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La parole contre le chaos

par Brahim SENOUCI

Un ami africain, parlant de son pays, me dit: « Notre passé est tragique, notre présent est catastrophique. Heureusement que nous n'avons pas d'avenir! » J'aurais sans doute pu dire ça de l'Algérie, sur le mode de l'humour, de l'amertume, de la blessure. Personne ne contestera la validité de la qualification du passé et du présent. Pour autant, faut-il insulter l'avenir?

La réponse est non.

Il faut cependant dresser un constat lucide, celui de la faillite d'un système. Je ne donne pas au mot système la signification qu'on lui accorde généralement, un pouvoir politique autoritaire et prédateur. Par système, j'entends la relation complexe, mélange de haine et de complicité, qui lie la société algérienne à ceux qui la gouvernent. Complicité? Le mot est lâché. Au-delà du discours critique qui constitue l'alpha et l'oméga des conversations de rue et de cafés, l'attitude de la population algérienne peut se résumer par la paraphrase d'un bon mot qui courait autrefois dans l'Algérie socialiste de feu Boumediene. Face à des fonctionnaires se plaignant de la modestie de leurs salaires, un représentant du gouvernement leur répliquait: Vous faites semblant de travailler; nous faisons semblant de vous payer. Aujourd'hui, c'est le peuple qui apostrophe les hommes du pouvoir en leur disant: Vous faites semblant de nous gouverner; nous faisons semblant de vous détester et de travailler à votre disparition.

Dans le sillage du printemps arabe, des Algériens (qui n'en sont pas à leur première erreur sur l'état de la société dont ils prétendent prendre les rênes) avaient cru bon de lancer un mouvement de rue sur le modèle égyptien ou tunisien. Leur initiative a tourné court, face à l'hostilité de la majorité de la population. La raison principale est peut-être la peur d'un retour de la déferlante de la décennie 1990, ce dont personne ne veut. Mais il y a de manière plus générale un conservatisme presque pathologique. Le sentiment prégnant est que le changement en Algérie est toujours synonyme de catastrophe. Alors, les gens préfèrent garder un présent médiocre, sans perspectives, mais somme toute confortable au regard des dangers dont est lourde, à leurs yeux, la moindre tentative de bousculer un ordre, ou plutôt un désordre établi. Alors, ils se contentent de mouvements d'humeur, de flambées de colère sporadiques, en se gardant bien de donner à ces manifestations le moindre caractère politique. D'ailleurs, à l'occasion de ces poussées de fièvre, tout le monde en prend pour son grade, aussi bien le pouvoir que ses opposants fantomatiques.

Ainsi va notre société, vivotant dans la haine de sa situation et la peur d'en changer...

Sans doute n'avons-nous pas pris la mesure de l'extraordinaire succession de traumatismes subis par notre peuple. Asservi, enfumé, emmuré, analphabétisé, pendant l'occupation coloniale, il n'en sort que pour tomber sous la coupe de régimes dictatoriaux lui intimant le silence. Il n'a donc pas quitté le costume de l'indigène cauteleux rusant avec ses maîtres et avec ses compatriotes pour dérober un peu des fruits du verger interdit. Loin de s'ériger en citoyen investi dans son devenir, l'Algérien reste cantonné en lisière de son pays, en marge de son devenir, inventant sans cesse des ruses pour ne pas prendre en charge son destin, préférant la quête désespérée d'un père qui le déchargera du souci du lendemain.

Ce père n'est pas arrivé. Il n'arrivera jamais. Les héros n'existent pas. Il existe des actes d'héroïsme. Celles et ceux qui ont rejoint les maquis pour affronter l'armée la plus puissante d'Europe en ont accomplis. Ils ont réussi dans leur folle entreprise de vaincre l'ennemi et de libérer le pays. Quel dommage que bon nombre d'entre eux aient cru que les recettes qui ont mis à bas le colonialisme restaient valables pour la gestion du pays. Ils l'ont gouverné comme s'ils étaient encore en guerre, interdisant la liberté d'expression, pourchassant les intellectuels, édictant des normes de plus en plus étouffantes, assassinant la création et l'art parce que perçus comme des germes de contestation et de désordres. Ils avaient si peu confiance dans ce peuple qui les avait abrités, nourris, soutenus, ce peuple qui les avait fêtés dans une liesse extraordinaire qu'ils l'ont immédiatement remis dans la cage dont ils étaient censés l'avoir libéré... Alors, ce peuple acculturé, traumatisé, ignorant, a abandonné toute velléité de participation aux affaires de son pays. Il s'est peu à peu recroquevillé sur lui-même dans une attitude de prostration dont il ne sort que pour hurler sa colère et sa frustration dans des émeutes sans lendemains. Il a aussi pris le parti de la harga. Plus récemment, un phénomène de plus en plus préoccupant est en train de se banaliser. Il s'agit des immolations par le feu. Ces suicides théâtraux sont un indicateur extrêmement inquiétant de l'état de notre société.

Comme à son habitude, le pouvoir, en bon père attentionné et fouettard, réagit en augmentant les salaires (tant pis si c'est de la monnaie de singe!), en s'épuisant à construire des logements et à donner des crédits pour acheter des biens de consommation. Il ferme les yeux sur les infractions à la loi de plus en plus nombreuses commises par des citoyens qui s'accaparent des espaces publics, installent des marchés improvisés, ferment des routes... Il lui paraît que, ce faisant, il permet au volcan de respirer en libérant un peu de sa lave, repoussant ainsi l'explosion dévastatrice.

Mauvais calcul, qui mène l'Algérie vers un gouffre. Les responsables politiques doivent prendre la mesure de la détresse de leur peuple. Il faut qu'ils réalisent que ce n'est pas seulement de manger qu'il a besoin. Il a aussi, peut-être surtout, besoin de retrouver une dignité, un sens. Il faut qu'ils permettent à la société d'exprimer ce qu'elle refoule depuis des décennies, son mal de vivre, sa haine d'elle-même et du mépris dont elle est l'objet de la part de ceux qui la gouvernent, mépris qu'elle rencontre aussi chez ceux qui, tout en contestant le pouvoir actuel, partagent avec lui la crainte mêlée d'hostilité que la société leur inspire.

Qui a exprimé sa sympathie pour les morts d'El Bayadh? Qui a rendu visite aux parents du jeune lycéen ou de la jeune femme chassée de son appartement qui se sont immolés par le feu, pour leur manifester au moins de la sympathie? Quel opposant s'est rendu auprès d'eux? Nos gouvernants sont bien plus réactifs quand il s'agit d'envoyer des télégrammes de condoléances à des dirigeants de pays victimes de catastrophes naturelles.

La situation en Algérie relève du drame. Prenons garde qu'elle ne vire au tragique!

Rendons la parole au peuple. Il me semble qu'une catharsis nationale serait utile. Il faut que les gens puissent dire l'enfer qu'ils ont vécu, sous la colonisation et durant les années du terrorisme. En particulier, le silence qui est maintenu autour de cette dernière période est à proprement parler mortifère. Il faut faire sauter le verrou et laisser les Algériens vomir leurs peurs, leurs frustrations et, à la faveur de cette libération du Verbe, se découvrir dans l'autre, se reconnaître comme communauté et se réaliser comme Nation.