'est nullement une contradiction». Le deuxième parti c'est En-Nahdha, parti islamiste, que tous les sondages, la rue, la rumeur, la manipulation et la désinformation, accréditent d'un fort score et beaucoup de sièges à l'assemblée constituante.

Ce mouvement prône pour la Tunisie; la liberté, la justice et le développement. En direction de la jeunesse, qu'il sait être le meilleur investissement, pour la vie même de ce courant politique, ce mouvement proclame promouvoir un projet où la jeunesse demeurera maître de soi, émancipée, indépendante et preneuse de décision. En soulignant que le parti En-Nahdha soutient la jeunesse, toutes catégories confondues, et ne rejette aucunement toute œuvre artistique, quelle qu'elle soit. Néanmoins, la parade est connue. D'autres partis du même courant, dans la sphère géographique arabo-musulmane l'avaient, avant diverses élections, affirmé, mais une fois élus, tout fut remis en cause.

La troisième formation est conduite par le parti communiste ouvrier tunisien, le PCOT, dont le secrétaire général depuis le congrès de juillet 2011, est Hama Hamami, qui souvent, durant sa courte vie, né en 1952, il avait connu les geôles sous Bourguiba et plus encore du temps de Ben Ali, jusqu'au bout, puisque le 12 janvier 2011, il fut emprisonné, pour être libéré le 14, jour de la fuite de son geôlier. Ce parti avait décidé, lors de ce congrès de garder le substantif communiste, pour préserver son histoire et conserver la mémoire du sacrifice de tous les communistes tunisiens pendant 50 ans, persécutés.

Il y a aussi le Ettakatol, social démocrate, conduit par Moustafa Ben Jaafar issu du Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés FDTL, cette formation présente un programme de campagne contenant 100 propositions, classées selon ces six axes: -une deuxième République fondée sur une nouvelle Constitution qui conserve les acquis, et rompt avec la dictature-, -de nouveaux principes de gouvernance pour l'instauration de l'Etat de droit-, - des approches nouvelles et pionnières en matière de politique étrangère-, -un nouveau modèle de développement pour une économie solide et solidaire-, -un projet de société pour une vie digne- et un cadre de vie harmonieux pour une société citoyenne-. Le FDTL est pour un régime présidentiel, avec un président élu pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois, et qui n'exercera pas le pouvoir exécutif mais jouera un rôle d'arbitre. Enfin il y a en course le Parti démocrate progressiste (PDP) de sa secrétaire générale, madame Maya Jribi. Celui-ci défend le concept d'une économie réelle qui crée de la croissance et de l'emploi, et non pas une économie spéculative. Une économie qui répondrait aux premiers besoins des tunisiens : emploi et vie digne, et qui redistribue d'une manière plus juste les richesses.

Ce programme réclame par exemple la suppression des obstacles à la création d'entreprises. Pour ce parti crée initialement en 1988, par d'anciens marxistes sous l'appellation de Rassemblement socialiste progressiste, une telle proposition en dit long sur les mutations que connaît la tunisie. Ce parti est critiqué par beaucoup d'observateurs de s'être éloigné de son essence matricielle, car il a reçu dans ses rangs des anciens du Rassemblement Constitutionnel Démocratique de Ben Ali, et n'a pas refusé de recruter des islamistes «modérés» transfuges. D'ailleurs son fondateur Ahmed Najib Chabbi au cours d'un meeting organisé, dimanche 18 septembre 2011 à Hammamet, avait réaffirmé l'attachement du PDP à l'identité arabo-musulmane de la Tunisie qui est, selon cet avocat de profession, l'objet de l'unanimité de toutes les forces politiques, insistant sur l'importance de l'action au service de l'édification d'un Etat arabo-musulman moderne, ouvert et démocratique. Mais toutes ces formations politiques, n'avaient pas été, malgré leur activisme politique, qui dure pour certaines depuis une cinquantaine d'années, leaders lors de la révolte des tunisiens de l'hiver 2011. Et pour l'histoire ce sont les avocats de Tunisie, qui au péril de leurs vies, avaient affronté le système Ben Ali, avant que le peuple ne suive. Les femmes également dans leurs diverses associations et corporations avaient contraint Ben Ali à partir, ainsi que toute la société civile, avec, à sa tête l'UGTT. L'élite tunisienne, ne fut pas du reste.

D'ailleurs, après l'attaque du siège de Nessma, et le saccage et l'incendie du domicile de son directeur, pour la diffusion de Persépolis, une imposante manifestation,de soutien, s'ébranla le dimanche 16 octobre de la place Pasteur vers la Place des Droits de l'Homme à Tunis en passant par l'Avenue Habib Bourguiba pour s'arrêter devant le siège de Nessma afin de chanter l'hymne national avant de reprendre la direction de la Place Pasteur. Elle était organisée par des hommes et des femmes et peu de représentants de partis politiques, sous le mot d'ordre :«Aâtakni», c'est-à-dire, «donne-moi ma liberté», ce message en dit, intelligemment, long sur l'avenir. Sur les banderoles de la protestation, on pouvait lire, -Non à l'extrémisme, non à la violence, non à la répression-, -oui pour la liberté de presse-, ou bien touche pas à ma liberté. A interroger pareille expression de refus de commandements intimidants, se dérouler sur la plus grande avenue de Tunis, il serait difficile à Persépolis d'enflammer Carthage. Les brûlots de l'embrasement viendraient vraisemblablement, de ceux qui sont contre la liberté, et toutes les libertés, s'ils venaient à remporter la majorité des 217 sièges à l'élection de l'assemblée constituante le 23 octobre 2011, c'est à dire, dans trois jours. Alors attendons pour voir. C'est un souci amical de bon voisinage.